Profitez-en, après celui là c'est fini

L’homme, le train, les machines

avril 6th, 2014 Posted in Interactivité, Les pros, stationspotting

(Je poste peu, ces temps-ci, étant en train de finaliser avec Jean-Michel Géridan et Bruno Affagard un livre qui devrait sortir avant l’été, et qui sera consacré aux montages électroniques avec Arduino)

Mercredi, je me trouvais dans le train, de retour du Havre. Mon billet était dûment composté, mais le contrôleur a remarqué qu’il avait été acheté pour le 3 avril, alors que nous étions le 2. Comme tous les billets à tarif régulier du réseau « Intercités », celui-ci peut être utilisé pendant deux mois1, donc du 3 avril au 3 juin, mais il n’est pas valable avant la date de départ spécifiée. Je le savais, tout en n’en comprenant pas bien la raison, mais cette fois-ci je me suis trompé de date. Plutôt que de me faire payer une amende, le contrôleur m’a proposé d’annuler le billet pour que je me le fasse rembourser, puis de me facturer un nouveau billet, au même tarif mais avec une majoration de dix euros.
J’ai fait comprendre que je trouvais ça malhonnête mais j’ai tendu ma carte-bleue.

billet

« Vous comprenez, il y a une faille, il y a des gens qui en profitent,… » — « Ah bon, c’est quoi ? S’il est composté, le billet, on ne peut pas se le faire rembourser ! » — « Ah mais je ne dois pas vous le dire, ça pourrait vous donner des idées ». Où l’on m’explique, donc, que je vais payer dix euros pour avoir potentiellement profité d’une astuce qui dépasse mon imagination2. Je ne sais même pas comment j’aurais pu tricher, mais on ne me le dira pas, car sinon, je risque de le faire. Ce n’est pas si illogique que ça peut le sembler, mais j’en retiens surtout que je ne bénéficie d’aucune présomption d’honnêteté.

Le dieu des terminaux de paiement, lui, a cru en ma bonne foi, refusant obstinément de valider la transaction. « Ça m’a déjà fait ça dans l’autre wagon, c’est cette machine, elle a un truc qui ne va pas. Vous n’avez pas un autre moyen de paiement ? » — « Ah non, désolé » (je n’allais pas aller jusqu’à rendre les choses faciles, tout de même !) — « Bon, je vais voir si mon collègue… je reviens ».
Quand le contrôleur est revenu, j’ai lu dans ses yeux éteints qu’il avait décidé d’abandonner son projet d’extorsion. Mais il lui fallait malgré tout résoudre un problème : j’avais toujours entre les mains un billet remboursable. Il m’a demandé avec d’étonnantes précautions3 si je l’autorisais à supprimer la bande magnétique de mon titre de transport.

borne_jaune

C’est là que j’ai compris l’escroquerie qui m’échappait, et qui est pourtant évidente : ce ne sont pas des guichetiers qui rembourseraient mon billet composté, mais évidemment des machines, les bornes d’achat et d’échange, qui savent lire la piste magnétique du billet mais sont incapables d’y constater un compostage ni d’interpréter des indications manuscrites. J’ai, bien entendu, accepté l’opération, et l’agent a lentement déchiré mon billet, puis y a écrit des inscriptions contredisant les inscriptions qu’il avait rédigées au même endroit une demi-heure plus tôt, jusqu’à donner un air un peu « grunge »4 à mon titre de transport.

L’agent, habillé par Christian Lacroix5, vivant le plus clair de son temps dans une machine propulsée à cent et quelques kilomètres à l’heure, forcé de s’accommoder quotidiennement du fonctionnement plus ou moins fiable de toutes sortes de machines (locomotive, système de chauffage, de sonorisation, d’ouverture des sas, et bien entendu le terminal qu’il porte avec lui toute la journée), utilise sa minuscule marge d’action et de décision pour pallier les failles du dispositif de vente automatique qui a été placé dans la gare pour remplacer ses collègues guichetiers. Espère-t-il que tant d’obligeance lui permettra de ne pas être, lui aussi, remplacé un jour par une machine ?

...

Gare Saint-Lazare, depuis quelques semaines on peut donner son avis sur l’aménagement de l’espace d’attente — qui n’est pas une salle d’attente, puisqu’il n’y a pas de salle.
Là encore, pas besoin de s’embêter à donner son avis à une personne qui ne saura qu’en faire6, pas besoin non plus d’écrire une longue lettre au chef de gare, il suffit de parvenir à interpréter les humeurs que nous proposent quatre « smileys », puis d’appuyer sur celui qui correspond à notre état d’esprit du moment. Ça n’aura sans doute aucun effet, peut-être même que ces boutons aux airs de jouets pour enfant ne sont reliés à rien, mais cela permet pendant un quart de seconde de se faire croire que l’on s’est exprimé, que l’on a une opinion, que cette opinion peut compter. Enfin bref, que l’on existe.

