Les Enfers virtuels
février 3rd, 2014 Posted in Interactivité, LectureEn avril 2013, l’écrivain écossais Iain Menzies Banks a annoncé à ses lecteurs qu’il était atteint d’un cancer en phase terminale et qu’il ne pensait pas vivre un an. Dans la lettre, il raconte avoir proposé à sa compagne de devenir sa veuve en voulant bien accepter de l’épouser. Il est effectivement mort deux mois plus tard, à l’âge de cinquante-neuf ans, en laissant derrière lui de nombreux romans de littérature générale ou de science-fiction. Parmi ses écrits de science-fiction, les plus célèbres appartiennent au Cycle de la Culture, qui a désormais le même genre d’importance dans l’histoire du genre que l’Histoire du futur de Robert Heinlein, le Cycle de l’Empire par Isaac Asimov1, le Cycle de l’Ekumen par Ursula K. Le Guin, etc.
J’ai commencé — très récemment — à lire Iain M. Banks par son seul et unique recueil de nouvelles, l’Essence de l’art (State of the art, 1989), dont plusieurs histoires sont directement reliées au Cycle de la Culture2, et Excession, un roman de 1996. Dans ma pile de lecture, se trouve aussi L’Homme des jeux (The Player of games, 1988), tout premier livre de la série — série que l’on peut apparemment lire dans l’ordre que l’on souhaite. Pour l’instant, mon roman préféré est Les Enfers virtuels (Surface detail, 2010), un live assez imposant, publié en deux tomes par Ailleurs et demain, puis en un seul tome de près de neuf cent pages chez J’ai Lu.
La Culture est une civilisation galactique très avancée, tellement avancée qu’elle devrait depuis longtemps, comme bien d’autres, avoir franchi le cap de la « sublimation », un stade aux modalités mal connues à partir duquel on abandonne son enveloppe vitale, qu’il s’agisse d’un organisme biologique ou d’un quelconque support numérique, pour accéder à d’autres dimensions, où la vie matérielle et l’individualité n’existent plus, détachement ultime qui rappelle le Nirvāna hindouiste. Ce stade de la sublimation est mystérieux et un peu inquiétant, car ceux qui y accèdent n’ont plus avoir aucun contact avec les espèces qui ne les ont pas rejoint : devenus des quasi-divinités, les sublimés semblent indifférents à la marche de l’univers tel qu’ils l’ont connu, et ne semblent même plus avoir de sens moral ou de goût pour la politique, pas plus que de curiosité envers quoi que ce soit. Les rares entités à avoir fait le chemin inverse s’avèrent ensuite incapables de parler de leur expérience3.
Parmi toutes les innombrables civilisations ou espèces qui peuplent le cosmos vu par Iain Banks, donc, la Culture se distingue par son évolution sciemment laissée en suspens, et semble convaincue que l’intelligence et la curiosité peuvent continuer d’exister au delà du besoin de survie, qui n’est plus son problème depuis des millénaires. Civilisation de niveau huit4, la Culture dispose d’une technologie très avancée : voyage interstellaire ultra-rapide, déplacement de l’énergie ou de la matière, amélioration et transformation du vivant, et donc quasi-immortalité, vaisseaux spatiaux immenses (jusqu’à plusieurs centaines de millions de passagers, pour les « Vaisseaux systèmes généraux »),… Les membres de la Culture vivent rarement sur des planètes, la plupart réside dans des vaisseaux ou dans des structures orbitales immenses en forme de roues.
La Culture se caractérise par la liberté presque absolue de ses citoyens qui ne reconnaissent comme forme de propriété privée que la mémoire et la personnalité, et n’utilisent de l’argent que lorsqu’ils sont en contact avec d’autres espèces. Ils changent de sexe, d’apparence ou même de support (biologique ou informatique) quand cela leur chante. Les décisions se prennent souvent par référendums organisés entre personnes concernées par un sujet. Les membres de la Culture sont libres de quitter leur utopie anarchiste s’ils souhaitent vieillir, mourir, être assimilés à d’autres espèces, ou tout simplement dériver dans l’espace en solitaires, comme certains vaisseaux que l’on nomme « excentriques ». La Culture est plus ou moins gérée par des intelligences artificielles supérieures, les « mentaux », qui, en apparence, ne cherchent à asservir ou à diriger personne.
Les intelligences artificielles ont une énorme importance dans la Culture, où presque tous les objets semblent capables de tenir une conversation, depuis la combinaison de survie jusqu’au vaisseau spatial. Les intelligences artificielles ont un statut de citoyen identique à celui des membres humanoïdes de la Culture — elles sont souvent aussi intelligentes, et parfois bien plus. Un type d’intelligence artificielle fréquemment rencontrée sont les drones, des petits objets flottants que j’imagine de la taille et de la forme d’un cahier qui émet de la lumière de différentes couleurs selon son humeur.
