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La cité et les astres

avril 8th, 2016 Posted in Lecture, Ordinateur célèbre

la_cite_et_les_astresL’écrivain britannique Arthur Charles Clarke (1917-2008) est connu pour avoir offert à la science-fiction une des ses intelligences artificielles les plus marquantes et en même temps, les moins fantaisistes — puisque rien n’est magique dans son fonctionnement —, HAL9000, l’ordinateur de bord du vaisseau spatial Discovery, dans le film et le roman 2001: A space odyssey. Mais sa carrière d’auteur, de vulgarisateur ou de scientifique est bien plus riche que cela.

Lecteur de pulps américains dans sa jeunesse, passionné d’astronomie et de sciences en général, Arthur C. Clarke a servi dans la Royal Air Force pendant la guerre, employé à inventer les radars d’approche tels qu’on en utilise toujours aujourd’hui pour aider des avions à atterrir quelles que soient les conditions de visibilité. Il était alors dépourvu de qualifications universitaires, comme de nombreux passionnés employés par la recherche scientifique pendant la guerre. Dans ce petit pays menacé, mais dirigé par un premier ministre notoirement avide de sciences et lecteur de science-fiction, le talent, l’efficacité et les idées originales semblent avoir souvent primé sur l’intimidation académique et ses raideurs administratives. On sait la vitalité intellectuelle qui en a découlé et le nombre d’inventions majeures que nous devons à cette période. Après la guerre, Clarke a pu étudier les sciences à l’Université et est devenu chercheur. C’est dans ce cadre qu’il a apporté sa contribution la plus célèbre à l’histoire des technologies en proposant l’idée d’utiliser des satellites artificiels placés en orbite géostationnaire1 comme relais de communications radio. À la fin des années 1950, sa carrière d’auteur littéraire, entamée avant guerre, a pris le pas sur sa carrière d’homme de sciences. Il a publié des ouvrages de vulgarisation scientifique et, bien entendu, des nouvelles et des romans de science-fiction. Son premier récit ambitieux, conçu dès 1937, publié sous forme de Novella en 1948 puis repris sous forme de roman complet en 1953, est Against the Fall of Night. Soucieux d’y intégrer des connaissances scientifiques pointues, Clarke a entamé dès 1954 la rédaction d’une ultime version du même récit, La cité et les astres, qui paraîtra en 1956 et qui est l’objet de cet article. À la surprise de l’auteur, de nombreux lecteurs ont préféré le récit d’origine, et les deux continuent d’être publiés dans les pays anglo-saxons — mais pas en France où, sauf erreur de ma part, Against the fall of night n’a pas été traduit.

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La couverture du numéro de novembre 1948 de la revue Starling Stories, où est parue la première version (sous forme de novella, c’est à dire de court roman) de Against the fall of night, ainsi que l’illustration qui sert de frontispice au récit.

Dans les deux romans, situés dans un futur très lointain, Alvin est « l’unique », le premier homme à naître dans la cité Diaspar depuis des milliers d’années. Les autres habitants sont immortels, d’abord parce que leurs organismes fonctionnent pendant des millénaires, mais aussi parce qu’ils disposent d’une technologie qui leur permet de se réincarner, en laissant de côté les souvenirs qu’ils ne veulent pas conserver et en n’ayant même pas la curiosité d’apprendre ce que leurs ancêtres ont délibérément voulu oublier de leur histoire, qu’ils connaissent bien mal. Leurs nouveaux corps, fabriqués artificiellement et dépourvus de nombrils, ne vieillissent pas et naissent adultes. Les souvenirs de leurs existences antérieures ne leur reviennent qu’à l’âge de vingt ans. De temps en temps, naît un « unique ». On ignore leur rôle, on ignore s’ils en ont un, mais on sait que tous ceux qui ont existé ont un jour disparu, et on ignore où : depuis des millions d’années, la ville de Diaspar, qui fonctionne en totale autarcie, est le dernier endroit habité et habitable de la Terre, car après avoir conquis les étoiles, l’espèce humaine a été réduite à néant par une espèce extra-terrestre, qui lui interdit pour toujours de quitter sa planète d’origine. Puisque Alvin est différent de ses compatriotes, il rêve de sortir de la ville pour voir ce qui se trouve au delà de ses murs, vérifier si la solitude de Diaspar est bien absolue, et, peut-être, comprendre un peu mieux l’histoire de l’humanité. Pour tous les autres, ce projet est effrayant et contre-nature.

