Profitez-en, après celui là c'est fini

Génération «why»

août 4th, 2017 Posted in esprit d'escalier, indices

Lundi, j’étais invité par Radio Monte-Carlo pour m’exprimer au sujet des Millennials, aussi nommés Génération Y1 ou encore Digital Natives. C’est la génération des jeunes adultes nés au cours des années 1980 et 1990. Ils succèdent à ma propre génération, dite « génération X », celle des gens nés entre 1960 et 1980, qui viennent après les « baby-boomers », nés dans l’immédiat après-guerre.

Gag visuel destiné à faire sourire les personnes issues de la génération X ou des générations précédentes, qui regardaient la télévision à l’époque où étaient diffusées ces publicités.

Je ne suis ni historien, ni sociologue, ni anthropologue, ni démographe, bien entendu, alors je comptais juste m’exprimer depuis mon petit bout de lorgnette, c’est à dire en tant qu’enseignant en art, spécialisé dans les questions technologiques. Et pourquoi pas aussi un peu en tant que parent, puisque mes trois enfants appartiennent précisément à la génération dite Y.
La dernière fois que j’avais évoqué le sujet des Millennials, c’était dans un article de 2009, La Génération post-micro, où je m’inquiétais de la prévisible disparition de l’ordinateur en tant qu’outil, et de la perte d’autonomie des utilisateurs de technologies que cela impliquait2. Mon article visait moins à s’en prendre aux jeunes générations (et de quel droit l’aurais-je fait ?) qu’aux choix stratégiques opérés par l’industrie, qui a tout intérêt à ce que ses clients aient peu d’autonomie vis à vis de ses produits et, à cet effet, les verrouille à tous les niveaux : réparabilité, modifiabilité, liberté d’utilisation. Je cherchais aussi à écorner le poncif largement répandu qui veut qu’une personne née dans un « bain » technologique peut automatiquement être considérée comme experte en technologies, qu’il suffit de savoir télécharger un film illégalement pour être un « hacker », qu’avoir toujours connu l’ordinateur donne mécaniquement des aptitudes en programmation informatique3.
Lorsque je donne des cours de programmation, je remarque que la logique du code est assez facile à intégrer pour mes étudiants, sans doute ont-ils moins d’appréhensions à le faire que des personnes plus âgées, mais pour autant, ils sont rares à avoir déjà des notions dans le domaine. La compétence générationnelle que je leur vois et qui me semble bien moins répandue chez les gens plus âgés, c’est la prudente maîtrise qu’ils ont de leur image publique sur les réseaux sociaux, et la savante connaissance qu’ils ont du bon usage des différents outils selon les différents contextes — et je parle ici de « bon usage » au sens des bonnes manières, de l’étiquette plutôt que de la maîtrise technique.

Une image issue du film Terminator 2 (1991), où le jeune John Connor pirate un distributeur bancaire à l’aide de son modeste ordinateur Atari Portfolio. C’est le genre de scène qui installe l’idée qu’il suffit d’être jeune pour être compétent avec les outils numériques. Cette idée me semble pernicieuse car elle accompagne une perte de liberté croissante des utilisateurs face aux systèmes informatiques qu’ils emploient… et qui les gèrent.

Depuis ces articles, un peu de temps a passé. Je persiste à regretter l’ère pionnière de l’Informatique individuelle, au milieu des années 1980, comme je regrette celle des débuts de l’Internet grand public, autre époque pionnière, dix ans plus tard, mais je constate que la question du rapport à la technologie ne se limite pas à une génération, elle nous concerne tous : l’offre industrielle autant que le très compréhensible besoin de confort de chacun nous poussent naturellement à préférer un outil limité mais facile à utiliser à un outil « convivial »4 qui réclame une expertise (ou tout simplement de la volonté) de la part de son utilisateur. C’est sans doute un mouvement tout à fait naturel et inévitable : les premiers aviateurs étaient aussi mécaniciens, tandis que l’on peut désormais prendre l’avion sans avoir la moindre idée de la manière dont il vole. Pareil avec l’automobile, la photographie, et bien d’autres technologies dont les premiers utilisateurs étaient, par force, des amateurs éclairés, et qui n’ont cessé de se perfectionner dans un sens qui finit par créer une séparation impossible à combler entre le fabricant de l’outil, forcément spécialiste, de son utilisateur, de plus en plus profane.