Plusieurs membres de la Culture dont nous suivons le destin dans les récits de Banks appartiennent à la section Contact, qui s’occupe de diplomatie, ou à la section Circonstances Spéciales, les services secrets de la Culture, spécialisés dans les coups tordus mais, semble-t-il, n’agissant que dans l’intérêt des valeurs propres à la Culture : respect de l’existence et de la liberté des individus.
Dans Les Enfers virtuels, on rencontre en outre la section Quiétus, affectée au repos des morts. De manière très logique, de nombreuses civilisations de l’espace, dont la Culture, sont parvenues à un niveau technologique qui leur permet de donner une réalité aux existences post-mortem promises par les religions, ce qui signifie qu’après sa mort, une personne « sauvegardée » voit sa personnalité et sa mémoire — son âme, quoi —, stockée dans un environnement virtuel. Certaines civilisations tiennent à ce que les morts que l’on veut punir pour leurs actions passées soient envoyés dans de véritables enfers où ce qu’il reste d’eux sera tourmenté et torturé indéfiniment.
Pour la Culture, qui refuse la cruauté, cette idée de châtiment n’est pas admissible, et, avec d’autres civilisations de niveaux divers, elle milite pour la disparition des enfers. D’autres, au contraire, défendent bec et ongles ce principe qui, selon eux, pousse les vivants à agir mieux. Pour départager les points de vue, une guerre est organisée dans un monde virtuel entre les factions pro-enfers et anti-enfers. Divers personnages sont liées dans le roman par cette question des enfers : Yime Nsokyi, agent de Quiétus ; Prin et Chay, un couple d’universitaires qui sont volontairement allés dans l’enfer réservé aux Pavuléens — leur espèce —, pour témoigner de son existence et de son horreur et qui n’en sont pas revenus indemnes ; Joiler Veppers, un homme d’affaire richissime, virtuellement propriétaire de sa planète, et Lededje Y’breq, la fille de son ancien associé, dont il a hérité en remboursement de dettes, qu’il a assassinée alors qu’elle tentait de s’enfuir, mais dont la mort n’est pas définitive à cause de l’intervention du Moi je compte, un vaisseau de la Culture ; le vaisseau de classe Abominator nommé En dehors des contraintes morales habituelles, membre de Circonstances Spéciales, qui veut aider Lededje à se venger ; le soldat Vatueil, mort et recréé des milliers de fois dans le cadre de la guerre des enfers ; etc.
Je ne vais pas tenter de raconter plus précisément l’intrigue de ce space opera, mais je peux dire en revanche que j’ai été emporté par le talent de l’auteur à exposer un univers complexe, grouillant de civilisations, de créatures vivantes, électroniques ou biologiques. En refermant l’épais volume, j’étais tout à fait convaincu de la réalité de tout ce que j’avais lu, des personnages et des situations, car tout ça est particulièrement bien construit, cohérent, crédible, malgré l’avancée technologique si élevée qu’elle semble relever de la magie5.
À propos d’avancée technologique impossible, l’édition de poche d’Excession — un roman antérieur de Banks, donc — est précédée d’une préface de Gérard Klein qui disserte au sujet des promesses de la recherche en Intelligence Artificielle. Il y doute beaucoup que, même dans un futur assez lointain, on parvienne à créer une conscience artificielle réellement autonome. J’ignore si cette conclusion est fondée — je préfère croire Iain M. Banks, finalement, ne serait-ce que pour la stimulante matière fictionnelle que ses prédictions permettent —, mais le texte est très sérieusement documenté et argumenté. Je ne peux pas dire si on trouve cette préface dans l’édition grand format, publiée dans la collection Ailleurs et demain, que dirige justement Gérard Klein.
L’impossibilité technique indépassable qui m’a semblé évidente pendant ma lecture des Enfers virtuels est celle d’une adaptation au cinéma de la vision de Iain Banks, car nous sommes loin du space opera traditionnel où l’on s’en tire avec quelques costumes de revue pour les femmes, des uniformes militaires pour les hommes, des animaux extra-terrestres amusants et des robots qui clignotent et qui parlent avec une voix métalique. Je suis curieux de savoir si des studios y songent.
Beaucoup d’auteurs de science-fiction réfléchissent à des questions politiques, et souvent, peinent à sortir de modèles d’organisation et de comportements bien connus : féodalité, empire, monarchie, colonialisme, totalitarisme, bellicisme, ou encore république plus ou moins démocratique.
Avec la Culture, Iain M. Banks réfléchit à une société dont chaque individu peut vivre dans une prospérité hédoniste et libre d’entraves telles que l’argent ou la hiérarchie, qui cherche à influencer la marche de l’univers de manière bienveillante, sans se poser explicitement en modèle, tout en affectant la neutralité, et qui, bien souvent, se trouve confrontée à ses contradictions : est-elle si peu hiérarchisée ? Jusqu’où peut-on aider d’autres civilisations à progresser sans les affecter profondément et sans s’impliquer dans des conflits ? Une société peut-elle tenir sans règles autres qu’un savoir-vivre élémentaire, dans une liberté presque totale, et où la pire punition envers ceux qui se comportent mal consiste à ne plus leur adresser la parole et à en dire du mal ?
