Profitez-en, après celui là c'est fini

Tous les œufs dans le même panier

octobre 27th, 2012 Posted in Lecture, Les pros

Il y a quelques semaines, la Fnac qui se trouve sur mon trajet habituel dégueulait de Une place à prendre, le livre « pour les grands » de J.K. Rowling, la créatrice d’Harry Potter. Il y en avait des murs entiers. Et aux caisses, j’ai pu constater que ça marche : les gens achetaient, et ce livre « risqué » s’est bien vendu.

La semaine dernière, nouvelle opération commerciale culturelle, les mêmes rayonnages dédiés aux nouveautés étaient tapissés de Cinquante nuances de Grey, le roman sentimental et érotique « de la ménagère » (ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’angle sur lequel communique l’éditeur), par la britannique E.L. James, dont la « success story » a impressionné tous les médias puisqu’avant d’être un best-seller, son livre n’était qu’un modeste pastiche sado-maso de la série Twilight, publié en amateur sur Internet.

Les éditions Jean-Claude Lattès, qui le vendent en France, auraient mis en place trois-cent cinquante mille volumes dans les librairies le premier jour. Et ce n’est sans doute pas parce qu’il s’agit d’un document important, d’un monument de la littérature, mais parce que cinquante millions d’exemplaires ont déjà trouvé acquéreur dans le monde. Je suis passé prendre une photo de ces extravagants murs de livres, mais ils avaient été ramenés au format de présentoirs plus modestes et épars, mais en grande quantité, puisque l’on ne trouve pas un étage sans. Les kiosques des gares sont eux aussi encombrés de présentoirs qui ne vendent qu’un seul et unique livre : celui-ci.

À la télévision, impossible aussi d’échapper à la promotion du livre, vendu par toutes les chaînes à coup de slogans : une sexologue affirme que le livre permettra aux hommes de tout savoir du désir féminin, qui a la réputation d’être particulièrement insondable. Une animatrice pense que cette lecture relancera la libido des femmes qui « se sont un peu oubliées ». Dans Le Grand Journal, sur Canal+, le normalien et spécialiste d’Emily Brontë Augustin Trapenard, « intello de service » de l’émission, explique, sans illusions sur l’influence qu’aura son opinion que le livre n’a pas le moindre intérêt littéraire si ce n’est celui, espère-t-il, de pouvoir amener à la lecture « des gens qui lisent peu ». Ce qui me semble à peu près aussi absurde que de souhaiter le succès des fast-foods pour initier le public à la gastronomie.
On a même vu il y a dix jours un ancien ministre de la république, à savoir Roselyne Bachelot, lire des extraits sulfureux de Cinquante nuances de Grey sur la chaîne D81 où elle est à présent animatrice – ce qui est peut-être l’aboutissement le plus souhaitable pour sa carrière.

Sans surprise, le roman au nœud-de-cravate en couverture figure en tête de tous les palmarès de ventes : avec un tel matraquage, comment est-ce que cela pourrait se passer autrement ?

Toujours en ce moment, et j’admets que ça me tente déjà plus, impossible aussi d’ignorer la sortie du film Skyfall, le James Bond qui « retourne aux sources » et qui est « le meilleur film de la saga depuis bien longtemps », comme l’était le film précédent de la série, et celui d’avant, et celui d’encore avant,…
Bientôt, ce sera la saison où les chanteurs vétérans de Star Academy ou de La Nouvelle Star défileront sur les plateaux de télévision et dans les studio de radio pour vendre leur dernier album qui, comme l’avant-dernier et le précédent, ils le jurent, sera enfin leur disque « vraiment personnel ».

Tout ça me rappelle les supermarchés des pays socialistes des années 1970, dont les présentateurs du journal télé français nous inspiraient l’horreur : on ne trouvait là-bas qu’un unique modèle de chaussures, celui qui avait été décidé par le dernier plan quinquennal ; on n’y trouvait qu’une marque de chocolat ; etc. Ces boutiques communistes avaient un autre trait angoissant : la pénurie. Non seulement il n’y avait qu’un modèle de chaussure (et uniquement pour le pied gauche, disait-on pour rire), mais parfois, il n’en restait plus à vendre, il fallait attendre des années pour se faire livrer une voiture et faire la queue des heures pour un steak.
Dans notre monde de consommation, le monde qui a « gagné », la sensation de pénurie est combattue avec énergie, il faut donner en permanence l’impression que les rayons débordent, que les cageots sont pleins, que rien ne manque jamais, quitte d’ailleurs à devoir jeter ensuite les articles non vendus qui n’étaient là que pour impressionner par leur nombre. On fait la même chose avec les livres dont les tirages extravagants sont destinés à saturer l’espace visuel au moment de leur sortie mais dont une part immense finit souvent au pilon2.

