Victime de piraterie, le cinéma est en grande forme
janvier 27th, 2009 Posted in indicesLe Centre National de la Cinématographie se félicite des chiffres records du cinéma en France : 6,2 % de fréquentation des salles en plus (188 millions d’entrées) et une part de marché de 45,7% pour les films français qui dépassent d’une courte tête les films américains pour la seconde fois en vingt-deux ans (le précédent date de 2006).
Le portail european creative industries tempère ces bonnes nouvelles avec une remarque que je trouve assez intéressante :
Ce n’est pas le nombre de téléchargements illégaux qui m’intéresse ici, mais l’emploi automatique de poncifs relatifs au sujet.
Premier cliché journalistique (cliché qui n’est pas réservé à ce sujet), il faut assortir toute bonne nouvelle d’un « bémol ». Cet effet de style ressemble presque à une superstition, comme si l’absence de contrepoint, de mauvaise nouvelle, pouvait amener le mauvais œil, ou comme s’il existait un fragile équilibre cosmique à respecter en cherchant un peu de mauvais dans le bon, un peu de scepticisme dans la certitude.
La structure du bon article journalistique n’est donc pas « thèse / antithèse / synthèse » ni « introduction / développement / conclusion » mais « accroche / nouvelle / bémol » (où la « nouvelle » est généralement une dépêche AFP ou un communiqué de presse).
Le Second poncif est cette affirmation d’une évidence de l’effet du piratage des films sur Internet : puisqu’il est admis que le piratage nuit à l’industrie, puisque l’on sait que ce piratage existe, et bien que l’on sache que l’industrie se porte bien, on peut supposer que le succès de l’industrie aurait été bien plus grand si ce piratage n’existait pas. L’argument est autoréférent et aucun commencement de preuve n’est fourni. Et peu importe si cette étrange déduction n’émane que du journaliste (à moins que j’aie mal lu, le site du CNC n’en parle absolument pas et nous ne saurons jamais qui sont « les professionnels du cinéma » dont les réserves sont ici évoquées) et qu’elle est pour le moins irrationnelle : le nombre d’entrées au cinéma ne cesse de croître depuis son pire passage à vide historique, en 1992… C’est à dire, pour l’anecdote, au moment de la naissance d’Internet pour le public.
Entre 1992 et 2008, alors que le nombre d’Internautes, et donc la part potentielle du pirarage de musique et de cinéma, augmentait, le nombre d’entrées en salles a progressé de près de 80%. Les chiffres pourraient donc être interprètés de manière bien différente, on pourrait par exemple se dire que l’augmentation de la diffusion illégale des films est proportionnelle à l’intérêt croissant du public pour le cinéma. Ou bien se dire que les gens qui téléchargent vont tout de même au cinéma. Ou au contraire que ce ne sont pas du tout les mêmes personnes qui téléchargent et qui vont au cinéma. En l’absence d’étude sérieuse et non destinée à conforter un préjugé, comment savoir ? Tout ce qui est certain, c’est que tout film téléchargé illégalement ne représente pas forcément un manque à gagner, il est probable que la plupart des gens qui ont téléchargé un film donné n’auraient pas payé pour aller le voir en salles s’il n’avait pas été disponible en téléchargement, parce que l’on peut être curieux d’une œuvre sans vouloir pour autant payer pour elle, de même que si l’on interdisait la diffusion de musique à la radio ou à la télévision, les gens ne se rueraient pas nécéssairement chez les disquaires pour compenser. Et par ailleurs, certaines oeuvres de l’esprit, bien plus nombreuses qu’on peut se l’imaginer, ne sont disponibles que dans des éditions anciennes et rares (VHS, laserdisc, vynil) ou ne pourront même jamais être éditées (enregistrements clandestins de concerts). Dans ces cas, le manque à gagner que représente le piratage n’est pas si évident à évaluer et il est même probable que la diffusion illégale puisse servir d’indice pour évaluer la popularité d’une œuvre et pour juger de la pertinence qu’il y aurait à la rééditer. Quand aux gens qui collectionnent les cassettes pirates des concerts de Frank Zappa, de Tom Jones ou de Prince, ce sont aussi les meilleurs clients « légaux » de ces artistes.
Le péril que représente le piratage pour l’industrie de la culture n’est pas seulement exagéré, il est sans doute inexistant voire même, à l’inverse de ce que dicte le « bon sens » (cette terrible machine à mal réfléchir), positif, ainsi que l’affirme un récent rapport commissionné par le gouvernement néerlandais qui estime que le téléchargement illégal rapporte cent millions d’euros par an à l’économie du pays.
