La dixième victime
septembre 9th, 2010 Posted in Ordinateur au cinéma, Robot au cinéma, Surveillance au cinémaLe cinéma italien de science fiction n’a pas très bonne réputation. Il est essentiellement composé de séries Z qui tentent de recréer, sans y ajouter grand chose en général, des succès étrangers : Mad Max, Alien et Escape From New York, notamment — autant de films qui ont l’immense avantage de pouvoir être pastichés sans grand budget. Pour l’essentiel, cette production est faite de Star Wars plein de vampires en carton-pâte et en papier crépon, de The Day The earth stood still mâtinés de Créature du lagon noir prétextes à dénuder de belles actrices italiennes au pseudonyme anglo-saxon, et d’impossibles histoires de cow-boys ou de gladiateurs de l’espace servant à recycler les décors et les costumes d’autres productions. Certains films se détachent du lot, comme Caltoko il mostro immortale (1959) et Terrore nello spazio (1965), de Mario Bava, ou plus près de nous, l’ambitieux conte cyberpunk Nirvana (1997) de Gabriele Salvatores.
Parmi les rares titres qui méritent attention, se trouve La decima vittima (1965), de Elio Petri, qui est une adaptation de la nouvelle The Seventh victim (1953), par Robert Sheckley. Le thème de The Seventh victim est assez proche de celui d’une autre nouvelle de Sheckley, The Prize of Danger (1958), adaptée à la télévision en Allemagne (Das Millionenspiel, 1970), puis au cinéma en France (Le Prix du danger, 1983) et aux États-Unis (The Running man, 1987) .
Elio Petri, souvent qualifié de réalisateur « politique », est connu notamment pour son Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) et surtout pour La classe ouvrière va au paradis (1971), qui a obtenu la palme d’or en 1972 au festival de Cannes. La decima vittima est un film ambitieux puisqu’il s’agit de l’adaptation « sérieuse » d’une œuvre de science-fiction étrangère, à l’affiche de laquelle se trouvent deux acteurs au faîte de leur gloire : Marcello Mastroiani, qui venait de tourner Huit et demi et La Dolce Vita, et Ursula Andress, qui venait de connaître une renommée planétaire avec une aventure de James Bond, Dr No. Le scénario est notamment dû au prolifique Tonino Guerra, scénariste pour Antonioni (l’Avventura, et plus tard Blow up et Zabriskie point), de Sica (Mariage à l’Italienne), Fellini, Rosi, Tarkovski, les frères Taviani, Theo Angelopoulos,…
Le film s’ouvre sur une scène de poursuite. Un homme tente d’assassiner une femme dans les rues de New York, avec l’assentiment d’un policier. Il poursuit cette femme, mais on sent qu’elle se joue de lui, elle l’attire vers un dancing, le « Masoch Club ». Là, il ne trouve plus la femme qu’il poursuivait mais arrive pendant un spectacle où une plantureuse jeune femme masquée et vêtue d’un bikini pop métallique effectue une danse lascive et étrange où elle excite l’intérêt d’hommes avant de les giffler. C’est, en fait, la femme que poursuivait l’homme, mais celui-ci le découvre trop tard : il est tué d’un coup de feu tiré par les pointes du soutien-gorge de la jeune femme — emplacement surprenant qui a inspiré les réalisateurs du film Austin Powers (1997) avec les « fembots » dont les poitrines sont des mitraillettes.
L’assassinat s’est déroulé dans un grand calme. Le public présent n’est pas spécialement ému, il applaudit la performance. On apprend que la meurtrière, Caroline Meredith (Ursula Andress), et son poursuivant sont l’un et l’autre participants à « la grande chasse » — La grande caccia —, un jeu mondial dont les participants sont alternativement proies et chasseurs. Les chasseurs savent tout de leur proies tandis que les proies ignorent qui les chasse et le découvrent souvent trop tard. Les combinaisons chasseur/proie sont décidées par un ordinateur situé à Genève, enfin plutôt par deux ordinateurs, dont l’un sélectionne les victimes et l’autre les chasseurs. Bien que la salle dans laquelle se trouvent ces machines soit totalement vide, une voix monocorde commente l’action de l’ordinateur en séparant chaque syllabe : « ca-ro-li-ne mé-re-di-th,… ».
Chaque fois qu’un joueur parvient à en tuer un autre, il reçoit une récompense. Une personne qui parvient à survivre à dix tours du jeu est proclamée « décathlete » et reçoit un million de dollars.
En Italie, Marcello Polletti (Marcello Mastroiani) doit tuer le baron Von Aschenberg, un jeune champion d’équitation qui porte un uniforme nazi. Rusé, Marcello trompe la vigilance de sa proie en plaçant un explosif dans ses bottes. À Genève, deux ordinateurs tirent chacun une fiche pour la prochaine chasse : Caroline Meredith sera le chasseur et Marcello Polletti, la proie.
Caroline Meredith arrive à Rome accompagnée d’une véritable petite équipe, et même, d’un sponsor. En effet, les thés Ming veulent la rémunérer pour qu’elle tue Marcello pendant le tournage d’un spot publicitaire. En hélicoptère, Caroline et ses associés font un repérage dans la ville éternelle pour décider du lieu où devra avoir lieu le meurtre : « pourquoi venir à Rome si c’est pour tourner en studio ? », demande quelqu’un.
Le Vatican ? Pas sûr que le pape accepte, même si, apprenons-nous, il est américain et donc moderne. Le Colisée ? Le terrain n’est pas très pratique. C’est finalement le temple de Vénus qui est choisi.