La vraie angoisse contemporaine : ne plus être entouré d’abondance (photo Nathalie)

Ce qu’apporte la société de consommation, ce n’est pas l’abondance du choix, mais l’abondance comme arme contre ses concurrents, comme moyen pour occuper le territoire.
Est-ce que ça fonctionne réellement ? Je parie que l’éditeur Lattès s’est ruiné pour obtenir Cinquante nuances de Grey, et se ruine actuellement pour en faire la promotion et lui assurer l’omniprésence. De même, les maisons de disques se ruinent pour que l’artiste sur lequel ils on misé soit impossible à éviter pour les auditeurs des radios grand public : oui ça se vend, puisqu’on peut vendre en matraquant, mais à quel prix ? Pour quel avenir ? Les employés des grandes surfaces culturelles, même passionnés et compétents (il en reste), sont cantonnés au rôle de « pousseurs de cartons », et le public, qu’on ne peut pas tromper avec les mêmes astuces trop souvent, manque de motivation pour découvrir de nouvelles œuvres. Et ne parlons pas des auteurs — je pense tout particulièrement aux musiciens mais je suppose qu’il en va de même aux écrivains habitués aux best-sellers — dont on ne tolère que le succès et que l’on abandonne à la moindre baisse de ventes, comme on abattait autrefois les chevaux au jarret fracturé.

(merci au Tampographe Sardon et à Nathalie pour m’avoir laissé utiliser leurs photographies)

  1. On m’apprend sur Twitter que la lecture que Roselyne Bachelot faisait du livre était, dans le contexte, caustique, et assortie de commentaires affirmant sans ambiguïté que le livre est médiocre. L’extrait présenté par Le Grand Journal est plutôt malhonnête et laisse imaginer une lecture enthousiaste et premier degré. []
  2. 500 millions de livres sont imprimés chaque année, 100 millions partent au pilon, cf. ce rapport récent de l’Assemblée nationale. []
  1. 11 Responses to “Tous les œufs dans le même panier”

  2. By DM on Oct 27, 2012

    Entièrement d’accord. Encore faut-il noter que ce que tu dénonces n’est pas propre à notre époque : la même chose existait, il me semble, du temps de la jeunesse de nos parents, avec des vedettes formatées et promues sur les ondes (cf aux États-Unis les scandales de « payola », c’est-à-dire de la pratique des maisons de disque de payer les disc-jockeys des radios pour obtenir du temps de passage, donc de la promotion).

    La notion même de « star » (y compris donc à l’époque du cinéma muet) suppose que l’on concentre les moyens, la promotion, l’attention, sur une infime minorité des artistes.

    Selon moi, le star system a été permis par les technologies des communications de masse « top down ». Il est donc curieux que les stars s’offusquent que de nouvelles méthodes de communication leur causent un manque à gagner… Cf La technologie de 1910 peste contre celle de 1990

  3. By Jean-no on Oct 27, 2012

    @DM : Ce n’est pas neuf, c’est sans doute lié à la culture de masse depuis sa naissance (qu’on pourrait dater aux librairies de gares Hachette, sous le Second Empire, par exemple), mais pour rapporter ça à mon expérience de consommateur, j’ai l’impression que ça s’industrialise comme jamais, alors même que la diversité des œvres existe : des milliers de micro-tirages (dix nouveautés par jour en bande dessinée, par exemple) cachés par des « placements de produits » léviathanesques. Internet joue un rôle plutôt dissident : on force les gens à écouter ceci ou cela, et ils découvrent, grâce à Youtube ou au piratage, même, qu’il existe de bonnes choses à écouter y compris hors du calendrier des majors. On comprend qu’ils n’aiment pas trop.

    On me fait remarquer ailleurs qu’il existe aussi une économie de la rareté (snobisme, éditions limitées, « collector », etc.), qui est encore un autre sujet.

  4. By Jean-no on Oct 27, 2012

    Et dans le registre du « rien de nouveau sous le soleil », la découverte régulière du sexe par les prescripteurs médiatiques finit par être un peu ridicule, indépendamment de la qualité des œuvres : Emmanuelle, Le dernier tango à Paris, L’Empire des sens, 9 semaines 1/2, La vie sexuelle de Catherine M, Shame,…

  5. By triton on Oct 28, 2012

    ces murs de livres ont quelques choses d’orwellien, comme s’il n’y avait rien d’autre : l’abondance donne un sentiment de pénurie en même temps. Production massive du même, et pauvreté des esprits supposée.

