Profitez-en, après celui là c'est fini

Jane (La voix des morts, 1986)

décembre 2nd, 2013 Posted in Lecture, Ordinateur célèbre

Après avoir dévoré les classiques de la science-fiction pendant mon adolescence1, j’ai un jour totalement cessé d’en lire et j’ai d’ailleurs presque cessé de lire des fictions tout court.

Edvard Munch, La Puberté (1895), Oslo Nationalgalleriet.

Edvard Munch, La Puberté (1895), Oslo Nationalgalleriet.

Mon histoire personnelle de la science-fiction exclut donc presque tout ce qui a été publié après la fin des années 1980. Depuis quelques années, je comble mes lacunes, non seulement en lisant des ouvrages récents, mais en me penchant sur la science-fiction qui précède « l’âge d’or » du genre, et en m’intéressant à la science-fiction non-anglo-saxonne, et notamment, française, ou encore à des auteurs anglo-saxons dont le propos me passait au dessus de la tête lorsque j’étais jeune. À l’époque, j’aimais la « hard science » d’Asimov ou d’Arthur C. Clarke, les aventures un peu épiques racontées par Heinlein ou Herbert et les histoires stimulantes de Philip K. Dick, John Brunner et Stanislaw Lem. Par contre je me méfiais de tout ce qui me semblait trop poétique, trop écrit, trop inspiré, de ce qui frayait avec le fantastique ou l’Heroic-Fantasy, ou encore des histoires situées sur des planètes exotiques pleines d’animaux impossibles, qui me semblaient un peu puériles.
C’est pour rattraper mon énorme retard que j’ai récemment lu La cité des illusions et La main gauche de la nuit, d’Ursula K. Le Guin, que j’ai trouvés également excellents2. Dans ses romans, Ursula Le Guin mentionne une technologie particulièrement commode : l’ansible. Il s’agit en fait d’un outil de communication instantané : les voyages interstellaires sont longs, mais grâce à l’ansible, les communications sont immédiates, ce qui permet que des mondes distants aient des relations même s’il faut des années pour se rendre de l’un à l’autre.

Une adaptation

Une adaptation au théâtre de La main gauche de la nuit, par Ursula K. Le Guin, au printemps dernier au Portland playhouse, photo de Christina Riccetti.

L’idée de l’ansible a plu à de nombreux auteurs, comme Vernor Vinge, Dan Simmons ou encore Orson Scott Card, chez qui je l’ai retrouvé en lisant La Stratégie Ender, dont une adaptation cinématographique vient juste de sortir. Orson Scott Card a récemment fait scandale en prenant une position fortement hostile au mariage homosexuel et en appelant quasiment à renverser un gouvernement qui aurait l’idée de légiférer la question avec bienveillance. Une position aussi extrême est presque choquante venant d’Orson Scott Card, car les deux romans que j’ai lu de lui coup sur coup sont plutôt emprunts d’humanisme et de tolérance3. J’ignore comment évolue l’œuvre de cet auteur par la suite, mais La Stratégie Ender et La Voix des morts sont deux livres qui méritent d’être lus. Le second m’intéresse tout particulièrement car il traite d’intelligence artificielle.

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Je m’en voudrais d’en dire trop, car il y a un effet de surprise à savourer, mais La Stratégie Ender raconte l’histoire d’un enfant surdoué, Andrew Wiggin, surnommé Ender, que l’on forme à devenir un grand chef de guerre, qu’on espère capable de battre définitivement les doryphores, une race extra-terrestre apparemment impitoyable que l’on soupçonne de préparer une attaque de grande ampleur depuis des décennies. Son apprentissage passe notamment par des jeux de simulation, mais aussi par un jeu d’aventure situé dans un monde de fantaisie dont les éléments évoluent ou se construisent en fonction de la psychologie du joueur. Ce dernier élément est déjà une ébauche de réflexion sur l’intelligence artificielle, car le jeu s’invente de lui-même en fonction des actions inattendues du joueur. On en entendra parler par la suite.
L’histoire fonctionne bien, la réflexion sur le jeu est intéressante pour l’époque (1985), les personnages sont assez attachants, et ce n’est pas un hasard si ce livre est devenu un classique. J’ai pourtant trouvé le suivant, La Voix des morts, bien plus riche.

Dans La Voix des morts (1986), Ender a effectué de nombreux voyages interstellaires qui, loi de la relativité oblige, font que l’univers a vieilli de trois mille ans quand il n’a vieilli, lui, que de vingt-cinq. Sa vocation est d’être un « porte-parole des morts », qui vient faire entendre la vérité des défunts4.

