Profitez-en, après celui là c'est fini

Abonné absent

novembre 20th, 2014 Posted in Interactivité, Personnel

(un billet, pour une fois, assez personnel)

Ça y est, j’ai quitté Twitter. J’en ai raconté le prétexte en d’autres lieux, ce n’est pas si important, ni si grave, mais c’est une expérience intéressante, que je savoure à sa juste valeur. Je ne fais presque rien d’autre que de la savourer, car j’ai une petite fièvre et mal à la tête — le fameux état grippal1, quoi —, et plus la moindre espèce d’efficacité dans mon travail, alors que bien des gens attendent des choses de moi.

twitter_fin

Les explications que j’ai donné sur ma fuite ne sembleront pas très claires à tout le monde, et je vois que certains, à présent que les conversations ont disparu, supposent que j’ai été victime d’une horrible cabale… Ce n’est pas le cas, j’ai juste vécu une conversation frustrante avec cinq ou six personnes, qui m’a fait me dire que je n’avais plus rien à faire sur Twitter, puisque ces amis parfois proches me demandaient sans s’en rendre compte, je crois, les deux choses que je ne donnerai jamais à personne, la première étant de dire non pas ce que je pense mais de dire que je ressens ce que je dois ressentir, en fonction de la mode en termes de political-correctness, et la seconde étant de m’abstenir de poser des questions lorsque la doxa a jugé qu’il n’y avait plus lieu de poser des questions — dans le même ordre d’idées, ce n’est pas la crédulité du croyant qui me fait détester les religions mais bien l’hostilité aux questions. Enfin quelque chose comme ça, ma version peut changer car je ne connais pas moi-même totalement mes motivations, ou plutôt, j’en vois d’innombrables mais je serais bien incapable de dire lesquelles sont déterminantes2.

lune_trace

Il y a aussi les petites vexations comme le fait d’être mis dans le même sac qu’une personne avec qui on n’est pas spécialement en accord (je suis trop anarchiste ou même individualiste pour pouvoir supporter ça) ; le fait de se faire reprocher des choses que l’on n’a ni pensées ni dites, et de ne jamais avoir le droit de dissiper le malentendu ; et bien sûr l’angoissante sensation que la terre se dérobe sous ses pieds lorsque l’on constate à quelle rapidité des années de rapports amicaux peuvent sembler n’avoir été qu’une illusion, à l’occasion d’un désaccord qui n’aurait sans doute jamais abouti au même résultat dans ce que les gens nomment « la vie réelle » (mais qui ne l’est pas plus que l’autre, puisque nos vies virtuelles sont une partie de notre vie réelle). « In Real Life », le visage, les gestes, les mimiques, les regards, le ton de la voix, et peut-être même les phéromones que nous échangeons avec notre interlocuteur doublent notre conversation cognitive, abstraite, d’informations que, faute de mieux, je nommerais « animales ». Non seulement le corps véhicule un autre discours que le simple discours intellectuel, mais il amène avec lui un autre rapport au temps et à la mémoire. La simple présence du visage (et c’est moi, qui souffre de prosopagnosie, qui le dis) d’une personne fait exister simultanément tous les moments qu’on a eu avec elle — ce qui peut nous la rendre odieuse en cas de brouille, bien sûr. Lors d’échanges purement textuels, le fameux « jeu d’imitation » d’Alan Turing, cette dimension animale disparaît, est filtrée. Énormément de choses passent malgré tout, y compris dans le domaine du sensible, grâce au pouvoir du verbe, bien sûr : on utilise un mot plus qu’un autre pour cette raison, pour ajouter quelque chose au simple sens qu’ont les mots pris littéralement, pour créer de la complexité, de la contradiction, de la tendresse ou de l’agressivité, enfin tout ce que l’on veut3.

La fréquentation des forums, de Twitter, etc., a été pour moi une grande leçon de littérature. Mais j’en ai tiré une autre leçon, je me souviens que lorsque l’on quitte ou délaisse un lieu virtuel de conversation, on y est rapidement oublié, et je crois que c’est vraiment là la spécificité du médium, ce qui fait que certains croient et disent que les rapports que l’on entretient dans des lieux de conversation dits « virtuels » sont, en vérité, du vent. Ils ne le sont pas, mais ils ont besoin d’être sans cesse réactivés, c’est même pour ça qu’ils peuvent être un peu obsessionnels, que l’on peut craindre de disparaître si l’on ne donne pas assez souvent de preuves de vie.