Il est assez savoureux qu’on utilise constament le terme « pirate » pour qualifier les personnes qui téléchargent illégalement des fichiers. Le pirate est une figure extrèmement ambivalente dans la culture populaire. Il a une activité négative (vol, détournement, enlèvements,…) mais il est libre, et notamment libre de ses mouvements. Il crée ses lois, il ne craint pas les excès ni l’aventure, il échappe aux normes sociales, politiques, religieuses et même sexuelles — ce qui explique le nombre non-négligeable de femmes pirates en littérature et au cinéma.
En général, il est sympathique, et même l’affreux Long John Silver, dans l’Île au trésor de Stevenson, nous intéresse bien plus que les membres « intègres » de l’équipage de l’Hispaniola.
Le pirate que chacun de nous a en tête n’a rien à voir avec les véritables pirates (historiques ou actuels d’ailleurs), il ressemble à Douglas Fairbanks, à Errol Flynn ou à Johnny Depp.
Et ce pirate qu’on accuse à présent de tuer le cinéma est pourtant un des premiers personnages à avoir fait vivre le cinéma de fiction, à égalité avec le cow-boy.
21 Responses to “Victime de piraterie, le cinéma est en grande forme”
By Hobopok on Jan 27, 2009
Je crois avoir lu (à mon tour je manque de références précises) que certains grands groupes d’édition et des auteurs commencent à s’en prendre aux bibliothèques en leur reprochant de ne pas respecter les droits à la propriété intellectuelle. C’est bien connu, plus les gens lisent de livres, moins ils en achètent.
By Jean-no on Jan 27, 2009
Déjà, il y a cinq ans (environ) une loi a été votée pour rendre le prêt payant pour les bibliothèques publiques. Je suppose que la rémunération est forfaitaire (j’emprunte le dernier Appollo, mais c’est Marc Lévy et Van Hamme qui se partagent les cinq centimes de droit d’auteur)… Régulièrement il y a des annonces de grogne des éditeurs contre les bibliothèques de prêt, dans le but d’augmenter cette redevance. C’est assez triste d’imaginer que les américains ont une loi qui les protège de ça depuis deux siècles (le « Fair Use » de Thomas Jefferson) et que nous, non.
By Riri on Jan 28, 2009
Excellent article. Je défends le piratage auprès de mon entourage depuis le début de l’ère internet. Pirater c’est partager le savoir de l’humanité.
Au nom de l’argent roi on voudrait nous faire croire que « voler » des oeuvres d’arts, cinématographiques ou littéraires c’est mal pour l’auteur. Moi j’ai plutôt l’impression que c’est l’argent qui est mauvais pour l’art. Pour reprendre (à ma manière), Yves Michaud, je pense que l’Art c’est gazéifié avec l’introduction progressive du pognon dans les sphères culturelles.
Par ailleurs on aborde jamais le piratage du point de vue des habitants des pays pauvres ou émergents. Qu’est ce qu’on en pense à Haïti ou en Inde ? Doit-on leur interdire l’accès à la culture au nom de l’engraissement des capitalistes (occidentaux pour la plupart) du cinéma ou de la musique ?
Enfin, je pense que la lutte contre le piratage est aussi un prétexte pour museler un des rares espaces d’expression libre que représente encore internet (tout du moins en France. En Chine ils ont déjà régler la question depuis longtemps).
By Jean-no on Jan 28, 2009
J’aurais du mal à être aussi définitif ;-)
Le droit d’auteur a été un sacré progrès pour les artistes, mais il est vrai qu’il se fait parfois au détriment de la création et en dépit du bon sens. Ceci dit il semble impératif qu’il connaisse une mutation. Laquelle, je ne sais pas.
By antoine bablin on Jan 28, 2009
j’ai l’impression que produire ou créer de la culture est en passe de devenir un hobby du dimanche. Le chanteur starac par plaisir ou par sadomasochisme, le journaliste blog,le vidéaste youtube. Le tout sponsorisé. De ce pas, retournons à la pêche !
By Hobopok on Jan 28, 2009
Ben alors, jean-no, où est ton sponsor ?
By Jean-no on Jan 28, 2009
@Hobopok : Mais oui; où est-il cet animal ? Il ne s’est jamais présenté. Il me doit plein de sous.
@Antoine : sponsorisé, non, je dirais organisé/exploité. Quand quelqu’un contribue bénévolement à offrir du contenu aux portails de blogs, aux trucs collaboratifs commerciaux, etc., il n’est pas sponsorisé, il est plutôt exploité.
La création comme hobby est pourtant quelque chose de très intéressant et de très précieux, car chacun s’approprie la créativité plutôt que de la consommer ou de la subir simplement.