Les questions que pose la Culture sont celles que peuvent se poser, pour des raisons différentes, des communautés telles que Wikipédia ou le monde universitaire, mais aussi les pays scandinaves, la Hollande, la Grande-Bretagne, et plus généralement l’Union européenne toute entière, ou du moins l’utopie social-démocrate tournée vers le progrès qu’elle promettait de devenir il y a quelques années seulement et qui semble s’être un peu égarée dernièrement.
- On regroupe désormais le Cycle des robots et le Cycle de Fondation, d’Isaac Asimov, sous le nom Cycle de l’Empire. [↩]
- L’édition de poche de l’Essence de l’art est agrémentée d’une préface très utile qui sert d’introduction au Cycle de la Culture. La nouvelle qui donne son titre au recueil a la particularité de se dérouler sur Terre, il y a une quarantaine d’années. Des membres de la division Contact essaient de décider s’il est pertinent que les Terriens soient informés de l’existence d’espèces sapientes bien plus évoluées dans l’univers. [↩]
- La sublimation est le sujet de La Sonate hydrogène, ultime roman du cycle de la Culture, sorti en novembre dernier chez Robert Laffont/Ailleurs et demain, mais pas encore en poche. [↩]
- Dix niveaux de civilisation sont connus, chacun représentant un pallier : naissance d’une espèce sapiente, civilisation agricole, civilisation pré-industrielle, industrielle, maîtrise de l’atome, capacité à effectuer des voyages spatiaux sur de longues distances, apparition d’intelligences artificielles avancées, etc. Il est interdit de fournir à une civilisation des technologies qui émanent d’une civilisation supérieure de plus d’un niveau. [↩]
- Rappelons-nous la troisième loi d’Arthur C. Clarke, dans l’édition de 1973 de sa collection d’essais Profiles of the Future : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Les deux autres lois sont : « Quand un savant distingué mais vieillissant estime que quelque chose est possible, il a presque certainement raison, mais lorsqu’il déclare que quelque chose est impossible, il a très probablement tort » et « La seule façon de découvrir les limites du possible, c’est de s’aventurer un peu au-delà, dans l’impossible ». [↩]
6 Responses to “Les Enfers virtuels”
By Kuranes on Fév 8, 2014
Le plus frappant, une fois qu’on a lu la Culture de Banks c’est la rareté des créations essayant d’imaginer des futurs ou le bonheur est la norme…
Surface detail particulièrement, pointe ces bizarres fascinations morbides de la souffrance ‘nécessaire’ (il faut souffrir pour…, ca rends plus fort, etc), tout en soulignant les enjeux de ces création virtuelles.
Le passage sur les simulations trop fidèles qui posent des problèmes moraux puisque créant de nouvelles réalité est magistral.
Celui qui m’a le plus fait penser à wikipedia et le monde opensource, c’est Le sens du vent et son débat sur les télépheriques ‘arbitré’ par l’orbitale.
By Antoine Schmitt on Fév 19, 2014
Je viens aussi de découvrir Iain M. Banks, et je suis en train de finir le cycle de la Culture : une plongée de plusieurs mois dans cet univers fascinant. Je finis par Surface Detail (Enfers Virtuels).
Ce type est un génie.
Et quel style. Bravo aux traducteurs, qui ont su préserver le style et transposer tous ces néologismes porteurs de sens.
Matière à films sans aucun doute, mais quel challenge…
By Jean-no on Fév 19, 2014
@Antoine : je me demande s’il faut un peu de connaissances en informatique pour apprécier pleinement.
By Antoine Schmitt on Fév 20, 2014
@jean-no : pour l’utopie sociale et humaniste, je ne pense pas. Ni pour les descriptions d’écosystèmes ou de systèmes politiques possibles. Ni pour les chemins de vie des personnages, les situations existentielles..
Pour les mentaux, peut-être en effet faut-il pourvoir être touché par les notions d’IA forte (comme moi ;)..
By Jean-no on Fév 20, 2014
@Antoine : il me semble que les notions d’IA sont omniprésentes – et très réfléchies -, c’est surtout avec Surface detail que je me suis demandé si tout le public pouvait suivre.
By Yoda on Mar 10, 2014
Grande œuvre en effet, qui s’avère aussi riche quand on l’appréhende avec le regard de la science politique. Notamment sur le rôle des intelligences artificielles dans ce qui peut être qualifié d' »anarchie assistée par ordinateur » (Cf. http://yannickrumpala.wordpress.com/2013/07/09/rappele-par-la-culture/ ).