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Les couvertures de quelques unes des éditions de Against the fall of Night.

La cité et les astres est un roman très riche thématiquement (fin du monde, dystopie, épopée spatiale, cybernétique, exobiologie,…) qui se distingue essentiellement de son ébauche Against the Fall of Night par l’intervention de l’ordinateur, technologie que l’on retrouve à plusieurs moments du récit2. Tout d’abord, les habitants de Diaspar ont pour loisir principal de participer à des « sagas », des aventures virtuelles dont le fonctionnement technique n’est absolument pas détaillé mais qui évoquent, pour le lecteur de 2016 (et je doute que ça soit un anachronisme) les jeux vidéo d’aventure en réseau. On ne joue pas avec un écran ni avec un casque de réalité virtuelle, les sensations et les images sont transmises directement au cerveau :

« [les sagas sont] des mondes imaginaires (…) du moins presque tous le sont, même si certains se basent sans doute sur des faits historiques. Les cellules mémorielles de la ville en contiennent des millions : on peut y choisir l’aventure ou l’expérience que l’on veut, et elle semble absolument réelle tant que l’esprit en reçoit les impulsions. »

La représentation virtuelle revient un peu plus tard dans le livre, alors que le héros consulte le cadastre de la ville, qui prend la forme d’une maquette simulée en trois dimensions (indiscernable d’une véritable maquette), que l’on pilote depuis une console et un écran de contrôle, et qui permet de connaître les états de la ville au fil des époques.

Pour les ordinateurs, les circuits mémoriels et les multiples mécanismes qui créaient l’image regardée par Alvin, il ne s’agissait là que d’un simple calcul de perspective.

Si l’idée de produire une image en trois dimensions à partir de données calculées informatiquement nous semble banale à présent, ce n’était pas du tout le cas il y a soixante ans, même si la géométrie projective, qui sert de base aux calculs de représentations en trois dimensions, a commencé à être théorisée dès l’antiquité. Le graphisme informatique de l’époque se limitait aux dessins géométriques de John Whitney senior sur des oscilloscopes. Rappelons que les ordinateurs n’avaient pas encore d’écrans.
De manière plus banale à l’époque de la sortie du roman, Clarke imagine que les communications en visio-conférence feront partie du quotidien des habitants de Diaspar. Il ne fournit pas de détails techniques, mais on comprend que les dispositifs sont si bien faits qu’il est impossible, à moins de le vérifier, de savoir si la personne à qui l’on s’adresse se trouve à côté de soi où à des kilomètres. Même si ce n’est pas central dans le récit, il y a là l’idée que la technologie peut mener à des situations troublantes de suspicion envers le réel, ou en tout cas la perception qu’on en a.

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La perception d’un personnage est d’ailleurs sciemment abusée à un moment du roman. Il s’agit d’un robot qui avait reçu l’ordre de rester muet tant que la prophétie de son maître — un gourou un peu escroc — ne serait pas accomplie. L’ordinateur central de Diaspar, dont nous reparlerons plus loin, crée alors les visions qu’attend le robot, et obtient un déblocage de ses fonctions de communication. La description de l’illusion est intéressante : n’ayant qu’une vague idée des visions qu’il doit créer, l’ordinateur modifie les images qu’il produit en fonction des réactions du robot.