By Le mec de la bibliothèque... on Jan 29, 2009
« La loi du 18 juin 2003, entrée en vigueur le 1er août 2003, instaure une juste rémunération des auteurs et des éditeurs en raison du prêt de leurs livres en bibliothèque. Grâce au plafonnement des rabais, les fournisseurs de livres financent, pour une part, le droit de prêt à raison de 6% du prix public hors taxe des livres vendus, l’autre part étantversée par l’État… »
By Jean-no on Jan 29, 2009
Mais les bibliothèques paient sur chaque prêt non ? Je ne trouve pas évident de comprendre le détail de cette loi.
By pa on Jan 29, 2009
Étant moi-même un « gros téléchargeur » de film je peux affirmer que nombre de films que j’ai pu voir au cinéma cette année ont été conditionnés par des films téléchargé.
J’entends par là que les téléchargements ont eu un effet éducateur que je n’aurais jamais pu avoir avec l’industrie cinématographique. Par exemple je ne serais jamais allez voir les plages d’Agnès si je n’avais pas visionné certains de ses films auparavant via le téléchargement.
By Le mec de la bibliothèque... on Jan 29, 2009
Non, ce sont les achats qui sont taxés, pas les prêts. Avant la loi, il n’y avait aucune rémunération des auteurs sur le prêt des oeuvres par les bibliothèques et les libraires en marché avec les bibliothèques fixaient librement les ristournes (souvent importantes de l’ordre de 25 à 30 % du prix public)… Aujourd’hui un libraire ou un fournisseur n’a plus le droit de proposer des ristournes, elle sont fixées par la loi à 6%, le fournisseur doit déclarer à la sofia les achats des bibliothèques et reverser une partie de la somme… Plus de détails sur le lien suivant :
http://www.sne.fr/pdf/Nouveaux%20PDF/RepartitionSofia2007.pdf
By Bishop on Jan 29, 2009
Merci Jean No pour cette notule. Cela fait toujours plaisir de vous voir résister contre ces raisonnements aussi faciles que fallacieux.
Il est vrai que la figure du pirate est assez amusante en raison de son ambivalence. Je me pose d’ailleurs une question, à la base ce terme de pirates ne faisait-il pas référence uniquement aux hackers? Avec l’émergence de Napster et des réseaux p2p il aurait ensuite englobé ces utilisateurs pour lesquels il n’y avait pas de terme, ou y-a-t-il une autre histoire là dessous?
(En lien un petit coup de gueule sur ce thème, mais plus dans le domaine musical).
By Jean-no on Jan 29, 2009
Il me semble qu’à l’époque des disquettes et des Atari/Amiga on parlait déjà de piratage pour qualifier les échanges de logiciels (alors que deux trois ans plus tôt on ignorait que c’était illégal). Mais ma mémoire peut me trahir.
La revendication du piratage, les pages web noires à tête de mort, c’était bien le truc des hackers en tout cas.
By Hobopok on Jan 29, 2009
Et bravo Bishop pour l’emploi du joli terme « notule » qui se fait rare.
By Jean-no on Fév 1, 2009
@Mec de la bibliothèque : merci de ces précisions, je comprends mieux.
Un exemple concret de dérives dans le domaine du cinéma : en école d’art, nous sommes censés ne montrer à nos étudiants que les DVDs dont la médiathèque a acquis les droits au prêt. Dans tous les autres cas on est dans l’illégalité. Les profs ont pourtant chez eux un catalogue de films rares et intéressants à montrer, que l’école ne peut pas spécialement s’offrir (ne serait-ce que s’ils sont épuisés ou indisponibles dans le commerce comme certaines vidéos d’artistes). Si les profs peuvent servir à quelque chose, c’est bien, il me semble, à partager leurs connaissances ! Une fois de plus, le « fair use » des américains couvre cet usage tandis que le droit français le pénalise.
Dans une école d’art que je connais bien, un prof a montré une vidéo à ses étudiants… Vidéo dont l’auteur a porté plainte contre l’école. Il y avait des arrières-pensées derrière cette affaire car l’auteur de la vidéo est lui-même prof dans la même école (j’ignore si la plainte a effectivement été déposée pour finir).
By Pierre Col on Fév 8, 2009
Attention sur les stats du CNC concernant la fréquentation des salles : à lui tout seul, « Bienvenue chez les Ch’tis » a fait plus de 21 millions d’entrées. Normalement un tel film en fait 6 ou 7.
Une fois « retraitées » de cet « évènement exceptionnel » les statistiques de fréquentation des salles de cinéma sont alors en baisse et plus en hausse par rapport à 2007 !
Pire, les études montrent que la fréquentation baisse fort chez les 15-25 ans, alors même que depuis 15 ans ils sont le cœur de cible de la production, notamment américaine avec les Spiderman, Hulk et autres.