Je ne suis pas fâché, je ne boude pas, je suis parti, c’est tout.
Et toi, Twitter, comme l’ont chanté Régine, puis Larusso, tu m’oublieras.

(…) Et sur le piédestal il y a ces mots :
« Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois.
Contemplez mes œuvres, Ô Puissants, et désespérez ! »
À côté, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. » 
 (Percy Bysshe Shelley – Ozyamandias)

J’ai reçu plein de messages gentils de partout, y compris de la part de gens avec qui j’ai justement eu des mots pénibles cette semaine, y compris de gens dont j’ignorais qu’ils s’en souciassent le moins du monde. Ma femme et ma fille cadette, qui semblent également inquiètes de ma disparition du pays des cent-quarante signes y vont voir ce qui se dit et me jurent qu’on m’y regrette4. Mais de mon côté, j’ai la sensation étourdissante (l’état grippal y est sans doute pour quelque chose) d’être libéré d’un lest dont j’ignorais jusqu’ici l’existence. J’ai toujours eu l’habitude de continuer les discussions jusqu’à la nausée, sans jamais fermer la porte à qui que ce soit, avec une patience qui parvenait même à épuiser non pas mes contradicteurs, mes trolls, mais même mes lecteurs les plus assidus. Pourtant, là, eh bien je ne l’ai pas fait, je me suis arrêté bien avant que quoi que ce soit ne dégénère, et donc bien avant l’inévitable réconciliation qui suit. Je me suis toujours réconcilié assez aisément car si j’ai beaucoup d’orgueil, je n’ai que peu de fierté5.

Je n’ai pas seulement quitté une conversation, j’ai quitté la conversation, car la particularité de Twitter, je crois, est bien de n’être qu’une unique conversation.
Bien sûr, je ne suis pas qu’euphorique, moi qui ne romps quasiment jamais avec personne, qui ne considère aucune discussion vraiment terminée, qui ne peux pas jeter un objet, qui vis dans la maison où j’ai grandi, j’ai la sensation de sauter dans le vide. Il est presque dix heures, j’ai complètement oublié de m’alimenter aujourd’hui et je ne ressens pourtant pas la faim, ce qui n’est vraiment pas typique de moi (si cette affaire m’aide à perdre du poids, ce sera déjà ça). Je ne dis pas ça pour m’épancher, je me prends pour sujet d’observation. Si j’étais rigoureux, je tiendrais un journal de cette nouvelle expérience.

Telefontornet

La Telefontornet, la tour téléphonique de Stockholm, en Suède, en 1890. Cette structure reliait entre eux les abonnés au service téléphonique non seulement de manière matérielle (comme tout réseau de téléphonie filaire), mais de manière apparente, avec ses milliers de câbles tendus entre la tour et chaque téléphone. Avant de quitter Twitter, j’avais 4583 abonnés. À peu près autant que la Telefontornet de Stockholm (environ 5000), quoi !

Je me demande si je ne suis pas en train de vivre une mue post-internet6. Je dois d’immenses choses à ce réseau : un grand nombre de mes amis, des projets professionnels (en fait, presque toute ma vie professionnelle) et une grande partie de ma formation intellectuelle. Mais je me demande s’il n’est pas temps de connaître d’autres aventures.
En attendant, depuis trois jours, il m’arrive régulièrement de vivre une histoire quelconque7 et de commencer à formuler mentalement le tweet qui servira à la raconter. Je parie que si je les tapais sur un clavier, j’arriverais à ce que les phrases que je conçois fassent cent-quarante caractères, virgules et point compris. Je devrais peut-être aller graffiter mes pensées inutiles sur les murs de Paris, comme autrefois Nicolas Restif de la Bretonne.

Le Havre, vu depuis la partie haute de la ville, avant-hier nuit.

Le Havre, vu depuis la partie haute de la ville, avant-hier nuit.

Amusant, je viens de relire l’article que j’ai écrit ici-même, en juin 2009, lors de ma découverte de Twitter. J’étais enthousiaste mais je constate que j’étais loin d’imaginer à quel point ce lieu compterait dans mon existence.

