Le projet Cybersyn
septembre 10th, 2013 Posted in Design, Interactivité, Modèles abandonnés, Pas gai, SciencesIl y aura exactement quarante ans demain, le 11 septembre 1973, a eu lieu le coup d’État qui a permis au Général Augusto Pinochet de renverser le président Salvador Allende, au Chili. Allende était détesté des États-Unis, car il voulait nationaliser les mines de cuivre (notamment) américaines qui se trouvaient au Chili, et venait d’introduire le second gouvernement socialiste en Amérique du Sud après Cuba. Fait aggravant, il avait été élu démocratiquement et pouvait annoncer une épidémie dans toute Amérique latine. l’URSS de Brejnev, qui ne voyait pas bien l’intérêt d’un socialisme démocratique et qui se trouvait en plein processus de normalisation diplomatique avec le président Nixon n’a rien fait pour aider ou défendre Allende.
Après le coup d’État, pour lequel il a été soutenu par la CIA, Pinochet a affirmé que son but avait été de contrecarrer un projet d’auto-coup d’État qui aurait permis à Allende d’évincer ceux qui le gênaient et de s’assurer un pouvoir total sur le pays. Après quoi Pinochet est devenu « chef suprême de la nation » et n’a pas quitté la tête du pays avant 1990, sous pression d’un référendum qui lui a échappé1. Sous son gouvernement, cent cinquante mille personnes ont été emprisonnées pour des raisons politiques, trente-mille on subi la torture et trois mille ont disparu ou ont été assassinées. Longtemps soutenu par les États-Unis, le Royaume-Uni, Israël et la France, admiré par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, pour qui il avait « sauvé le pays du communisme », considéré comme un modèle par les « Nobels » d’économie2 et théoriciens du libéralisme Friedrich von Hayek et Milton Friedman qui voyaient en lui leur meilleur élève3, Augusto Pinochet est mort dans son lit, en 2006, vaguement inquiété par la justice pour ses exactions politiques et pour la manière dont sa famille est devenue une des dix plus riches de l’Amérique latine.
Quelques années avant de mourir, ce chien galeux avait déclaré : « Je ne compte pas demander pardon à qui que ce soit. Au contraire, ce sont aux autres de me demander pardon, les marxistes, les communistes ».
Mais tout cela est bien connu.
Ce que l’on sait moins, et que je n’ai pour ma part découvert qu’il y a quelques années, en visitant l’expositon YOU_ser, au ZKM, c’est que le président Allende s’était lancé dans un projet de gouvernement cybernétique4, le projet Cybersyn, mis au point en 1971 avec l’universitaire britannique Stafford Beer, qui avait été recruté à cette fin par le ministre Fernando Flores5. L’idée de Cybersyn était de rationaliser l’économie du Chili en ajustant dynamiquement la production, le stockage, le transport et la demande en fonction les uns des autres, selon un modèle de système viable6 et avec une structure de réseau neuronal artificiel. Allende connaissait les écueils de la planification soviétique et savait qu’une approche dogmatique de l’économie est vouée à l’échec. Sa vision du socialisme intégrait au contraire l’idée d’une autonomie pour chaque lieu de production, ce qui imposait un système d’une souplesse maximale. Il lui fallait un outil novateur, presque issu de la science-fiction. Docteur en médecine lui-même, Allende a été séduit par les théories de Stafford Beer, pour qui une société devait être organisée comme un organisme vivant et s’inspirer directement du fonctionnement du système nerveux7.
Le Chili s’étire sur plus de quatre mille kilomètres de long pour une largeur moyenne de seulement cent quatre vingt kilomètres, et est formé d’une plaine encadrée de deux massifs montagneux, la cordillère des Andes, dont le sommet culmine à près de sept mille mètres, et la cordillère de la côte, qui culmine à deux mille mètres, et au delà de laquelle se trouvent les grands ports chiliens de l’Océan pacifique, comme Valparaíso, Antofagasta ou Iquique. Cette conformation géographique singulière donne aux communications matérielles autant qu’immatérielles une importance cruciale. En s’inspirant sans doute du réseau Arpanet américain, lancé trois ans plus tôt pour relier quelques centres de recherches (et qui est devenu notre actuel Internet !), Stafford Beer planifiait la création d’un réseau de communications décentralisé, Cybernet. Mais l’architecture de ce réseau a finalement été plus modeste qu’espéré, puisque Cybernet s’est réduit à l’installation de traditionnels terminaux de Télex pour relier les entreprises publiques du pays à la capitale, Santiago. Opérationnels très tôt, ces télex sont la seule partie de Cybersyn qui ait effectivement fonctionné. C’est grâce à eux que la ville de Santiago a pu continuer à s’approvisionner, malgré une monstrueuse grève des transports, orchestrée par les États-Unis en 1972, dans le but de paralyser le pays.
Cybersyn était aussi composé d’un ordinateur IBM 360 équipé du logiciel Cyberstride, mis au point pour centraliser les informations reçues par Télex et pour les traiter et y répondre.