Pourquoi ? Quand 4 « adulescents » décident en 2009 de passer une soirée devant un film, au lieu de payer 4 entrées UGC ou Pathé à 9 euros chacune, ils préfèrent louer un DVD pour 3 euros (dans le meilleur des cas) ou télécharger un DivX piraté (dans le pire des cas) qu’ils vont regarder ensemble devant un grand écran TV 42″ ou un vidéoprojecteur. Les 30 euros économisés vont alors dans les pizza, pas dans l’industrie du cinéma qui ne touche au mieux que les 3 euros de location du DVD !
Si l’industrie du cinéma ne se bouge pas rapidement pour faire émerger une offre de VOD légale, sans complication technologique et surtout accessible aux 12 millions de foyers ASDLisés en France (et pas seulement les 5 millions qui ont au moins 4 Mb/s et peuvent recevoir du streaming depuis une box d’opérateur) alors le cinéma sera laminé comme l’est la musique !
Exemple de HD disponible à foison, mais illégalement : http://www.mininova.org/...
Et le streaming ne permettra pas de faire de la HD… car un film en HD c’est un flux à 25² Mb/s et un volume global de 20 à 30 Go qui peut cependant se télécharger, la preuve plus haut sur Mininova !
By Jean-no on Fév 9, 2009
Si on ôte le film qui a le mieux marché, ça change les statistiques. Oui c’est sûr, mais il ne s’agit pas forcément d’un « arbre qui cache la forêt » puisque les gens sont précisément allés voir les chtis. La concentration du public vers un nombre réduit d’oeuvres est toujours inquiétante, mais en même temps c’est l’industrie qui organise ces concentrations (dans la musique c’est même dramatique).
Bien d’accord sur l’importance du streaming légal : tout est fait pour le décourager, à commencer par le choix des formats et des systèmes de diffusion. Or si je comprends le cas dans la musique (avec Internet, les musiciens peuvent potentiellement se passer des maisons de disques, ils ne l’ont pas encore compris mais elles, si), je ne vois pas l’intérêt pour le cinéma.
Note : votre commentaire se trouvait bloqué dans mes spams, sans doute à cause du lien mininova.
By thomas on Fév 26, 2009
« avec Internet, les musiciens peuvent potentiellement se passer des maisons de disques, ils ne l’ont pas encore compris mais elles, si »
Les musiciens vivent du live avant meme l existence du mot major jn, et après la mort du vynil et du cds ils continueront à crever la dalle en jouant dans 4 groupes en même temps.
Le coup de pirater c’est partager le savoir du monde que j’ai lu plus haut, c’est mignon mais faire de la musique engage des couts tout comme le savoir à un prix. Deux poids deux mesures, acheter c’est de nos jours militer pour la création. D’autre part, Pirater parce qu on est loin de toute distribution, c’etait ecoutable avant l’avénement du digital. Engraisser les FAI,
TUER les indés, mais ne vous plaignez plus de n’entendre que de la M…
By Jean-no on Fév 26, 2009
Personnellement (comme dit plus haut) je considère le droit d’auteur comme un progrès dans l’histoire de la musique et de la littérature. Mais les moyens d’enregistrement et de diffusion de la musique, notamment, ont donné un pouvoir exorbitant aux maisons de disques et notamment aux plus puissantes, plus riches que jamais d’ailleurs mais qui essaient de faire croire qu’elles ont du mal à survivre (quand elles arrivent à en convaincre les artistes, bingo, l’exploité se met à prendre son exploiteur en pitié !).
Sur les FAI, on le dit peu mais le ko leur coûte, alors même si le piratage a pu être un produit d’appel pour vendre la connexion, aujourd’hui, ça n’arrange plus spécialement les fournisseurs d’accès.
Sur le piratage/partage : bien sûr qu’il y a quelque chose de généreux à faire partager ce qu’on aime. Mais effectivement, même si dupliquer n’est pas voler (au sens où le propriétaire du bien reste propriétaire), il est évident que les musiciens ont besoin de vivre comme tout le monde et qu’il serait injuste que des morceaux que tout le monde écoute ne rapporte pas un sou à leur auteur.
La phrase que tu cites (avec Internet, les musiciens peuvent potentiellement se passer des maisons de disques, ils ne l’ont pas encore compris mais elles, si) traite d’une autre question : que l’on sorte légalement ou illégalement (les deux, vraisemblablement) de la musique sur support matériel, le fait est que ceux qui en organisent la confection et le commerce perdront leur pouvoir sur les artistes. Et ils le savent très bien, je suis juste étonné que les musiciens ne se regroupent pas pour quitter les majors et organiser leur diffusion entre eux.
By Jean-Michel on Juil 7, 2009
Je suis tombé sur la revue Esprit aujourd´hui (du 2009.07.07), je pense que cela peut t’interresser :
http://www.esprit.presse.fr/review/details.php?code=2009_7