« J’ai dû improviser un peu. Une fois ou deux, la forme que j’ai créée s’est mise à diverger notablement des conceptions du robot, mais à ce moment-là, je sentais grandir sa perplexité et je modifiais l’image avant qu’il ne se méfie. »

Le roman contient les thèmes qui sont au centre de la philosophie transhumaniste aujourd’hui : l’immortalité est obtenue par l’amélioration physiologique des habitants de Diaspar, la disparition de la reproduction sexuée et même, de la famille telle que nous l’entendons3, mais aussi — et là c’est un peu plus original que ce qu’ont proposé divers auteurs après Aldous Huxley —, par la conservation électronique de leur personnalité et de leurs souvenirs, qui sont stockés dans des banques mémorielles, et prêts à être réactivés par une nouvelle naissance corporelle.

La ville de Diaspar

La ville de Diaspar, reconstitution en 3D par Pronaox, sur Youtube.

Le pouvoir est honorifique dans la cité, car au fond, tout le monde (à l’exception d’Alvin, le héros), s’entend sur l’essentiel : que la vie hédoniste des habitants de Diaspar reste immuable. Les concepteurs de la ville ont pris le soin d’y attribuer un rôle original : celui du « Bouffon », une personne qui connaît parfaitement la ville, que personne ne sait localiser mais qui a ses entrées partout, et est chargé de servir de grain de sable dans la machine, en provoquant de temps en temps — une fois par siècle, peut-être — des catastrophes ou en se livrant à des farces plus ou moins cruelles. Son but est d’empêcher que la ville ne s’endorme totalement dans une routine mortifère, puisque non seulement personne n’entre ou ne sort de la ville, mais ceux qui l’habitent sont les mêmes personnes depuis des millions d’années. La société de Diaspar ne connaît aucune évolution. On découvrira plus tard une autre société, celle de Lys, qui a renoncé à l’immortalité mais pas à l’évolution et où les sentiments qui lient les personnes sont plus profonds. Ce que nous démontre Clarke ici de manière assez convaincante, c’est qu’une société éternelle, composée de personnes elles aussi éternelles, ne peut exister qu’à condition d’être incapable d’évoluer, et aboutit nécessairement à des rapports humains assez superficiels.

La ville de Diaspar

La ville de Diaspar, reconstitution par Pronaox, sur Youtube.

Le travail n’existe plus, le fonctionnement de Diaspar repose sur d’innombrables robots et « circuits d’éternité » (ce qui permet d’empêcher l’érosion des bâtiments), et sur le travail d’un ordinateur central qui sait tout, voit tout, qui en théorie ne dirige rien et ne donne qu’un avis consultatif à ceux qui le lui demandent, mais qui est aussi seul à savoir comment fonctionne la ville. L’ordinateur central sait penser par lui-même, mais ne fait que suivre le but qui lui a été donné par ses concepteurs, il est donc un maillon du fonctionnement de Diaspar comme les autres, comme le « bouffon », comme « l’unique ». On retrouve à la fois le thème de la ville auto-organisée telle que l’imaginaient les cybernéticiens, et celui de l’ordinateur pensant tel qu’Isaac Asimov venait juste de commencer à en produire avec Les cavernes d’acier (1954) et les premières nouvelles mettant en scène l’ordinateur Multivac (1955). Un point original au sujet l’ordinateur central de Diaspar est qu’il n’est, bien qu’on le dise « central », pas localisé : il est la somme des intelligences de toutes les machines de la ville, qui fonctionnent donc en essaim, ce qui leur confère une puissance et une vitesse de calcul particulièrement remarquable.
À un autre moment du récit, on rencontre un polype, c’est à dire une créature aquatique constituée d’une somme de petits organismes biologique indépendants qui, sous forme collective, constituent temporairement une entité, avec sa mémoire et ses pensées. Ce personnage grotesque et à sa manière émouvant représente la croyance religieuse4.
Ces deux formes d’intelligence constituée d’agents multiples font penser à la célèbre Société de l’esprit, une théorie que développera Marvin Minsky une bonne décennie plus tard, qui fera l’objet d’un livre en 1986, et qui affirme que l’intelligence n’est pas le fruit d’un principe unique et parfait, mais celui de l’association d’éléments divers.