  1. Quelques jours après la publication de cet article, j’apprends que la SNCF veut revenir sur cette durée et envisage de réduire la validité des billets à sept jours. []
  2. Je n’ai jamais eu cet esprit « combinard » si répandu dans notre beau pays et que, en tant qu’ethopsychologue amateur, j’aurais tendance à lier au traumatisme de l’occupation allemande et de l’immédiat après-guerre, avec marché noir et « système D ». Cet esprit particulier se retrouve dans les institutions, qui soupçonnent constamment un détournement des règles ou une malhonnêteté de la part du citoyen. []
  3. Je crois qu’il est illégal d’endommager un billet de train, car celui-ci tient lieu de contrat entre la SNCF et le passager, or un contrat ne doit jamais être altéré physiquement. Il y a une ou deux décennies, je me souviens qu’un avocat astucieux avait fait condamner la SNCF car ses billets, une fois trouillotés par les contrôleurs, pouvaient être considérés comme endommagés. J’imagine que les règles ont un peu changé ensuite : une telle jurisprudence aurait vite coûté cher. []
  4. Je veux voir ici un hommage involontaire au chanteur du groupe Nirvana, Kurt Cobain, mort il y a vingt ans aujourd’hui. []
  5. Pas pour longtemps : après sept années, l’élégant uniforme modulaire gris et violet de Lacroix va disparaître, remplacé par un costume qui imite ostensiblement ceux des compagnies aériennes, dont le modèle économique, basé sur une gestion en temps réel de l’offre et de la demande qui permet d’avoir le plus grand nombre de passagers au tarif le plus avantageux pour la compagnie, est depuis des années le modèle de la SNCF. []
  6. Je doute que les agents SNCF aient quelqu’un à qui transmettre les remarques qu’on leur fait. Lire à ce sujet Police, RATP & bêtise humaine, par François Bon, où ce dernier raconte comment il a tenté d’expliquer à des policiers et des agents de la RATP comment on pouvait espionner des usagers en train de saisir leur code de carte-bleue, mais on lui a répondu un « Il y a un problème de sécurité ? C’est bon, je ferai remonter l’information. » complètement absurde, puisque les explications sur la teneur du problème de sécurité en question n’avaient pas été données. []
  1. 6 Responses to “L’homme, le train, les machines”

  2. By Dominique Hasselmann on Avr 6, 2014

    Oui, nouveaux uniformes fabriqués par Armor Lux, le même qui a habillé notre play-boy national propulsé à Bercy d’un polo rayé bleu marine.

    Ce système de billets en papier de la SNCF et ces machines qui les délivrent, les compostent et les vérifient (je parle des contrôleurs, là) est forcément appelé à disparaître.

    De même qu’il n’y a quasiment plus personne dans les cages en verre d' »accueil » de la Ratp, pourquoi utiliser encore des surveillants dans les trains ?

    Un badge avec code-barre accroché sur la veste ou le corsage, filmé par une caméra dans le wagon, devrait suffire.

    D’ailleurs le maire « vert » de Grenoble (un audacieux !) cherche à revendre celles de sa ville dont il a constaté, dans un rapport confidentiel de la précédente municipalité, qu’elles ne servaient quasiment à rien.

    Qui irait braquer une bijouterie sans enfiler juste avant une cagoule (ou un casque de moto) ?

    La Sncf, comme la Ratp, sont devenues des entreprises sans âme qui vive (à part les voyageurs).

  3. By Bardet on Avr 6, 2014

    Bonjour.
    « pallier les failles du dispositif » : pallier, verbe transitif direct.
    Simple remarque grammaticale qui n’ôte rien à la qualité et l’intérêt de vos articles, et au plaisir que l’on prend à lire ce blog.

  4. By Jean-no on Avr 6, 2014

    @Bardet : merci, j’ai corrigé. J’aurais dû utiliser « remédier » (aux failles…) que je maîtrise mieux :-D
    (je dois avouer par ailleurs que je ne sais pas ce qu’est un verbe transitif direct, je suis extrêmement ignorant en grammaire)

  5. By Nicolas B. on Avr 9, 2014

    Jean-No le parano, j’aime beaucoup l’idée de la machine à avis qui ne serait reliée à rien. ^^ Dans la même veine, une légende urbaine fait état de boutons rouges d’appel piéton qui seraient des boutons placebo.

  6. By Jean-no on Avr 9, 2014

    @Nicolas B. : il n’est pas rare que des boutons ne soient reliés à rien, que ce soit à rien du tout, ou juste à personne – je veux dire qu’un bouton peut fonctionner sans avoir d’effet particulier : quelqu’un ira-t-il consulter les stats de ces boutons ? Et si oui, quelle est leur valeur, si n’importe qui peut appuyer autant qu’il veut ?

  7. By laïka on Avr 13, 2014

    Pour la non-validité d’un billet composté avant sa fourchette de validité, une fois où ça m’était arrivé, on m’avait dit que c’était parce que s’il arrivait un pépin pendant le voyage la sncf était dégagée de toute responsabilité. Pas de mention d’une fraude possible.
    Je crois bien m’en être tirée sans amende ni cérémonial d’autographe et déchirement de billet.

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