L’effet science-fiction (1979)
octobre 14th, 2010 Posted in LecturePour sa collection Ailleurs et demain chez Robert Laffont, Gérard Klein avait l’ambition de publier non seulement des romans de science fiction mais aussi des essais consacrés au genre. Il y en a eu trois, reconnaissables à leur couverture cuivrée et non argentée : Les faiseurs d’univers, par Donald Wollheim (1973), Histoire de la science-fiction moderne, par Jacques Sadoul (1984) et, en 1979, L’effet science-fiction, par Igor et Grichka Bogdanoff.
Quelques mois avant la publictation de ce livre, les jumeaux Bogdanoff ont créé l’émission Temps X, qui allait être diffusée pendant dix ans à la télévision et qui a fait leur renommée médiatique. Mais ils s’étaient surtout fait connaître précédemment comme spécialistes et comme défenseurs de la science fiction avec l’ouvrage Clefs pour la Science-fiction, sorti en 1976 chez Seghers.
L’objet et la méthodologie de l’Effet science-fiction sont plutôt originaux puisqu’il s’agissait d’aller à la rencontre de toutes les personnes importantes du pays pour leur poser la question : qu’est-ce que la science-fiction ? La liste des interviewés donne le vertige : hommes politiques, écrivains, sportifs, acteurs, chanteurs, hommes d’église… Ainsi qu’un nombre plutôt inhabituel de représentants de vieilles familles aristocratiques, ce qui n’est en réalité pas tout à fait étonnant, puisque c’est de ce monde-là que sont issus les frères Bogdanoff, petits fils de la comtesse Colloredo entre autres (Igor a même récemment épousé une descendante de Louis XIV, Amélie de Bourbon-Parme).
C’est ainsi que l’on apprendra que le Prince Murat considère que la science fiction « n’est pas une littérature », que Sixte de Bourbon pense que le genre a de bons écrivains mais des lecteurs médiocres, que la princesse de Polignac trouve le nom « science-fiction » mal choisi et que le prince Otto de Habsbourg trouve l’imaginaire des auteurs de science-fiction bien pauvre, comparé à la réalité du monde présent. Moins anecdotique, on apprend aussi que la reine Farida d’Égypte trompait l’ennui de son palais en lisant de la science-fiction et que, des années après que son époux ait été chassé d’Égypte par Nasser, elle avait adoré se rendre dans le désert pour lire Dune, de Frank Herbert. Vieille noblesse ou non, une large majorité des interviewés se montrent assez dubitatifs vis à vis de la science-fiction. Les frères Bogdanoff jouent un tour à ceux qui leur ont répondu : ils établissent une typologie des opinions et montrent bien, au fond, ce qu’elles ont de banal : certains interviewés n’ont jamais entendu parler de science-fiction et n’arrivent même pas à comprendre de quoi il est question, comme Jacqueline Kennedy, le commandant Cousteau, l’attaché culturel de l’ambassade de Chine Populaire ou un responsable de l’ambassade du sultanat d’Oman — qui croit qu’on lui demande des statistiques économiques sur son pays ; d’autres n’en ont jamais lu, mais sont certains de pouvoir détester ; d’autres ont de très bons souvenirs de Jules Verne (parfois aussi de H.G. Wells ou encore de René Barjavel) mais sont persuadés que le genre n’a fait que régresser depuis ; d’autres encore ont un âge d’or précis mais se sentent déçus ou trahis par les courants de science-fiction trop littéraires ou trop ambitieux ; etc.
Au fil des interventions, on se demande si les frères Bogdanoff ne se montrent pas un brin paranoïaques lorsqu’ils considèrent que tel écrivain ou tel scientifique voudrait détruire, rien moins que ça, la science-fiction, et lorsqu’ils considèrent la méconnaissance ou l’indifférence de ceux qu’ils interrogent comme autant de formes d’hostilités.
Une réflexion étonnante revient dans la bouche de plusieurs interviewés : la science-fiction leur fait peur. Et cette peur n’est pas due à la fiction mais à la science, jugée froide, inhumaine, métallique, et dont l’élément humain serait exclu. « Que dire de l’œil d’un extra-terrestre ? », demande Rosy Carita. Michèle Morgan explique qu’à elle aussi le genre lui fait peur, mais pour une autre raison : la science-fiction parle de merveilles inaccessibles, éloignées dans le temps, et ramène chacun à la brièveté de son existence ou plutôt, à la conscience du fait que le monde existera un jour sans soi : le genre devient presque l’injurieux et frustrant rappel de tout ce que l’on est sûr de ne pas vivre.