Mes interventions anciennes sur les sujet des « digital natives » ont en tout cas été souvent citées, et j’imagine que c’est ce qui m’a valu d’être invité cette semaine par l’équipe de Pascal Perri, l’animateur estival de l’émission Radio Brunet.

Je m’étais préparé, pour une fois, j’avais fait une liste des thèmes que je voulais aborder, et je l’avais organisée sous forme dessinée afin d’en avoir une vision synoptique et de ne rien oublier

Je pensais pouvoir évoquer les sujets qui me tiennent à cœur mais les choses ne se sont pas vraiment passées comme prévu. Je suppose que l’animateur n’avait qu’une très vague idée de mon profil (il n’a en tout cas été question ni de création artistique, ni de science-fiction, ni de fin du monde, ni de culture numérique, ni de bande dessinée, ni d’aucun des sujets pour lesquels on m’invite habituellement) et ça a malheureusement été réciproque puisque je ne m’étais renseigné ni sur l’émission ni sur son animateur ni sur l’autre invité, Julien Pouget. Ou pour être exact, j’avais paresseusement googlé le nom de ce dernier et j’avais supposé, parmi ses nombreux homonymes, que la personne que j’allais rencontrer était un statisticien sorti de l’école polytechnique — profil qui pourrait amener un peu de sérieux et de concret au débat5. Mais ce ne fut pas lui. Mon co-invité du jour est en fait un consultant, auteur d’un livre intitulé Intégrer et manager la génération Y. Je n’ai donc pas eu affaire à un observateur scientifique de la génération Millennial, mais à quelqu’un qui, je suppose, a pour profession de « vendre » du Millenial, qui fournit aux entreprises un problème (les jeunes sont différents des vieux !) et une solution (il y a une manière de les prendre) pour gérer des personnes censées entretenir un rapport neuf à la carrière et au travail. Un rapport qui peut, selon que l’on a lu le livre ou non j’imagine, s’avérer fructueux ou au contraire déstabilisant. Dans mon monde, ce genre de littérature managériale relève du bullshit, mais je sais que pour une majorité de la population terrestre, c’est le monde de la création artistique contemporaine qui relève de l’escroquerie, alors sans trancher définitivement (d’autant que je n’ai pas lu le livre), disons que nos sphères avaient peu de chances de se rencontrer.

Une chose est en tout cas certaine, n’ayant pas de discours à fourguer, j’étais moins armé pour pouvoir faire passer mes réflexions et mes observations, car elles n’étaient pas spécialement celles qui étaient attendues. Dès la présentation de l’émission par son animateur, je me suis douté que je n’étais pas à ma place, je cite :

Les millennials ce sont ces jeunes connectés (…) ils sont nés au moment de la Révolution digitale (…) ça va peut-être dépoussiérer le modèle français, c’est un vrai problème pour les marques, pour les grandes marques, car ils sont parfois « no marques », « no logo » comme disait Noémie [sic] Klein, dans leur rapport au monde, dans leur rapport à l’administration, au travail, aux adultes, etc. (…) je sens un espèce de mouvement que je crois positif.

Bon… Rien qu’avec cette introduction, j’avais des objections. Les jeunes qui dépoussièrent le vieux monde, c’est une idée un peu banale et bien entendu vraie : les jeunes poussent les vieux vers la sortie, c’est leur fonction, ils ont de nouvelles références, une autre approche du monde puisqu’ils y débarquent avec un regard ingénu. Ils ne comprennent pas forcément la raison d’être de telle ou telle règle parfois absurde, puisqu’ils n’ont pas vécu les étapes qui y ont mené. Ils peuvent donc effectivement avoir la capacité et la volonté de tout renverser. Mais du reste ils peuvent faire aussi le contraire et accepter comme acquis des phénomènes qui avaient constitué des nouveautés pour les générations précédentes. Le manque de perspective historique permet donc, selon les cas, de quitter certains carcans ou au contraire de s’en accommoder comme s’ils avaient toujours été là. Le savoir, tout comme l’ignorance, sont à la fois capables de libérer et d’entraver, chaque génération a des choses à apprendre aux précédentes comme aux suivantes.
Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, bla bla bla… la belle affaire !

La question est pour moi surtout de savoir ce que la génération des jeunes adultes actuels a de nouveau et de singulier — si elle a effectivement quelque chose de nouveau et de singulier — et, bien plus important et intéressant à mon goût, de se demander à quels nouveaux défis elle va devoir faire face.