  6. By Thau on Oct 28, 2012

    Je disconviens sur votre critique de la remarque de Augustin Trapenard, à savoir que le seul intérêt de ce bouquin est d’amener éventuellement à la lecture des gens qui la fuient d’ordinaire. Daniel Pennac exprime la même chose également dans je ne sais plus quel livre, à propos des enfants je crois (en gros son propos est de dire que l’important est qu’ils viennent à la lecture, même si c’est via pif gadget, on s’en fout). L’analogie correcte avec le fast food serait de se féciliter que ce dernier amène les anorexiques à manger.

  7. By Jean-no on Oct 28, 2012

    @Thau : le petit défaut de mon analogie est que tout le monde doit manger, effectivement, tandis que personne n’est forcé de lire, si ce n’est les écoliers qui se vengent souvent de cette obligation en ne lisant plus du tout ensuite. Je pense que les œuvres populaires jouent un bon rôle d’accès à des formes d’art (elles jouent d’autres rôles importants et intéressants à étudier mais on ne va pas en parler ici) lorsqu’elles ont de véritables qualités. Vendre un mauvais livre à des millions de gens ne peut pas être une publicité pour la lecture, au contraire, ça décourage les gens de lire, puisque leur « effort » n’a pas été récompensé. Je ne sais pas ce que vaut Cinquante nuances de Grey, peut-être que c’est bien, mais ce n’est pas ce qu’avait l’air de penser A. Trapenard. Donc il y a un calcul à faire, entre l’incitation à lire, qui est une bonne chose a priori, et la possible déception qui naît d’une lecture médiocre, qui est une incitation à ne pas y revenir peut-être. Sans compter qu’il y a une question de concurrence : si un livre occupe tous les rayons, il empêche d’autres livres de se trouver un public.

  8. By PCH on Oct 28, 2012

    Ce qui m’étonne, c’est que le livre dont vous parlez se vende quand même : qui donc l’achète, sinon des espions de l’éditeur ? (il y a dans les boites de marketing des places où le travail consiste à se faire passer pour un client normal-client mystère- je ne l’ai jamais fait, ce boulot-là) (il y a aussi, ça un de mes proches amis d’alors y souscrivait, des boîtes de marketing qui offrent aussi des places pour téléphoner à « stop ou encore »- ça existe encore? ou stop ?- afin que les chanteurs de leurs écuries soient programmés plus longtemps sur les ondes) (d’ailleurs, au sujet du livre, là, injonction comminatoire : on parle de ce livre, on parle du dernier james bond, demain on parlera du goncourt-c’est demain au fait ?)
    (on me dit souvent que je vis dans le monde des bisounours) (je ne sais pas bien, je ne suis pas de ceux qui ont eu la chance de regarder ce type d ‘émission dans leur jeunesse-c’était nicolas (!) et pimprenelle je crois bien me souvenir, c’était il y a longtemps comme on voit) (pas tant que ça mais je ne suis pas digital native)(encore heureux qu’on puisse se marrer)

  9. By Jean-no on Oct 28, 2012

    @PCH : je pense que ces prescriptions hackent la psychologie humaine qui est assez grégaire et suiviste. La bonne vieille expérience de l’ascenseur l’illustre assez bien. Lorsqu’on dit à quelqu’un que « tout le monde achète X », il va se demander aussitôt : « et moi ? Est-ce que je veux acheter ça ? », et ce n’est pas illogique, on est un animal social, on éprouve le besoin d’être capable de comprendre ce que les autres pensent, voire de penser partiellement comme eux. Si ce trait psychologique ne faisait pas partie de notre nature, on serait libre comme des chats, sans religion, sans patrons, sans leaders,…

  10. By PCH on Oct 28, 2012

    « Tout le monde achète X », c’est très bien trouvé (en l’occurrence) :°) (merci pour le lien vers le rapport assemblée nationale-ounblié de le mettre dans mon commentaire précédent) (je garde mon libre arbitre : dans l’ascenseur, je me serai tourné aussi mais sommes nous-toujours- dans un ascenseur ? ces « expériences » behavioristes avec rires ajoutés me font penser à « 1984 » ou à « Brazil » : certes, oui, des animaux sociaux, oui, probablement, grégaires et suivistes, aussi probablement, mais nous avons encore les moyens de penser) (il me semble) (encore heureux) (je vais aller m’acheter ces cinquante nuances pour vous dire ce qu’il en est) :°))

  11. By Jean-no on Oct 28, 2012

    @PCH : On n’est pas tout le temps des moutons, et d’ailleurs, le livre en question ne sera lu que par une part du public, peut-être celle qui considère être le cœur de cible (la ménagère qui espère un frisson, ou plus vraisemblablement, le mari de la ménagère qui espère que son épouse éprouvera un frisson en le lisant :-)).

  12. By Un Oeil on Nov 10, 2012

    Intéressante, votre hypothèse de la « saturation ». Merci.

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