Le design des choses à l’ère du numérique
mai 10th, 2020 Posted in Design, LectureTout juste embauché à l’École supérieure d’art et de design d’Amiens, je me souviens d’avoir assisté à un concours d’entrée où certains postulants pouvaient, avec grand sérieux, expliquer qu’une automobile rouge et profilée relève plus du design qu’un modèle familial ou utilitaire. C’était très drôle, mais pour moi qui étais avant tout emprunt d’une culture de l’art « noble », bien éloignée des questions industrielles, les choses étaient à peine plus claires et, je l’avoue, l’idée que je me faisais des designers était essentiellement celle de créateurs de lampes et de fauteuils, des gens qui tentent d’apporter des solutions fonctionnelles et esthétiques élégantes à des problèmes pragmatiques. Ce n’est pas tout à fait faux, bien sûr, et après tout le luminaire et le fauteuil occupent une place symbolique importante dans l’Histoire du design, mais c’est peu dire que d’admettre que ma vision des choses était ignorante et limitée. Cette vision a progressé grâce à un certain nombre de rencontres, dont celle de Jean-Louis Frechin, fondateur de l’agence Nodesign.
C’est à l’Ésad que j’ai rencontré Jean-Louis, qui y enseignait déjà quand je suis arrivé, et qui comme moi ou comme notre collègue Jean-Marie Dallet, évoluait dans le monde de la création numérique et notamment, du cd-rom1.

Jean-Louis défendait déjà à l’époque que le design pouvait être autre chose qu’un travail sur la forme ou l’usage d’objets matériels, et que la réflexion sur une interface informatique, par exemple, relevait absolument du design. Ignorant que j’étais, comme je l’ai dit, et bien que je me passionnais pour les questions esthétiques amenées par l’interactivité, ça me semblait une position particulièrement originale et intrigante. Le temps a totalement donné raison à Jean-Louis mais les malentendus persistent puisque, si l’on met le mot design à toutes les sauces, ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi, c’est souvent en lui associant des spécialisations : design culinaire ; design d’innovation ; design stratégique ; design d’expérience ; design événementiel ; design numérique… Or si ces mots se rapportent à des objets distincts et si leur existence n’est pas absurde2, il serait dommageable d’oublier qu’ils ont en commun une manière de s’emparer des problèmes et de travailler : le design, donc.
Dans son livre Le design des choses à l’heure du numérique, Jean-Louis Frechin résout joliment la question de la spécialisation :
(…) le designer n’est pas tant comme on l’entend souvent de manière naïve un généraliste, mais plutôt un créateur dont la mission est d’apprendre à devenir le spécialiste des défis qui lui sont proposés, c’est à dire à avoir la capacité à interpréter de la connaissance. Les bons designers sont habiles à transformer la connaissance en action.
Le design des choses à l’heure du numérique, p238
Jean-Louis publie régulièrement des chroniques dans Les Échos, exprime sa manière de voir par des conférences, des articles, des expositions, ou encore par sa production, mais avec Le design des choses à l’heure du numérique, il a pris le temps de développer de manière généreuse sa vision de l’Histoire, de l’actualité et de l’avenir du design. Loin de ne prêcher que pour la paroisse à laquelle on associe son auteur — les design interactif —, ce livre commence par établir une généalogie historique érudite des débats et des cultures (Arts & craft, Italie, France, Bahaus, États-Unis,…) du design. Il se termine par la question du numérique, bien sûr, mais aussi des défis industriels, écologiques ou anthropologiques qui secouent le domaine.

Le livre fourmille de références mais n’est ni un simple historique, ni une énumération, ni un ouvrage purement théorique, car même s’il ne méconnaît ni les créateurs, ni les philosophes et les théoriciens du design, l’auteur revient toujours à la question de l’action : c’est bien l’ouvrage d’un praticien de sa discipline. Par plusieurs entrées, Jean-Louis Frechin expose sa vision des enjeux du design, une vision plutôt ouverte que je ne vais pas tenter de réduire en une phrase ici mais qui en font à la foi un ouvrage de référence et la philosophie personnelle que l’auteur a de son métier.
- Nous évoluions dans des sphères distinctes, lui dans l’édition de cd-rom culturel, et moi dans l’art contemporain, au sein de la bande d’un autre Jean-Louis, l’artiste et universitaire Jean-Louis Boissier. Mais nous avons fini par collaborer sur deux cd-roms des Petits débrouillards, chez Montparnasse Multimédia [↩]
- Je m’interroge tout de même sur le sens de la locution design thinking, que je trouve particulièrement obscur, puisque si le design est la réflexion sur les objets, on voit mal pourquoi y associer le mot thinking : tout ça semble un peu redondant. [↩]