L’humanité augmentée
avril 26th, 2013 Posted in Interactivité, Lecture, ParanoAvec L’humanité augmentée, qui vient de paraître chez L’Échappée, Éric Sadin complète ses deux précédents essais consacrés à notre rapport aux technologies, Surveillance globale (éd. Climats, 2009) et La Société de l’anticipation (éd. Inculte, 2011).
Prenant le contre-pied des fantasmes très en vogue qui entourent la notion de transhumanisme, l’auteur ne traite pas tant de la fusion physique future entre l’homme et la machine sous la forme du cyborg, ni de l’hypothétique survie de l’esprit humain sous forme numérique, que des rapports entre l’individu, la société, les données et les logiciels. Plongés dans ce flux numérique qui nous dépasse, nous sommes entrés dans ce que l’auteur appelle la condition anthrobologique. En effet, les machines logicielles dont nous nous entourons ont bien changé, car si elles ne sont pas « pensantes » ou « conscientes » à l’égal des ordinateurs de la science-fiction, nous les leur conférons chaque jour plus le pouvoir de prendre des décisions pour nous — on pensera bien évidemment aux algorithmes de trading à haute-fréquence1, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres —, de prévoir pour nous, et nous sommes, en conséquence, privés de nombre de nos prérogatives au profit de nos propres créatures technologiques, lesquelles constituent même une « humanité parallèle » émergente.
Le théâtre ou la littérature de l’ancien régime s’étaient amusés de la dépendance des maîtres envers ceux qui les servent et du transfert de pouvoir qui en résulte, mais la lecture de l’Humanité augmentée m’a rappelé une référence plus récente : La Planète des singes (1963), par Pierre Boulle, où le narrateur, qui cherche à comprendre comment l’espèce humaine de la planète Soror est revenue à l’état sauvage tandis que les autres singes en sont devenus les maîtres, découvre que les chimpanzés, gorilles et orang-outans, qui imitaient les gestes de l’homme sans être pour autant capables d’invention, et qui le servaient comme domestiques, ont fini par le remplacer, car au fur et à mesure qu’ils devenaient capables, les singes privaient l’homme de son besoin d’être intelligent : « Une paresse cérébrale s’est emparée de nous. Plus de livres : les romans policiers sont même devenus une fatigue intellectuelle trop grande. Plus des jeux : des réussites, à la rigueur. Même le cinéma enfantin ne nous tente plus ». Pierre Boulle consacre par ailleurs des pages assez mémorables à démontrer que l’intelligence, dont l’homme est si fier, n’est utile que dans bien peu d’activités humaines et que la plupart des métiers, y compris intellectuels, peuvent s’exercer dans la répétition et l’imitation, « en singes bien dressés »2.
Dans son essai, Éric Sadin convoque régulièrement deux philosophes des machines et de la technique : Gilbert Simondon (1924-1989) et Jacques Ellul (1912-1994). L’un et l’autre, à leur façon, avaient montré de quelle manière les outils ne sont pas que des outils, dont les objets transforment ceux qui les utilisent et dont les systèmes techniques opèrent indépendamment de leurs créateurs. Leurs réflexions à ces sujets méritent effectivement d’être revisitées en fonction des nouvelles observations que l’on peut faire deux décennies après leurs disparitions et à un moment qui, c’est ce que démontre bien le livre à mon sens, constitue une période critique de l’histoire humaine.
- Voir le livre 6, dont il était question ici même il y a peu. [↩]
- Je mentionne La Planète des singes, mais j’aurais pu aussi rappeler le film Idiocracy. [↩]
3 Responses to “L’humanité augmentée”
By Foxtrot on Avr 26, 2013
C’est marrant mais à propos d’Idiocracy, justement, PZ Myers est revenu sur ce film récemment: http://freethoughtblogs.com/pharyngula/2013/04/22/there-are-no-marching-morons/
Foxtrot.
By Jean-no on Avr 27, 2013
@Foxtrot : je n’ai pas lu Marching Morons dont il est question mais je pense que l’auteur a tort d’imaginer qu’Idiocracy parle réellement d’évolution, malgré le prologue comique à ce sujet.
By Alexandre Moatti on Fév 25, 2017
Quelques années plus tard, sur Sadin, sur mon blog : « Saladin, ou l’irrésistible expansion des siliconneries numériques » http://www.bibnum.eu/2017/02/saladin-ou-l-irresistible-expansion-des-siliconneries-numeriques.html