Profitez-en, après celui là c'est fini

Röyksopp : The drug

septembre 5th, 2010 Posted in Clips

Certains clips musicaux ne sont pas directement destinés à illustrer ou à soutenir visuellement ou thématiquement les morceaux musicaux qu’ils accompagnent mais à emmener le spectateur ailleurs : le son va quelque part, l’image autre part, et c’est au spectateur de donner un sens à l’expérience.

The Drug, Le dernier clip réalisé pour le duo norvégien de musique électronique Röyksopp, est une réussite du genre. Il a été révélé au public hier mais il semble qu’il s’agisse en fait d’un premier extrait d’un film plus long qui devrait contenir d’autres titres issus de l’album Senior.

L’introduction nous situe l’action temporellement : « after the upheaval ». Upheaval peut avoir le sens français de bouleversement (au sens émotionnel ou mécanique) ou celui de soulèvement (au sens social mais aussi au sens géologique d’un soulèvement de terrain). Une voix saturée et à peine audible annonce des coordonnées qui, si j’entends bien, sont : 34 degrés 20 minutes et 53 secondes au nord, 23 degrés, 2 minutes et 44 secondes à l’ouest. C’est à dire un endroit complètement perdu entre l’archipel de Açores et l’Île de Madère, à un millier de kilomètres à l’ouest de Casablanca.
Les indications sont donc précises mais en même temps, sans utilité puisque nous ignorons de quel « bouleversement » il est question et puisque le lieu indiqué n’est qu’un point au milieu de l’océan Atlantique1.

À l’image, on voit d’abord des volutes qui peuvent indifféremment être des nuages ou de la fumée. Apparaissent ensuite les visages de trois jeunes filles jolies, maquillées, coiffées, chacune vêtue d’un short, de baskets et d’un tee-shirt blanc sur lequel on peut lire un nom écrit de façon chamarrée : Traci, Terri et Kristal. Elles portent avec elles un poste radio. Le nom du groupe, Röyksopp, est dessiné par des flammes. Le titre du morceau, The Drug, est montré sous la forme d’un graffiti assez laid.
Les trois adolescentes déambulent dans un paysage urbain dévasté. Au loin on constate que les volutes que nous avions aperçues étaient bien de la fumée, ce qui rappelle assez immédiatement le nuages de cendres et de fumée succédé pendant des jours à l’effondrement des deux tours du World Trade Center, il y a neuf ans.

Les jeunes filles croisent des symboles morbides — un chien noir qui croque un crâne humain, une tête de mouton décharnée — et des personnages sales, à la peau abimée et aux yeux vides. Certaines de ces visions rappellent la série de photographies de films d’horreur nigérians réalisée par Pieter Hugo en 2008, Nollywood, et nous évoquent des images de guerres contemporaines qui tranchent avec l’apparence de teenagers proprettes des trois jeunes filles.
L’atmosphère est lourde de menaces et des gestes violents sont souvent ébauchés.
Dans une maison abandonnée, une des adolescentes découvre un fusil mitrailleur et s’en saisit avec un sourire de contentement.

Pour finir, les trois jeunes femmes s’endorment au coin d’un feu, sous une lune pleine.
La musique est répétitive, hypnotique, plutôt séduisante.

On dispose de peu d’indices pour interpréter le film : parle-t-il des « drogues acoustiques », tellement en vogue en ce moment ?2 Parle-t-il du gouffre qui sépare les conditions d’existence des habitants de la planète selon l’endroit où ils vivent ? Faut-il chercher des allusions au 11 septembre 2001, à la crise financière, à la catastrophe de Tchernobyl ? Faut-il voir des références à des films tels que Stalker ou 28 jours plus tard ? Accompagnons-nous l’imaginaire morbide de trois lycéennes ou nous faisons-nous raconter un monde sans espoir ? Le fait de ne pas avoir de réponses à ce sujet permet d’imaginer ce que l’on veut mais le film fonctionne suffisamment bien pour qu’on n’aie pas l’impression de se faire promener de manière totalement vaine : on ne sait pas de quoi cela parle, mais cela en parle plutôt bien.

The Drug est réalisé par Noel Paul et Stefan Moore. Ces deux jeunes gens sont originaires de Seattle, où a été tourné le film, et sont fraîchement diplômés de DXart (Center for Digital Arts at the University of Washington). Ils se sont associés sous le nom That Go — nom que l’on trouve plusieurs fois sous forme de graffiti au cours du film — et ont connu un certain succès avec les clips réalisés pour des groupes de leur région : Jerk It (pour Thunderheist) et Sophisticated side ponytail (pour Natalie Portman’s shaved head). Ils ont aussi réussi à faire parler d’eux avec un clip qui n’est montré que dans des festivals dédiés au cinéma expérimental, Golden Prize, pour l’éphémère groupe new-yorkais Apes and Androids.
Leur carrière ne fait que commencer mais je leur prédis un certain avenir.

