Le micro-mécénat
avril 20th, 2014 Posted in Bande dessinée, InteractivitéContinuons de nous intéresser aux plate-formes de financement contributif1, avec un système conçu pour assurer un revenu régulier à des artistes. Les systèmes de crowdfunding tels que KissKissBankBank, Ulule, Indiegogo et KickStarter ont fait leurs preuves mais reposent sur le principe du projet ponctuel.
J’ai pu expérimenter un nouveau modèle, celui de Patreon, qui propose à chacun de se faire le micro-protecteur — « micro » car on peut ne donner qu’un dollar — d’un créateur ou d’une création sur une base régulière, qui peut être mensuelle ou dépendre de la fréquence de publication des œuvres, comme c’est le cas du groupe Pomplamoose, qui n’est rémunéré qu’à chaque publication d’une nouvelle vidéo. Certains ont réussi à transformer une vraie popularité préexistante en un revenu conséquent, comme Zach Weinersmith, auteur du Saturday Morning Breakfast Cereal, qui perçoit actuellement 8000 dollars mensuels.
Ce système est assez proche de la « syndication »2, inventée (ou en tout cas fixée dans ses pratiques et son économie) par Randolf Hearst il y a précisément un siècle pour que la pléthorique presse locale américaine, puis la presse mondiale, puisse mutualiser certains contenus en s’abonnant à des daily-strips, des dépêches d’actualité, des éditoriaux, etc.
Les « syndicates » et leurs employés ne percevaient de chaque support de presse que des sommes assez modestes, mais qui, multipliées par le nombre, pouvaient constituer des mannes importantes et faire la fortune de leurs auteurs. Pim, Pam, Poum, Little Orphan Annie, La famille Illico, Lil’Abner, Peanuts, Doonesbury ou encore Calvin et Hobbes sont ou ont été publiés dans plusieurs centaines, voire milliers de journaux chaque jour. Ce système a beaucoup pesé sur l’histoire de la bande dessinée3.
Avec Patreon, le but est clairement de rémunérer les auteurs de contenu en ligne, tels que les blogueurs, vidéoblogueurs, auteur de webcomics, de podcasts, de jeux ou encore de tutoriels pédagogiques. Les créateurs dont le travail n’est pas spécifique au web sont tout de même censés y diffuser leur production : musiciens, écrivains, photographes, etc., etc.
Les auteurs disposent de nombreuses options ou configurations : régularité, modalités de diffusion, mais aussi cadeaux supplémentaires selon l’importance des dons.
Je teste le système en rémunérant Fred Boot pour son projet d’adaptation en bande dessinée du roman Mon oncle Benjamin, écrit au milieu du XIXe siècle et situé avant la révolution française, que Frédéric transpose dans la Normandie des années 1960. Il s’engage à publier au minimum six planches par mois. Pour l’instant, cela lui rapporte un peu plus de cinquante dollars par mois, c’est plus un encouragement qu’un revenu véritable, bien sûr, et le dollar4 que je dépense chaque mois est donc pour l’instant plutôt symbolique. Mais allez savoir comment cela peut évoluer.
Patreon est sans doute un des avenirs possibles pour les créateurs de contenus en ligne, bien plus prometteur à mon avis que la publicité, ou la réversion de droits d’auteurs que proposent Youtube et les plate-formes de diffusion de musique en streaming : ces systèmes ne rapportent vraiment qu’à eux-mêmes et au petit nombre d’artistes qui a un public suffisamment important pour que des pourcentages minuscules (quelques millièmes d’euros par écoute, pour le Streaming) soient effectivement rémunérateurs. Ici, ce sont l’artiste ou ses créations qui comptent : on aime, on soutient, donc on participe, mais cette fois sur une base régulière.
Pour la bande dessinée en ligne, qui a une grande vitalité mais dont les meilleurs auteurs finissent par s’épuiser faute de modèle économique, Patreon et ses futurs concurrents constituent une excellente voie.
- Lire mes précédents articles en rapport avec le financement de la création : Musique, où est-ce qu’on paie ?, L’argent et Pourquoi donner ?. C’est en commentaire à ce dernier article que Wood m’a signalé l’existence de Patreon. [↩]
- Parmi les plus célèbres « syndicates », citons King Features Syndicates, Tribune Media Service, United features syndicate, Creators syndicate, Washington Post Writers Group, et en France, Opera Mundi — qui a cessé ses activités il y a une trentaine d’années déjà. [↩]
- Je spécifie tout cela car sur Internet, le mot « syndication » a surtout été beaucoup utilisé, il y a une dizaine d’années, pour décrire l’agrégation de flux de contenu (généralement sans question de rémunération, mais il y a des exceptions) dans une interface unique telle que Bloglines, Feedly, Netvibes, scoop.it, feu Google reader, etc. [↩]
- Un écueil à signaler : les banques — la mienne en tout cas — prélèvent un euro forfaitaire de commission. Cela me coûte donc un euro soixante-dix de donner un dollar (dont un pourcentage est conservé par Patreon), ce qui n’est pas du meilleur rendement. Ma banque est La Banque Postale, j’ignore ce qui se pratique ailleurs. [↩]
12 Responses to “Le micro-mécénat”
By Wood on Avr 20, 2014
La différence avec la syndication c’est que Patreon repose sur le modèle du « on paye si on veut, ce qu’on veut », alors que l’artiste ne peut pas en faire de même quand il s’agit de payer son loyer ou ses courses.