Il se rend sur la colonie Lusitania, monde où l’on a découvert les « piggies », première espèce « ramen » (homologue à la race humaine) contactée depuis la disparition des doryphores. Il s’y rend sans sa sœur, qui avait jusqu’ici vécu à ses côtés et qui est une des trois seules personnes à savoir qu’il est né sur Terre, qu’il a connu le monde qui précède la colonisation des cent planètes, et qu’il est Ender, le xénocide, dont le nom est honni d’un bout à l’autre de la galaxie.

...

La planète Lusitania, par Vagner Vargas, en illustration pour Orador dos Mortos, l’édition brésilienne de La voix des morts. Pour l’anecdote, signalons que la planète Lusitania est une colonie catholique lusophone, ce qui est un des traits intéressants et bien vus dans le livre.

Les deux autres personnes qui connaissent son secret sont la dernière reine des doryphores, ultime espoir de sa race, qu’il emmène partout à l’état de cocon afin de lui trouver un monde où faire renaître son espèce, et Jane, une intelligence artificielle, elle aussi unique représentant de son espèce. Jane, qui connaît tous les secrets d’Ender, a décidé de lui faire connaître son existence, à lui et à lui seul, et de se donner une apparence, celle d’une jeune femme. Voici comment elle est décrite dans le livre :

Elle n’était pas belle. Ni laide. Son visage avait du caractère. Ses yeux étaient inoubliables, innocents, tristes. Sa bouche délicate semblait hésiter entre le rire et les larmes. Ses vêtements paraissaient diaphanes, insubstantiels ; pourtant, au lieu d’être provocants, ils révélaient une forme d’innocence, un corps d’adolescente aux petits seins, les mains croisées sur les genoux, les jambes légèrement écartées, les pieds tournés vers l’intérieur.

En lisant cette description, j’ai spontanément pensé à La puberté, d’Edward Munch, à cause de l’expression et de la posture, c’est pourquoi j’ai placé ce tableau en tête de l’article.
Ce qui est intéressant avec le personnage de Jane, dans le roman, c’est qu’elle est moins traitée comme une intelligence artificielle que comme une nouvelle forme de vie. Une forme de vie qui n’aura sans doute jamais la possibilité de se répliquer.
Les destinées de Jane et d’Ender sont liées depuis des milliers d’années. En fait, une partie importante du plus haut niveau de conscience de Jane est issue du jeu d’aventure dans lequel Ender évoluait lorsqu’il se trouvait à l’académie militaire. Ender porte à l’oreille un bijou qui permet à Jane de voir et d’entendre ce qu’il voit et entend, mais aussi de lui parler sans que quiconque s’en aperçoive. En permanence, elle utilise son omnipotence sur les systèmes informatiques pour obtenir des renseignements ou modifier les communications en fonction de ce qui lui semble souhaitable, selon son jugement et sa volonté. Elle agit généralement dans l’intérêt d’Ender, mais pas forcément à son service et encore moins sous ses ordres.
Si Jane n’a dévoilé son existence qu’à Ender, c’est parce qu’elle pense que lui seul aura la maturité suffisante pour ne pas avoir peur d’elle, elle craint, et sans doute avec raison, que les autres humains chercheront à la détruire sitôt qu’il seront avertis de sa présence. C’est d’ailleurs ce qui se produit dans les romans suivants, si je me fie aux résumés que j’ai lus.

Jane est née spontanément de la complexité du réseau informatique que constituent les ordinateurs des cent planètes, reliés par ansible :

Elle était née au cours du premier siècle de la colonisation, après la guerre contre les Doryphores, lorsque la destruction des Doryphores avait ouvert plus de soixante-dix planètes habitables à la colonisation humaine. Dans l’explosion des communications par ansible, on créa un programme chargé de répartir et diriger les émissions instantanées, simultanées, d’activité philotique5. Un programmeur, qui tentait de découvrir des moyens toujours plus rapides, plus efficaces d’amener un ordinateur fonctionnant à la vitesse de la lumière à contrôler les flots instantanés de l’ansible a fini par tomber sur une solution évidente. Au lieu d’introduire le programme dans un unique ordinateur, où la vitesse de la lumière imposait une limite infranchissable aux transmissions, il dirigea toutes les instructions d’un ordinateur à l’autre, dans les étendues immenses de l’espace. Un ordinateur relié à l’ansible relisait plus rapidement ses instructions sur d’autres planètes, Zanzibar, Calicut, Trondheim, Gautama, la Terre, que s’il avait fallu les retrouver des mémoires ordinaires. […] à un moment donné, à l’insu des observateurs humains, des instructions et des mises à jour de données entre ansibles résistèrent à la régulation, se perpétuèrent sans altération, se multiplièrent, trouvèrent le moyen d’échapper au programme de régulation et en prirent finalement le contrôle, dominant ainsi l’ensemble du processus. À cet instant, ces impulsions regardèrent les flots d’instructions et ne virent plus ils mais je.