  1. Mise à jour du 29/09/2010 : en fait, j’avais bien mal entendu, les coordonnées exactes sont 42° 19′ 53 N, 83° 2′ 45, c’est à dire la position d’un parking situé dans la ville de Detroit. C’est nettement moins mystérieux que ce que j’imaginais. []
  2. Le Parisien a consacré deux pages cet été au « battement binaural » (effet de certaines fréquences sonores sur le cerveau, découvert l’année du dépôt du brevet de la photographie, en 1839, et aujourd’hui appelé drogue internet ou drogue 2.0, car une société américaine a décidé de vendre des séquences sonores sous l’appellation subversive « drogue »), je m’étonne que Nadine Morano n’ait pas encore promis un dépôt de loi et qu’Alain Finkielkraut n’ait pas publié une tribune à ce sujet dans Le Monde. En tendant l’oreille, on entend en sourdine dans The Drug des séquences sonores qui ressemblent. []
  1. 6 Responses to “Röyksopp : The drug”

  2. By Xavier on Sep 5, 2010

    Je pense que le clip fait clairement référence au livre/film « La route », qui se déroule, justement, après une catastrophe dont nous ne connaissons pas l’origine (du moins dans le film, je n’ai pas lu le livre) – humaine ou naturelle.
    Le titre « after the upheaval », la marche qui semble sans fin des jeunes filles, des paysages sinistrés et des rencontres plus ou moins inquiétantes…

  3. By Jean-no on Sep 5, 2010

    La déambulation évoque effectivement La Route, j’y ai pensé mais je n’ai ni lu ni vu. Il paraît que c’est très bien, et que le livre fait carrément frémir d’horreur – plus que le film.
    J’ai vu récemment I am legend, avec Will Smith et d’après le roman du même nom (dont ça doit être la 6 ou 7e adaptation, sans doute la moins bonne), c’est un peu dans le genre aussi. J’ai appris que la première œuvre de fin du monde de ce genre, sans remonter au déluge ou à l’apocalypse de Jean, date de 1805 (Jean-Baptiste Cousin de Grainville, Le dernier homme) et qu’il y en a eu pas mal depuis (Mary Shelley, H.G. Wells, etc.). Mon préféré dans le genre, c’est The World, the Flesh and the Devil, de 1959, avec Harry Belafonte : il n’y a plus que trois survivants, deux hommes, dont l’un est noir, et une femme… Superbe film qui n’a toujours pas été édité en DVD.

  4. By Bishop on Sep 6, 2010

    Il est vrai que The World, The flesh and The Devil fait aussi bonne figure parmi mes favoris dans le genre, j’ai au la chance de le voir au cinéma grâce au Grand Action. I am a legend n’est pas si mauvais, pas très bon aussi mais quelques détails sympathiques (après il est vrai que comparé au roman c’est très mignon).

    Le clip est pas mal, je suis fan des paysages désertiques à la Stalker, et la musique est assez réussie dans le genre discret. Plutôt une bonne surprise venant de Röyksopp qui avait très mal évolué,

  5. By Jean-no on Sep 6, 2010

    @Bishop : C’est fou que The World, The flesh and The Devil ne soit toujours pas disponible. Je l’ai vu à la télé il y a plus de vingt ans je pense, complètement par surprise (jamais entendu parler avant). Je l’ai vu comme un très bon (et long) épisode de The Twilight Zone, c’est à dire presque la seule SF filmée des années 1950 qui ne soit pas trop gnangnan lorsqu’il s’agit de traiter de thèmes sociaux.
    I am Legend aurait pu être bien mais il y a des incongruités (le sauvetage de Will Smith par une femme et un enfant…) et je trouve les ex-humains assez ratés, dès qu’on les voit de trop près – leurs premières apparitions, cachés dans des immeubles, sont saisissantes par contre. Je suis curieux de The Omega Man, d’après le même livre, avec Charlton Heston (décidément abonné aux fins du monde entre la Planète des Singes, Soleil vert et The Omega man).

  6. By callmemael on Sep 12, 2010

    Il est quand méme vachement malsaint ce film car les trois égéries teenagers qui débarquent dans un « bidonville » et qui se pavanent parmis les décombres et la pauvreté sans aucune empathie, mais plutot avec amusement. Par exemple la rousse futile qui protége sa ptite frange de la pluie parcequelle a pas de lisseur alors qu’il ya les humanoides complétement estropiés autour d’elle. Si on cherche pas des symboles dans ce film, mais qu’on le prend au premier degrés, ce sont les jeunes insouciant face a la dure vérité de la pauvreté ?

  7. By Jean-no on Sep 12, 2010

    @callmemael : ce qui est assez fort c’est qu’on est forcé de chercher soi-même un sens car les images, effectivement, ne collent pas, les jeunes filles ont l’air de ne faire que visiter ce monde noir et en ruines : elles sont mignonnes et proprettes contrairement à tous les autres protagonistes, et au tout début on pense sans doute qu’elles ne font que passer… Mais en même temps, il ne semble pas qu’elles puissent s’extraire de ce monde. J’ai tendance à y voir (peut-être parce que le groupe vient du pays le plus prospère du monde et que les réalisateurs viennent du pays le plus riche du monde ?) une métaphore tiers-mondiste (nous, gens des pays riches, sommes des touristes inquiets dans un monde de guerres et de famines, pourtant nous sommes tous sur la même planète) mais je n’ai strictement aucune idée du message diffusé, s’il en existe un.
    Il se peut aussi que ça nous parle plus spécifiquement de l’adolescence…

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