Pour la commission prélevée par la banque, on peut peut-être contourner le problème en utilisant Paypal par virement. Je suis en train de tester ça.
By nicolas on Avr 20, 2014
Intéressant Patreon ! Sur un autre modèle, il y a aussi cette option que je trouve assez chouette sur Flattr pour connecter donations et clics sur les boutons ♥/+1/Like/Favorite/… de divers services. Ça permet aux créateurs de recevoir des micro-donations sans pour autant cette fois devoir mettre en place un bouton Flattr. Par contre du coup, ça repose plus sur le hasard d’avoir à la fois ses visiteurs et soi inscrits sur le système et laisse la surprise sur le montant du revenu en fin de mois, à l’inverse d’une “campagne” en crowdfunding classique ou sur Patreon.
By Jean-no on Avr 21, 2014
@Wood : ben oui, on paie quand on veut, mais il y a quand même des chances qu’une certaine régularité s’installe.
Pour la commission, tu as eu un euro aussi ? Tu es à la banque postale comme moi ? Je me demandais ce qui se passe si on patronne cinq artistes, disons : est-ce que tout est prélevé d’un coup (une seule commission) ou est-ce qu’il y a autant d’opérations que de créateurs ?
@nicolas : Flattr est une idée sympathique en théorie, mais un peu une usine à gaz en pratique, j’ai l’impression.
By Wood on Avr 21, 2014
Non, c’était des paiements séparés, avec à chaque fois une « commission paiement par carte bancaire » de 1€. On va voir si ça s’améliore en passant par Paypal, vu que Paypal n’utilise pas ma carte bancaire.
Et oui, c’est la Banque Postale aussi.
By Wood on Avr 21, 2014
Une autre remarque, c’est que si Zach Weinersmith a réussi a réunir un tel revenu, c’est qu’il était un des premiers sur la plate-forme. Il y a un risque que plus il y aura d’auteurs différents, plus le public se dispersera et moins il y aura d’argent pour chacun.
Dans le milieu des webcomics, on dirait que tout le monde observe Patreon en se demandant si c’est un « game-changer » ou juste une mode qui va finir par passer. Rien ne garantit que les donateurs du mois dernier seront toujours là le mois suivant, même si vous avez livré vos pages avec la même régularité.
By Jean-no on Avr 21, 2014
La non-sélectivité des dossiers est à la fois la beauté du truc et son point faible, puisque des tas des dossiers peuvent se trouver perdus dans la masse.
By Pierre on Avr 21, 2014
Juste pour info, c’est quoi ta banque ? Parce que la plupart des banques ne font plus de prélèvements de commission en cas de change ? Ça doit d’ailleurs pouvoir se négocier car c’est franchement abusif, il y a bien longtemps que les banques n’ont plus de frais entre elles à l’international.
By Jean-no on Avr 21, 2014
@Pierre : ben, je suis à la poste bancale.
By Etienne on Avr 25, 2014
Je comprrends que si on est micro-mécène de plusieurs créateurs, on est prélevé en une seule fois. (lu dans la FAQ de patreon : More information on credit card fees: Credit card fees are variable for every creator. There are several factors that determine the fees. First, we process all patrons pledges in one bulk transaction at the end of each month. This means if you have patrons that are supporting you…AND another creator the credit card fees will be lower. Where if Im support you for $1, AND another creator at $5, instead of getting two credit card fees and each creator taking a hit the fees are split by both creators resulting in a smaller fee and a larger cut to each creator)
Pour info, ma banque prélève 2 centimes d’euros à chaque prélèvement. Il s’agit d’une banque en ligne et je crois que toutes doivent en faire autant.
Et Patreon est un système très intéressant et ce que fait Môssieu Boot est très bien ;).
By Jean-no on Avr 25, 2014
@Etienne : plus haut, @Wood a l’expérience de paiements séparés. À deux centimes d’euros, évidemment, c’est pas un problème. J’ai écrit à Patreon, ils m’ont répondu assez vite en me disant qu’ils cherchaient des moyens de paiement alternatifs (jusqu’au Bitcoin !) pour qu’on ait un maximum de possibilités et qu’il y ait moins de problèmes internationaux.
By Thierry Smolderen on Avr 26, 2014
Juste un petit mot à propos de la « syndication » des bandes dessinées dans les journaux US, Jean-No. Tu dis que les comics ont beaucoup profité du système, mais d’après une thèse apparemment très bien informée, écrite par un étudiant en journalisme en 1933 (1), le système a été inventé POUR les comics, et s’est répandu ensuite à toutes sortes d’autres « features » (éditoriaux et autres). On ne mesure pas à quel point les comics ont joué un rôle fondamental dans l’évolution de la presse, comme institution, après 1900, au USA. La symbiose était totale. Dans les années 1920, un publication professionnelle intitulée « Circulation », destinée au monde de la presse (et principalement aux directeurs de journaux), réservait une place royale aux comic strips, publiant notamment des essais de psychologues « behaviourists » qui définissaient les « family strips » de l’époque comme les meilleurs « habit builders » (créateurs d’habitudes) imaginables.
(1) « A History and Analysis of the Comic Strip », Harry Emsley Wood Jr., thèse de Master of Arts (journalisme), 1933. (Le PDF se trouve en ligne quelque part).
By Jean-no on Avr 26, 2014
@Thierry : Ah mais je ne dis rien d’autre ! Et je remarque que la presse qui se plaint de la baisse de son lectorat devrait se demander si ça ne correspond pas à son abandon du strip !