Certaines interventions sont un peu délirantes, comme celle de Salvador Dali (forcément) ou encore celle de Marcel Dassault, pour qui la question constitue un prétexte rêvé pour expliquer que l’application du « programme commun » allait mener la France à la ruine et que là était la vraie science-fiction. On regrette qu’aucun cinéaste ne soit interrogé, à l’exception de Roger Vadim. Aucun auteur de bande dessinée n’est mis à contribution non plus. Certains rapportent la question à eux-mêmes ou à leur métier, comme Lionel Poilane qui remarque qu’on ne voit jamais un morceau de pain dans la science-fiction, ou Philippe Sollers qui se dit, après mûre réflexion évidemment, qu’il est à sa connaissance l’unique véritable auteur de science-fiction. Quand à David Bowie, il n’a pas peur d’aller encore un peu plus loin encore : « La science fiction, c’est moi ».
Avec l’humour grinçant qui le caractérise, Jean-Christophe Averty propose quant à lui un concept d’émission aux frères Bogdanoff : pourquoi ne pas lancer une série de quinze ans pendant laquelle on verrait, je cite, « deux jumeaux interrogeant les grands de ce monde à propos d’un truc dont ils n’ont rien à foutre » ?
Au fil de la progression du livre, les témoignages sont de plus en plus favorables à la science-fiction et de plus en plus savants dans le domaine. Quelques auteurs de science-fiction, y compris parmi ceux qui sont qualifiés de « classiques » à longueur d’ouvrage, donnent leur opinion sur le sujet : Asimov, Heinlein (qui écrit sa réponse en français), Van Vogt, Ballard, Dick, Brunner, Spinrad,… et même René Barjavel qui explique que la science-fiction est la seule littérature encore en vie puisqu’elle n’est pas tombée, et ce n’est pas surprenant dans la bouche de l’auteur de Ravage, « aux mains des femmes et des professeurs ».
Les princes de Bogdanoff placent, entre deux lettres des grands de ce monde, des anecdotes sur Roland Barthes dont ils ont suivi les cours et qui, apprend-on, mettait une écharpe de laine pour faire plaisir à sa maman lorsqu’il sortait ; une évocation des coups de téléphone à Jacques Lacan qui, chaque semaine pendant des mois, a demandé qu’on le rappelle la semaine suivante, affirmant que le sujet était bientôt mûr, avant de finir par fournir une longue explication totalement inintelligible. Sans oublier de curieuses tranches de vie des jumeaux gentlemen farmers dans leur village natal de Saint-Lary (Gers), où leurs métayers jurent en patois gascon et ne parlent jamais pour ne rien dire, où le facteur décachette et lit à haute voix le courrier reçu du Palais du Vatican puisqu’il est le seul à ne pas avoir les mains sales du raisin des vendanges, où les amis d’enfance font partie de l’équipe de France de Rugby, etc. Ces intermèdes un rien narcissiques sont distrayants mais pas toujours utiles et finissent par être un peu redondants.
Un constat empirique se dégage : l’opinion des personnes interrogées sur la science-fiction dépend certes du tempérament et du passé de lecteur de chacun, mais aussi de son profil sociologique. Ainsi, les sportifs semblent favorables à la science-fiction qu’ils lisent, disent-ils, pour s’évader. Les gens d’église préfèrent ne rien dire mais méditent la place de l’homme dans la littérature. Les écrivains, hormis les écrivains de science-fiction évidemment, sont presque unanimement opposés au genre dont l’existence même leur déplaît (quelques exceptions : Robert Sabatier, Max Gallo ou Roger Peyrefitte par exemple), et ceci pour des raisons diverses et parfois contradictoires : déficit de qualité littéraire, pauvreté de l’imaginaire, absurdité scientifique, etc. Les personnalités politiques ont presque toutes une même réponse : le genre ne les intéresse pas, leur charge est de gérer le présent, pas de réfléchir à l’avenir. Rétrospectivement on peut voir dans ce terrifiant aveu la cause profonde du désastre écologique (entre autres) que nous vivons. On notera les avis contraires du président du Costa Rica, Daniel Oduber (qui explique avoir planifié l’avenir de son pays jusqu’en 2100), de Françoise Giroud et de Jacques Chirac. Les philosophes (Deleuze, Derrida, Althuser, Lyotard) se disent tous intéressés par l’idée de la science-fiction mais répugnent à émettre un avis, se jugent ignorants du domaine et expliquent qu’il leur faudrait un temps considérable, qu’ils n’ont pas, pour se pencher sérieusement sur le sujet. Les prospectivistes, enfin (Attali, Fourastié,…), sont tous vivement intéressés et même, plutôt connaisseurs du domaine. Bertrand de Jouvenel, un des pères du prospectivisme, raconte même avoir bien connu Herbert George Wells.