Z.P.G. Zero population growth (Michael Campus, 1972) se passe dans un futur proche : l’air est irrespirable, les animaux ont disparu, il est strictement interdit à toute une génération d’avoir des enfants. Des drones patrouillent pour surveiller, filmer, prendre des commandes et diffuser des annonces publicitaires. Chez soi, chacun peut contacter un « telescreen » (le même nom que dans 1984), un service en ligne qui, lui aussi, se révèle capable d’espionner.

Pour moi, le premier défi auquel devront faire face ceux qui sont aujourd’hui de jeunes adultes, et plus encore ceux qui les suivront, c’est l’écologie. Ce n’est pas un défi stimulant, une conquête enthousiasmante, c’est avant tout un péril mortel imminent6 qu’il faut esquiver. Il faudra gérer un avenir sombre, gérer un déclin, gérer le changement radical de nos habitudes. Notre modèle de consommation n’est plus soutenable, on le sait depuis un certain temps, mais les effets néfastes de notre fonctionnement risquent de devenir très rapidement cruellement tangibles, autant directement (épuisement des sols, des mers, qualité de l’atmosphère, gestion des déchets nucléaires voire du prochain Fukushima,…) qu’indirectement (guerres liées au contrôle des ressources, exode des personnes vivant dans les régions où les records de chaleur sont de plus en plus élevés). Ce sont ceux qui sont jeunes aujourd’hui qui vont devoir (et peut-être pouvoir, puisqu’ils sont jeunes) s’adapter au monde que notre génération et les précédentes ont si imprudemment construit (ou, si l’on préfère, détruit).

Bon ben les jeunes, bonne chance, hein !
Image issue du film La route (John Hillcoat, 2009, d’après le roman de Cormac McCarthy)

Mais il existe d’autres grands défis actuels, en apparence moins tragiques et moins urgents que l’écologie (mais qui peuvent finir par s’y avérer liés ou en tout cas, peuvent aider ou non à chercher des solutions) ce sont ceux qui touchent au « numérique », telle la question de la durée de vie des objets électronique, telle la question de la voracité de ces objets en termes ressources (matériaux, terres rares, énergie) que ce soit pour leur fabrication ou leur utilisation. Il y a aussi des questions de confidentialité et de sécurité, avec les objets « intelligents » qui seront de plus en plus suspects de se montrer intrusifs et autonomes, entre autres. Il y a aussi le problème posé par des produits tels que le réseau social Facebook, qui tendent à confisquer le web, à tirer la toile à eux, avec notre complicité à tous, et qui creusent un véritable fossé entre ceux qui sont « dedans », plus ou moins volontairement soumis à sa règle, et ceux qui sont « dehors », libres mais solitaires, tout comme, bien entendu, le téléphone mobile, que certains aimeraient à présent voir remplacer la carte bancaire mais dont tout le monde n’est pas équipé !

Dans un dossier de 1972 sur l’Informatique, le journal Le Monde estimait le parc informatique mondial à 140 000 ordinateurs, et projetait que le chiffre doublerait en 1975. J’avais trois ans. Dix ans plus tard, j’achetais mon premier ordinateur, un Sinclair ZX81, modèle dont il s’est écoulé plus d’1,5 millions de pièces. Bien entendu, il ne s’agit pas du même genre d’ordinateurs (et bien sûr pas du même ordre de prix), mais on mesure le chemin parcouru en termes de diffusion des nouvelles technologies. Aujourd’hui, le moindre smartphone (plus d’un milliard d’unités vendues par an) est des dizaines de milliers de fois plus puissant que ne l’était mon premier ordinateur.

Enfin, un autre défi qui là encore nous touche tous se pose pour l’avenir : l’extension constante de la mémoire numérique, et la manière dont celle-ci pèse sur la connaissance en général : partir en quête d’informations hors d’Internet semble devenu inutile tant le réseau contient de données.
Je vois trois périls ici : le premier, c’est la fragilité de ces données, puisqu’il suffira d’un orage solaire comparable à celui de 1859 pour que tout ce qui a été stocké sur des supports magnétiques tels que les disques durs de nos ordinateurs disparaisse complètement.