L’idée du système informatique qui devient spontanément conscient, intelligent, du fait de sa complexité croissante, est un classique (Mike dans Révolte sur la Lune, le Puppet Master dans Ghost in the Shell, etc.) et est même considéré comme un futur possible, probable ou même certain par les théoriciens de la singularité tels que le transhumaniste Ray Kurtzweil ou l’auteur de science-fiction Vernor Vinge.

Le réseau informatique mondial (gauche) et les connexions neuronales (droite), une analogie tentante.

Une analogie tentante : le réseau informatique mondial (gauche) et les connexions neuronales (droite).

Le dernier trait intéressant qui caractérise Jane au cours du roman, c’est la manière dont elle rompt avec Ender. Voulant la faire taire quelques minutes, Ender décide d’éteindre le bijou grâce auquel Jane parvient à lui parler. Cela durera une heure, c’est à dire des siècles pour Jane, et lorsqu’il allumera à nouveau l’appareil, Jane reste longtemps muette, puis ne lui parlera que très ponctuellement, en cas d’urgence. Qu’il ait volontairement interrompu leur connexion les a séparés pour toujours.

Ils sont devenus… de simples amis. Des amis loyaux, jusqu’à la mort de l’un d’eux. Mais pendant toute sa vie il [Ender] regrettera cet acte irréfléchi d’infidélité.

Il faut dire qu’entre temps, Ender est tombé amoureux et semble désireux de fonder un foyer. Jane porte alors son dévolu sur Miro, un brillant xénobiologiste rendu handicapé par un grave accident, et désespéré d’avoir dû rompre ses fiançailles après avoir découvert que celle à qui il était promis était sa demi-sœur.
Jane n’est sans doute pas exactement possessive, mais elle a besoin d’un être humain en qui elle ait toute confiance et qui ait toujours besoin d’elle pour se donner une sorte de but, de raison d’exister. Certains ont jugé ce personnage dispensable, mais je trouve, au contraire, que la psychologie que lui a bâti l’auteur est plutôt intéressante.

  1. Même si je n’arrive pas à me voir changer, mon adolescence commence à remonter loin, à une trentaine d’années puisque j’ai fêté mes quarante-cinq ans cette semaine. Jusqu’ici je n’ai jamais prêté attention à mon âge, dont j’ai toujours grand peine à me souvenir, mais, et je ne saurais dire pourquoi, ces quarante-cinq ans me semble une étape. Peut-être vais-je enfin devenir adulte, ou quelque chose du genre. []
  2. Au passage, je recommande La main gauche de la nuit à toute personne qui s’intéresse aux questions de genre en science-fiction. Le héros est un humain, émissaire d’une sorte de « marché commun spatial », l’Ekumen, qui fédère avec patience toutes les planètes dont les habitants correspondent peu ou prou à la définition des êtres humains (et qui ont sans doute une origine commune). Dans ce roman, Genly Aï, l’ambassadeur de l’Ekumen, de sexe masculin, doit traiter avec des humains hermaphrodites qui ont des périodes régulières de chaleurs. Même si le roman est ancien (1969), la réflexion sur l’amour « paritaire » et l’absence de compétition sexuelle est très intéressante. []
  3. On a beaucoup dit que l’engagement d’Orson Scott Card contre le mariage homosexuel était lié à son appartenance à l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours (les Mormons). Effectivement, cette institution est très fermement attachée au caractère exclusivement hétérosexuel du mariage. []
  4. Rappelons que les Mormons ont pour caractéristique de pratiquer le baptême des disparus, ce qui fait qu’ils disposent de la base de données généalogiques la plus universelle qui ait jamais existé. Cette religion issue des courants évangélistes est assez atypique car elle mêle diverses traditions (Bible et histoire américaine précolombienne), et mentionne l’existence de planètes ou d’étoiles lointaines… Il semble que les Mormons soient assez ouverts à la science-fiction et au fantastique, si on se souvient que sont issus de cette religion non seulement Orson Scott Card, mais aussi Stephenie Meyer (Twilight), Dave Wolverton (Les seigneurs des runes), Susana J. Kroupa, Virginia Ellen Baker, M. Shayne Bell, Brandon Mull, Aprilynne Pike ou encore Glenn A. Larson (Gallactica). []
  5. Dans les écrits d’Orson Scott Card, la philotique est la branche de la physique qui permet entre autres les communications instantanées. []
  1. 6 Responses to “Jane (La voix des morts, 1986)”