L’élément visuellement le plus impressionnant de Cybersyn est l’Opsroom— pour Operation room—, une salle octogonale dont les murs étaient équipés de panneaux de bois et où étaient installés sept sièges dessinés par le designer allemand Gui Bonsiepe et inspirés du mobilier « tulipe » d’Eero Saarinen, autant que de la salle de contrôle du vaisseau Enterprise dans la série Star Trek (1966).
Chacun des sièges était équipé de deux larges accoudoirs, avec d’un côté un cendrier, et de l’autre une console constituée de boutons géométriques qui rappellent certains jouets d’éveil ou les manettes de jeu vidéo. Ces boutons permettaient de commander l’affichage d’écrans d’information divers, mais pas réellement de commander quoi que ce soit : la salle des opérations était un fantasme de poste de commande ultra-moderne plus qu’un véritable outil de travail.
On ne saura jamais comment aurait pu évoluer Cybersyn. L’Opsroom n’a été installée dans le palais de la Moneda que le huit septembre 1973, soit trois jours avant le coup d’État du général Pinochet, lequel a fait détruire l’endroit aussitôt qu’il a eu pris le pouvoir. On ne connait donc plus Cybersyn que par des dessins et des photographies.
On sait en revanche que ce projet a fait peur en son temps aux organisations de travailleurs et aux partis d’opposition, qui affirmaient que Cybersyn mènerait le Chili vers une société dystopique déshumanisée à la manière du monde décrit dans le 1984 de George Orwell.
Les jeunes artistes chiliens Catalina Ossa Holmgren et Enrique Rivera Gallardo ont rendu hommage à Cybersyn avec l’installation MULTINODE_METAGAME, qui reconstitue en partie la salle des opérations et fournit interactivement des informations au sujet du rêve de gouvernement cybernétique socialiste de Salvador Allende.
- C’est le sujet du film No (2012), de Pablo Larraín. [↩]
- Je mets des guillemets à « Nobel » car malgré la publicité que la presse fait chaque année au « Prix Nobel d’économie », Alfred Nobel n’a jamais institué de Prix pour les sciences économiques. Créé trois quarts de siècle après la mort de l’inventeur de la dynamite, le prix se nomme en fait « Prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ». [↩]
- Hayek et Friedman ne voyaient pas de lien entre l’ultralibéralisme anti-étatique pour lequel ils se sont toujours battus et les meurtres qui ont été commis pour empêcher que le Chili ne nationalise des entreprises. Ils n’ont pas condamné ces activités, Friedman s’est rendu au Chili pour féliciter Pinochet de son activité en 1975, tandis que Hayek expliquait préférer un dictateur libéral plutôt qu’un démocrate manquant de libéralisme (économique) et affirmait que l’on ne trouverait pas un seul chilien pour dire que la liberté était mieux garantie sous la présidence d’Allende que sous le régime de Pinochet. Lire notament La Stratégie du choc, de Naomi Klein. [↩]
- La formule « gouvernement cybernétique » est un peu une redondance, car « Cybernétique » vient du grec κυβερνητική qui désigne le gouvernail d’un navire. [↩]
- Fernando Flores a été emprisonné plusieurs années de suite sous le régime Pinochet. Libéré grâce à Amnesty International, il est ensuite parti vivre dans la Silicon Valley comme entrepreneur et comme chercheur dans le domaine de l’informatique et du langage. Des années plus tard, il est retourné dans son pays natal où il est, aujourd’hui encore, une personnalité politique de premier plan. [↩]
- Dans la théorie de Stafford Beer, un Viable Model System est un système autonome qui s’ajuste aux contingences. [↩]
- Lu dans l’article Allende, l’informatique et la révolution, par Philippe Rivière, dans Le Monde Diplomatique, juillet 2010 :
Scientifique de formation, Allende se passionne pour le sujet, consacrant plusieurs heures à échanger avec Beer, qui rapportera plus tard comment le président insistait à tout moment pour en renforcer les aspects « décentralisateurs, antibureaucratiques et permettant la participation des travailleurs ». Quand Beer montre à Allende la place centrale du dispositif, celle qui dans son esprit revient au président, celui-ci s’exclame : « Enfin : le peuple !». [↩] - Ces deux images sont issues du livre Making things public : atmospheres of Democracy, publié par le ZKM et le MIT sous la direction de Bruno Latour et Peter Weibel. Eden Medina y consacre un long article au projet Cybersyn, intitulé Democratic Socialism, Cybernetic Socialism. [↩]
3 Responses to “Le projet Cybersyn”
By Gulzar Joby on Sep 10, 2013
formidable article ! merci.
By G_Remy on Sep 18, 2013
Un type vraiment extraordinaire ce Stafford Beer. Un croisement entre Orson Welles et Norbert Wiener. Le mieux c’est de le laisser parler en personne au sujet du Projet Cybersyn:
https://www.youtube.com/watch?v=1IWXojPJdYg&list=PLk6K2ebGeTHxVTiBglBXJUXNLnHFwgMqn