Le second danger, c’est que l’on en vienne à délaisser les documents qui ne se trouvent pas en ligne. Bien entendu, il existera toujours des archivistes et des bibliothécaires pour aller aux sources documentaires, mais je constate chez beaucoup d’étudiants (et sans doute pas qu’eux — du reste je m’y prends moi-même très souvent) une tendance à se contenter des documents disponibles sur Internet. Et c’est compréhensible, il faudrait mille vies pour épuiser cette documentation ! Il n’en reste pas moins que tout ne se trouve pas sur Internet, et que les mêmes recherches ont tendance à aboutir aux mêmes résultats, d’autant qu’on ne trouve souvent que ce que l’on cherche, et que l’on ne cherche que ce que l’on connaît déjà.

Quintet (Robert Altman, 1979). Dans un futur post-apocalyptique, Paul Newman cherche à localiser son frère dans une ville en ruines grâce à un annuaire étrange.

Il m’arrive souvent de lire des mémoires de Master de qualité différente, encadrés par des enseignants différents et écrits par des étudiants différents, qui n’en ont pas moins un petit air de familiarité puisque les artistes, les œuvres et les concepts cités sont les mêmes, souvent dans le même ordre. Il est étonnant que l’atomisation des médias de masse du XXe siècle, qui fait que nous ne sommes plus synchronisés aux mêmes flux d’informations et de contenus culturels (finie l’époque où toute la cour de récréation avait vu le même film sur l’unique chaîne) n’étende pas pour autant de manière radicale la variété des idées et des références culturelles.

Ce qui nous amène à un troisième péril, ou plutôt à un troisième défi, celui de la sélection : il ne s’agit plus d’aller en quête d’informations, les informations sont massivement disponibles, mais de trouver le moyen de filtrer celles auxquelles on peut accéder. Les moteurs de recherche et leurs critères de sélection (choix politiques, industriels, profilage de l’utilisateur, compréhension du langage naturel, interprétation des images, etc.) pèseront lourd, tout comme la qualité du jugement de ceux qui accéderont aux données. Mais je m’égare un peu, ces questions sont loin de ne concerner que la seule génération des Digital natives, elles nous concernent déjà tous.

Dans l’excellent Rollerball (Norman Jewison, 1975), les bibliothèques ont été vidées de leurs livres et toute le savoir du monde est stocké dans « Zero », un ordinateur qui, faute de visiteurs, semble souffrir de dépression (tout comme son gardien) et éprouve des pertes de mémoire.

Si j’avais été adapté à ce format d’émission — un talk-show d’antenne nationale où l’on est censé répondre avec assurance —, j’aurais sans doute pu dire des choses. Dire que si, effectivement, les vingt-trentenaires d’aujourd’hui rêvent de métiers qui les passionnent et privilégient la qualité de vie personnelle au succès dans la vie professionnelle, je constate qu’une grande part d’entre eux se résigne à exercer des métiers sans intérêt, mais, me semble-t-il, qu’ils le font de manière lucide, sans tenter de se faire croire que la passion de toute leur vie a toujours été de devenir chef d’équipe dans une entreprise bidon, soumis à une hiérarchie absurde : ils le font, c’est tout, parce qu’il faut bien vivre, mais ils ne se sentent pas nécessairement le devoir d’être fidèles ni enthousiastes à des employeurs qui ne les embauchent, au minimum légal, que tant qu’ils ne trouvent pas le moyen de les remplacer par une machine ou un renoncement qualitatif. On dit que les jeunes gens de la génération Y montrent peu d’enthousiasme à chercher des emplois, mais comment peut-on le leur reprocher dans le contexte actuel ?

C’est tombé un peu comme un cheveu sur la soupe, mais j’ai parlé du tatouage. La question m’interpelle car je remarque qu’en une dizaine d’années cette pratique s’est très largement diffusée, jusqu’à devenir une norme ou presque (peut-être subis-je un biais lié au type de jeunes gens que je fréquente — de futurs artistes —  mais je sais qu’ils sont loin d’être seuls concernés), au moins autant pour les filles que pour les garçons. Sur le coup, pendant l’émission, je n’ai pas réussi à formuler ce en quoi cela me semble intéressant, mais voici un début d’analyse : marquer son propre corps, se donner le droit de le modifier, c’est revendiquer d’en être le propriétaire. L’Église catholique a longtemps fermement condamné cette pratique ancestrale : l’apparence de l’homme ne lui appartient pas, puisqu’il est à l’image de Dieu… J’ai l’intuition qu’il y a quelque chose de vraiment signifiant, qui dépasse les enjeux cosmétiques, dans cette diffusion de la pratique du tatouage.

Extrait de Le Tatouage, par Jérôme Pierrat et Alfred, dans la Petite Bédéthèque des Savoirs aux éditions du Lombard.