  2. By Cyril on Déc 2, 2013

    Tu trouveras d’autres générations spontanées d’IA dans l’inégal Demain les puces (vieux denoël en pdf) dirigé par P Duvic, mais peut-être le connais-tu déjà ?
    http://www.quarante-deux.org/archives/klein/prefaces/Demain_les_puces/

    J’ai moi aussi relu la stratégie Ender et le cycle avant d’aller le voir au cinéma (le film est médiocre à mon sens). Comme tu le dis, il y a une vraie rupture entre le 1 et le 2, en revanche il est surprenant que tu n’aies pas lu le 2, le 3 et le 4 qui forment une seule et même histoire dont la thématique centrale est comment comprendre et communiquer avec autrui lorsque ni le médium ni les références ne sont partageables ou très difficilement.

  3. By Jean-no on Déc 2, 2013

    @Cyril : bien sûr, j’ai Demain les puces, j’ai même les deux éditions (une des nouvelles change)
    J’hésite, pour la suite d’Ender, on m’en a dit tellement de mal… Enfin peut-être.

  4. By kuranes on Déc 2, 2013

    Quelque auteurs arrivent de temps en temps au niveau d’excellence d’Ursula le Guin: »intrusion » de MacLeod dernierement, et pour les anciens pour Card, ajouter à « la voix des morts » ses « maitres chanteurs », Silverberg dans ses « chroniques de majiipoor », « le passeur » de Lowry, etc; mais aucun de manière aussi systématique, à chaque livre, ne laisse aussi profondément touché.

    Et pourtant, Ursula Le Guin reste très méconnue, lentement traduite, alors qu’elle est une des très rares auteures de science fiction dont l’empathie pour tous les points de vue déborde dans ses livres, et rend ses recits proprement éclairants.

    Dans le cycle de l’Ekumen, tout est à lire, et « Les 4 chemin du pardon » touche au Chef d’Oeuvre, sa fantasy, notamment la première trilogie de « terremer » et sa trilogie « chroniques de l’ouest » sont d’une profondeur insoupçonnée.

    En revanche peu d’exploration de thèmes « hard-science » et donc autour des IA chez Le Guin. Et c’est bien dommage!

    Son approche « ethnologique » aurait permis de parler des intégrations de ces nouvelles consciences dans une société. Notamment des intermédiaires, ces IA à mi-chemin de l’IA supruissante et omnisciente (IA type animal domestique, IA issue de clonage de cerveau, IA de machine, IA de super-machine, IA de réseaux, etc).

    L’hypothèse de plusieurs niveau de conscience coexistant me parait pas absurde à explorer. A part décrit en passant chez Banks (des missiles couteaux au Mentaux des orbitales), Egan dans son « permutation city », ou récemment Wilson dans son robocalypse, c’est un sujet peu exploré et fouillé.

  5. By Jean-no on Déc 2, 2013

    @kuranes : touchant est le mot pour parler d’Ursula Le Guin, oui. Du coup c’est une SF peut-être plus adulte (je suppute ça car Le nom du monde est forêt m’avait rasé, quand j’étais jeune : c’est avec le temps qu’on développe l’empathie suffisante pour apprécier ce genre d’écrits – ou en tout cas pour moi), ce qui expliquerait une considération moindre.

  6. By kuranes on Déc 2, 2013

    Sur l’empathie, justement, apparement lire des *bons* livres a été étudié comme étant un bon moyen de la développer…

    Kidd DC, Castano E. Reading literary fiction improves theory of mind. Science 2013, 342:377-80.

    ( Pas lu, juste entendu parler dans une des emissions sur le rapport à l’autre des la géniale « sur les épaules de darwin » http://www.franceinter.fr/emission-sur-les-epaules-de-darwin-quand-la-science-rencontre-lart )

  7. By Nicolas on Déc 13, 2013

    Orson Scott Card, croisé aux Utopiales, si vous ne connaissez pas le festival devrait vous plaire ! Science fiction à gogo durant 4 jours

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