  1. Eh oui, il n’y a pas que les enfants qui disent « je suis fatigué », ou « j’ai mal au ventre » quand il y a contrariété. []
  2. J’essaie de me comprendre moi-même non seulement dans mon article sur le blog Castagne, mais aussi par mes réponses aux nombreux commentaires qui y ont été faits. []
  3. Voilà ce que je juge horripilant avec les slogans politiques et avec une partie de la philosophie et des sciences : ils refusent la finesse littéraire et, en cherchant l’exactitude et la précision du vocabulaire, en forçant à s’y rallier de manière binaire, perdent la capacité à faire dire aux mots des choses que l’on n’avait jamais pensé à leur faire dire. Alors vive la poésie. Bien sûr, on ne peut se comprendre sans un minimum de lieux communs, mais on ne peut rien inventer si on ne pense que par eux. Sur ma liste : relire Les Fleurs de Tarbes, de Jean Paulhan. []
  4. J’évite, pour ma part, d’aller voir ce qui se dit sur Twitter. Finalement, assister à ses funérailles comme Tom Sawyer, ça n’est peut-être pas si drôle. Je me suis tout de même reconnecté dans l’après-midi pour comprendre pourquoi l’archive de mes tweets n’arrivait pas… Ce qui a abouti à une récréation expresse du compte, et a donné quelques fausses-joies : j’ai à nouveau désactivé le compte. []
  5. Je sais qu’il est de coutume de considérer l’orgueil comme un défaut majeur et la fierté comme une presque-qualité, mais c’est ainsi que je me vois. []
  6. Postinternet et un terme qui connaît une grande faveur dans le monde des arts « médiatiques ». Il décrit une production artistique qui transfère l’état d’esprit du réseau hors de son substrat originel. []
  7. Pour la première fois depuis des années, j’ai gravé un DVD-ROM ; Ma chatte, pour la seconde fois a réussi à tirer seule sa litière d’en dessous du meuble où elle était rangée ; J’ai reçu une relance amiable des Urssaf alors que je jurerais ne jamais avoir reçu le premier courrier ; J’ai dansé avec Laure Limongi et nos étudiants en Master de Création littéraire sur la musique de mon adolescence, et être le plus âgé de tous ; j’ai, ce soir là, bu tout seul ma bouteille de Montbazillac et avoir senti les cheveux me faire mal à chaque pas de danse ; j’ai aimé regarder Le Havre depuis ses hauteurs, la nuit ; mon père s’est fait voler son sac devant la gare Montparnasse – il vit dans le Sud-Ouest, il ne sait plus ce qu’est Paris ; etc. []
  1. 8 Responses to “Abonné absent”

  2. By pierre on Nov 21, 2014

    Oh mon salaud, le nombre de FF que tu vas manger demain :D

  3. By Jean-no on Nov 21, 2014

    @pierre : ils m’ont déjà oublié, et d’ailleurs si je ne suis pas là pour signaler mes articles sur Twitter, personne ne sait qu’ils existent :-)

  4. By AlexMoatt on Nov 22, 2014

    Je voulais tweeter cet article mais, ironie, je ne trouve pas le bouton « tweeter »: l’avez-vous aussi désactivé ou n’a-t-l jamais été sur ce blog ? :)

  5. By Jean-no on Nov 23, 2014

    @AlexMoatt : non, je n’ai jamais mis de boiton « tweeter » ici. C’est vrai que c’est pratique.

  6. By Panjidrama on Nov 25, 2014

    Je passe en coup de vent pour te dire que j’ai été ravi de t’avoir dans ma TL (et flatté d’être dans la tienne). J’espère bien te revoir bloguer, même à l’occasion (RSS is not dead). Dans la mesure où, au delà ton regard, tu as aussi des projets passionnants (tes traductions, ton boulot sur arduino, processing…), et que je ne peux pas faire l’aller-retour au Havre toutes les semaines pour te demander directement, ça m’arrangerait.
    Bonne continuation.

  7. By laurentp on Nov 30, 2014

    Jean-Noël : toujours à l’avant garde : Benjamin Biolay, le drôle d’oiseau de gazouillera plus.

  8. By Jean-no on Nov 30, 2014

    @laurentp : mon ultime tweet a été fait le 17 novembre à 19:59, soit un heure et vingt-quatre minutes avant le dernier tweet de Biolay ! Donc oui, à l’avant-garde :-)

  9. By Looping on Déc 10, 2014

    Tu vas me manquer. J’ai bien aimé ce bout de chemin avec toi.

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