Mais bon, ce n’est pas le genre de question qui était prévue par l’animateur, lequel a achevé de me déstabiliser dès le milieu de l’heure d’émission en me demandant comme si j’avais quelque chose à en dire si les Millennials étaient « volages », c’est à dire s’il était difficile pour les marques de les fidéliser. Ce genre de problématique est tout de même terriblement éloignée de mes propres préoccupations, car non seulement je n’en sais rien mais en plus je n’ai aucune envie particulière de me mettre à la place des marques de vêtements et de sodas.
J’ai l’impression que la conclusion à laquelle il était prévu que nous aboutissions au terme de l’émission était plus ou moins celle-ci : les jeunes adultes actuels sont moins impatients d’accéder à la propriété foncière (passionnant) ; ils sont moins à cheval sur les acquis sociaux (ça va en arranger) et la hiérarchie (ah non, pas sûr) ; ils privilégient les services low-cost et les achats discount (comme s’ils avaient le choix) ; ils ont envie de faire des métiers qui les passionnent (ils ont bien raison) ; ils acceptent les factures dématérialisées ; ils fréquentent des agences de rencontre en ligne ; ils sont surdoués avec les ordinateurs. Et au chapitre des critiques, ils ont peut-être un peu trop le nez sur leur portable et il leur arrive d’être un peu narcissiques.

Images de obtenues en cherchant « Millennials » sur le site d’une banque d’images discount.

Ce portrait de la jeunesse présente n’est pas forcément faux mais pas forcément juste non plus et a pour moi l’authenticité et la vérité d’une série de photos de banque d’image. Nombre des choix de société mentionnés ressemblent plus à de la résignation — quand on est précaire et mal payé, on cherche plus à vivre en collocation qu’à acquérir un pavillon à crédit, et entre deux billets d’avion pour un même trajet, on cherche le moins cher, ça tombe sous le sens —, et il est en tout cas politiquement orienté. Cette analyse me semble avant tout chercher (inconsciemment ou non) à prescrire aux jeunes (et à ceux qui veulent le rester) un comportement en termes de consumérisme et d’appréhension du monde du travail. Sur la fiche Wikipédia qui est consacrée à l’animateur de l’émission, je remarque qu’il est lui-même entrepreneur et très concerné par les questions de stratégie et d’études de marché. Il semble voir le low-cost comme l’avenir de l’économie et a écrit des livres aux titres tels que SNCF: un scandale français et EDF: les dessous du scandale, dont les reviews de lecteurs semblent indiquer qu’ils servent moins à donner des pistes pour améliorer constructivement nos services publics historiques qu’à planter les dernier clous de leur cercueil. Cela ne signifie pas que ces livres ne soient pas intéressants, il y a bel et bien un scandale de la SNCF, un scandale d’EDF, tout comme il y a un scandale de La Poste ou d’Areva… , L’animateur commencé l’heure d’émission en donnant la parole à un auditeur qui voulait lancer un coup de gueule pour s’indigner de la gestion par la SNCF de la monstrueuse panne de la Gare Montparnasse. Sur ce sujet comme sur d’autres, j’ai peur d’avoir une approche et des conclusions radicalement différentes de celles de l’animateur de l’émission.

Dans le film Logan’s run (Michael Anderson, 1976), Jessica 6 et Logan 5 vivent au XXIIIe siècle dans une cité fermée où la vie est limitée à trente ans : passé cet âge, les gens sont exécutés au cours d’une cérémonie pour (croient-ils) renaître. Parvenus à s’échapper, Logan et Jessica rencontrent pour la toute première fois un vieil homme qui vit au milieu de chats, de tableaux et de livres. Il peut leur raconter ce que ses propres parents lui ont dit de la vie avant la catastrophe. Ils retournent avec lui sous le dôme d’où ils viennent pour libérer les autres humains qui y sont emprisonnés sans avoir le droit de vieillir.