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The ultimate machine aka Shannon’s hand, reconstitution par l’artiste David Moises (photo : Peter Sedlaczek/Technisches Museum Wien). De nombreuses reconstitutions de cette machine existent, et l’on peut même se procurer les plans pour en fabriquer une soi-même.

On peut se demander si Minsky n’a pas été inspiré par les descriptions de Clarke dans ce roman. Il est en tout cas certain que Minsky a eu une influence sur Clarke.
Au milieu des années 1950, l’auteur de science-fiction a visité les laboratoires Bell. Dans le bureau de Claude Shannon, il s’est fait présenter la machine inutile (the useless machine), un automate dont l’apparence était celle d’une boite fermée dont ne dépassait qu’un interrupteur. Lorsque l’on enclenchait l’interrupteur, la boite se mettait à produire un bruit désagréable puis s’ouvrait, laissant apparaître une main mécanique qui sortait pour rebasculer l’interrupteur à sa position initiale, ce qui avait pour effet de faire cesser le bruit. La main retournait alors d’où elle venait.
Cet automate, dit Arthur Clarke5, produisait sur ses spectateurs un effet inexplicablement sinistre et, a-t-il affirmé, a poussé beaucoup d’ingénieurs à abandonner leur emploi pour s’engager dans des professions ayant, je le cite, encore un avenir, tels que la chasse aux truffes ou l’apiculture.
C’est Claude Shannon qui a construit la machine, mais celle-ci avait été imaginée par Marvin Minsky, qui était alors un de ses étudiants. Une dizaine années plus tard, Minsky serait embauché par Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick en tant que consultant pour leur film 2001: a Space Odyssey.

((Une curiosité : au début du chapitre VI, le roman décrit une méthode d'étude des nombres premiers qui ressemble furieusement à celle qu'inventera, sept ans plus tard, le mathématicien Stanislaw Ulam.)

Une curiosité : le roman (début du chapitre VI) décrit une méthode de représentation et d’étude des nombres premiers qui ressemble furieusement à celle qu’inventera, sept ans plus tard, le mathématicien Stanislaw Ulam (spirale d’Ulam). Clarke a été le premier surpris de cette coïncidence, car sa description a été rédigée sans qu’il ait eu l’idée de réaliser lui-même l’expérience.

Roman majeur de l’âge d’or de la science fiction, La cité et les astres regorge d’idées et d’intuitions, et pose de nombreuses questions qui n’ont rien perdu de leur intérêt aujourd’hui.

  1. Contrairement à ce qui est dit parfois, Arthur Clarke n’a pas inventé le principe de l’orbite géostationnaire, mais il en a calculé la valeur, que l’on nomme désormais en son honneur Clarke orbit. []
  2. Notons que la date de sortie du roman n’est pas indifférente : 1956 est l’année où le terme Intelligence artificielle a été créé, et l’année que les historiens retiennent comme fondation de la discipline universitaire du même nom. []
  3. La description du système de logement, où chacun vit séparé des autres, y compris au sein d’une même famille, rappelle un peu The machine stops (1909), d’E.M. Forster. []
  4. Clarke éreinte assez violemment la religion : « Au cours de la première partie de son histoire, la race humaine avait connu une interminable succession de prophètes, de voyants, messies et autres évangélistes qui se persuadaient et convainquaient leurs disciples que les secrets de l’Univers n’étaient révélés qu’à eux-mêmes. Certains réussirent à fonder des religions qui survécurent pendant de nombreuses générations et influencères des milliards d’hommes ; d’autres tombèrent dans l’oubli avant de mourir (…) qu’une créature si radicalement différente de l’homme restât le tout dernier adepte d’un prophète humain était d’une suprême ironie. ». []
  5. Dans Voice Across the Sea. éd. Harper-Collins, 1958 []
  1. One Response to “La cité et les astres”

  2. By triton on Oct 1, 2016

    Merci pour ce conseil, j’ai pu acquérir ce livre dans sa version anglaise, laquelle est bien écrite et très lisible, et j’ai apprécié cette richesse de thèmes, cette ville que l’on a l’impression d’habiter.

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