Certaines catégories sont moins homogènes, leurs membres sont plus hésitants : les scientifiques — parmi lesquels on trouve des enthousiastes autant que des indignés — ou encore les acteurs.
Pour finir, s’ils n’ignorent pas que chaque catégorie sociologique dispose de références culturelles propres qui peuvent expliquer que telle ou telle forme de littérature y soit couramment consommée ou au contraire honnie, les frères Bogdanoff osent cette thèse : le regard posé sur la science-fiction dépend de la capacité de celui qui l’exprime à « penser l’avenir ». Les avis tranchés — favorables ou non — qu’expriment certaines personnes qui n’ont jamais lu de science-fiction semblent leur donner raison.
Au final, un livre intéressant, pertinent et plutôt bien écrit. La rumeur annonce une réédition pour le second semestre 2011, dans la même collection.
7 Responses to “L’effet science-fiction (1979)”
By renaud on Oct 15, 2010
ça a pas mal marché pour le Costa Rica d’avoir un dirigeant fan de science-fiction.
http://www.mediapart.fr/club/blog/lamia-oualalou/080709/le-costa-rica-le-pays-le-plus-heureux-du-monde
By Jean-no on Oct 15, 2010
@Renaud : Ça donne surtout envie de s’exiler ! Je pense que Salvador Allende était aussi fan de science-fiction mais il est mort avant que les frères Bogdanov ne commencent leurs interviews. Il avait lancé un programme de gouvernement cybernétique unique au monde pour le Chili : je me demande ce que ça aurait donné dans la durée si les chefs du « monde libre » ne l’avaient pas zigouillé pour établir à sa place un gouvernement fasciste.
By Wood on Oct 16, 2010
Aaah, oui, le projet Cybersyn et sa salle de contrôle tout droit sortie de Star Trek :
marginalrevolution.com/…
By Jean-no on Oct 16, 2010
Oui c’est beau hein. J’écrirai un article dessus un jour, j’ai un peu de doc plus détaillée que le peu qu’on trouve sur Internet. Par contre il reste peu d’images.
By cali rezo on Oct 16, 2010
Je trouve toujours aussi hilarant le fait que des gens puissent donner un avis sur quelque chose qu’il ne connaisse pas du tout…
By Jean-no on Oct 16, 2010
@cali : parmi les personnes interviewées, certaines ont refusé de répondre pour cette raison, en disant : je ne peux pas parler de n’importe quoi. C’est par exemple ce qu’a fait Claude Lévi-Strauss. Mais c’est le piège de la notoriété, aux gens « qui comptent » on demande leur avis sur tout. L’idée des Bogdanoff c’est que les gens « qui comptent » ont une vraie influence, c’est donc logique de leur demander leur avis.
By _omr on Oct 16, 2010
Hormis trois « essais », la collection « Ailleurs et demain » a publié des ouvrages dans deux autres sous-collections (ou collections parallèles), la prestigieuse « classiques » (couvertures dorées), et l’éphémère « l’écart » (couverture dorée et ne comptant qu’une unique référence). Dans la collection « classiques » on trouve plusieurs Philip K. Dick (L’Œil dans le ciel – Glissement de temps sur Mars – Coulez mes larmes, dit le policier), Ubik initialement publié dans la collection « majeure » en 1970 a fait l’objet d’une réédition en 1987 en « classiques ».
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ailleurs_et_Demain
http://www.ailleursetdemain.fr/collection.asp