Et justement, parlant de politique, la génération Y, ou en tout cas les vingtennaires que j’ai comme étudiants en art depuis quelques années me semblent animés par un fort regain de politisation. Ils se sentent concernés par toutes sortes de revendications sociales : féminisme, genre, transsexualité, queer, polyamour, anti-racisme, végétarisme, véganisme, anti-spécisme, body-positivisme, etc. Des sujets à la fois altruistes — puisqu’il s’agit de défendre des catégories de personnes — et introspectifs — puisque souvent, la personne elle-même est concernée et lutte pour faire valoir ses aspiration à vivre libre selon ses choix, et sa volonté de refuser de se laisser façonner par les diktats qu’impose la société toute entière. J’ignore si les étudiants que j’avais il y a quinze ou vingt ans gardaient les combats de ce type pour eux ou s’ils se sentaient moins engagés (quoique se considérant bien entendu féministes, antiracistes, écologistes,…), mais de mon point de vue, c’est une nouveauté. L’intensité de cet engagement, comme la maîtrise du vocabulaire issu de la sociologie et se rapportant à ces thèmes, me semble quelque chose de neuf qui, pour le coup, fera sans doute émerger une société assez inédite : à ces jeunes, on ne promet rien de bien, on annonce un monde dévasté, des emplois sans intérêt et bien inférieurs à ce à quoi ils aspirent, alors ils revendiquent au moins le droit à choisir leur existence, à être eux-mêmes, à décider de la discipline qu’ils s’appliquent. Ce n’est là qu’une vague intuition, suscitée par la vision sans doute très parcellaire que j’ai de la jeune génération : peut-être que les étudiants en école de commerce ou en management, que je ne fréquente pas, réfléchissent bien différemment.

L’expérience a en tout cas été un peu frustrante, j’ai quitté le studio sans demander mon reste. On peut écouter l’émission ici — mais on n’est pas obligé de le faire, car même si je n’avais pas été là, ça n’aurait sans doute pas été une émission d’anthologie.

  1. En anglais, le Y se prononce « Why » (pourquoi), ce qui permet un jeu de mot et une extrapolation : la génération Y serait celle qui veut trouver un sens aux choses, qui n’accepte pas sans broncher le monde qu’ont défini les générations précédentes… Idée tentante, mais questionner l’ancien monde n’est-il pas le propre de toute jeune génération ? []
  2. Le billet s’était poursuivi avec une Interview dans Libération, où je m’étais montré un peu péremptoire et où j’avais osé altérer l’expression digital natives en digital naïves, ce qui avait eu beaucoup de succès auprès des gens de mon âge et au delà, mais m’avait valu des regards sombres de la part de mes étudiants de l’époque. Je m’étais montré un peu maladroit, quoi, et c’est peut-être pour réparer ça que j’ai accepté de participer à l’enregistrement de cette émission sur RMC. []
  3. Les gens de mon âge qui ont eu un ordinateur assez tôt — nous n’étions pas forcément si nombreux — étaient programmeurs par la force des choses : nos ordinateurs ne servaient qu’à programmer, on ne pouvait (au début en tout cas) acheter ni jeux ni autres logiciels, il fallait tout créer soi-même, ou en tout cas, il fallait recopier des dizaines de lignes de code trouvées dans des livres ou des revues spécialisées. []
  4. L’outil convivial, selon Ivan Illich, est un outil qui n’aliène pas ses utilisateurs et ne sert pas à restreindre leurs possibilités ni à installer un système de dépendance ou de domination. []
  5. J’étais notamment curieux de savoir si l’on avait des indicateurs relatifs aux taux de natalité et à l’aspiration à former des familles de cette génération, comparément à d’autres. []
  6. Rappelons-nous que le pire n’est jamais certain. On promettait à ma génération un avenir lugubre fait de chômage structurel et de crise permanente… On nous prédisait déjà un monde en déclin : nous quittions les « trente glorieuses » pour entrer dans les « trente piteuses », nous vivrions moins bien que nos parents. Même si les prédictions se sont avérées, la situation telle qu’on peut la ressentir est un peu différente et les priorités ont changé. Autre métiers, autres standards d’existence, chute du mur de Berlin, disparition de menaces, apparition de nouvelles menaces, bouleversement global par les télécommunications et la circulation des biens… Comme toujours, les choses ne se passent pas où on les attend. Sans tomber dans l’optimisme du statisticien Hans Rosling, on peut constater que, malgré la morosité et le pessimisme français, malgré les problèmes écologiques qui en découlent, le bien-être mondial progresse… []
  1. 2 Responses to “Génération «why»”

  2. By Wood on Août 4, 2017

    A propos du rapport à la technologie, non de la génération Y, mais de la suivante (la Z ?), il est intéressant de lire ce fil twitter (même si une seule gamine ne saurait être représentative de sa génération)

  3. By Jean-no on Août 4, 2017

    @Wood : très intéressant, et ça correspond bien à ce que j’observe aussi.

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