Marcello ne sait pas ce qui l’attend mais il semble extrêmement détendu. Insouciant, il passe ses journées à prendre le soleil et à lire des « fumetti », en tournant sa maîtresse en bourrique. Il n’a pas de fortune mais il a besoin d’argent. Son épouse, dont il dit vouloir faire annuler le mariage, lui prend tout ce qu’il gagne et les huissiers défilent continuellement chez lui pour prendre les meubles qu’ils peuvent emporter et pour mettre la main sur sa précieuse collection de comic-books — ce qui ne l’atteint pas spécialement tant sa désinvolture est grande. Il est représenté par un agent et il fréquente une salle d’entraînement dont il ne paie pas les cotisations.
Caroline approche Marcello. Il se méfie aussitôt d’elle mais n’est pas totalement sûr qu’elle soit bien la personne qui doit l’assassiner. Or les bavures ne sont pas bien vues, en marge de la « grande chasse » : tuer quelqu’un par erreur est puni de trente ans de prison. De son côté, Caroline prend son temps et prétend être en Italie pour effectuer une enquête sur le rapport des italiens à l’amour. Un petit jeu s’installe entre eux deux, Caroline tente d’attirer Marcello au temple de Vénus, où elle projette de l’assassiner, et Marcello l’attire chez son ex-épouse tout en préparant de son côté un assassinat « sponsorisé » très sophistiqué : catapultée dans une piscine depuis un siège piégé, Caroline doit être dévorée par un aligator.
En suivant Marcello, Caroline le découvre grand-prêtre d’un étrange culte au coucher du soleil. Pour l’argent que cela lui rapporte, il prend un produit qui lui fait sortir des larmes et brave les projectiles que lui envoient les adversaires de sa religion, les « néo-réalistes ». On peut imaginer dans cette scène un clin d’œil appuyé aux débats qui ont entouré les arts en Italie, et notamment le cinéma, opposant la vision lucide et complète des rapports humains et sociaux des néoréalistes à des formes de représentation du monde sentimentales et symboliques. Au cours du film on mentionne aussi une rue (Federico ?) Fellini et une (Nino ?) Rota, ce qui ressemble là aussi à des clins d’œil au cinéma italien.
Le mobilier présent dans l’appartement de Marcello ou chez son épouse est très « arty » et très « pop » : motifs optiques, bandes dessinées agrandies, mobilier courbe, sculptures animées,… Parmi ses accessoires, Marcello possède un petit robot à quatre pattes, qui semble avoir des mains de poupées, des plumes, de gros yeux globuleux et une carapace d’insecte. Il tient plus de l’assemblage dadaïste que du gadget high-tech mais il n’en répond pas moins aux appels et sait prodiguer des massages.
Le principe de la « grande chasse » est que le meurtre légalisé a rendu inutiles les guerres et les violences de droit commun. Dans la nouvelle originelle de Robert Sheckley, ce n’est pas l’unique attraction prévue à cet usage puisque des combats de gladiateurs et des courses mortelles sont organisés aussi. L’idée du combat de gladiateur apparaît d’ailleurs brièvement dans le film. En revanche, dans la nouvelle, le fait de tuer quelqu’un sans en avoir le droit est puni de la peine capitale, tandis que dans le film, un tel crime n’est puni que de trente années de prison.
Le meurtre encadré et utilisé comme remède catharsique est un thème redondant chez Robert Sheckley, puisqu’on le trouve dans les nouvelles The Seventh victim (1953) et The Prize of danger (1958), mais aussi dans les romans The 10th victim (novélisation du film, 1965), Victim Prime (1987. En français : Arena) et enfin Hunter/Victim (1988. En français : Chasseur/victime).
La particularité du film est de mélanger cette préoccupation somme toute assez courante en science-fiction (Rollerball, Death Race 2000, etc.) avec des thèmes typiques du cinéma italien de l’époque, comme le rapport au divorce et au mariage. Entre Marcello et Caroline s’installe une amourette qui est contrariée par la situation de départ (ils sont censés s’entre-tuer) mais aussi par la maîtresse et l’épouse de Marcello. Ces deux bonnes amies s’entendent pour ruiner cet amateur de farniente, lequel se plaint de la rigidité de la loi italienne vis à vis de la possibilité d’annuler un mariage, tout en étant heureux de profiter de sa situation d’époux pour laisser sa maîtresse languir.
On apprend aussi que dans le futur de La decima vittima, les personnes âgées ne prennent pas leur retraite, la société s’en débarrasse. Mais, explique Marcello à Caroline, les italiens sont très attachés à leur famille, alors tout le monde cache ses parents chez soi.
La critique des médias et de la publicité n’est malheureusement qu’ébauchée. De tous les thèmes sociaux du film, c’est pourtant celui qui a le moins vieilli.
La Decima Vittima est une comédie de science-fiction pleine d’idées visuelles et de situations savoureuses, accompagnée d’une bande son agréable. Le film souffre cependant de l’interprétation épouvantable d’Ursula Andress dont le scénario tente de nous convaincre, en vain, que son personnage est calculateur, manipulateur, pervers et bien entendu séduisant, tandis qu’elle nous apparaît molle et sans jugeote. Le personnage de Marcello fonctionne mieux (il est interprété par un véritable acteur) et on le soupçonne d’être bien plus intéressant que le fainéant vénal qu’il est censé être. Pour autant, le jeu de séduction qui anime les deux héros ne fonctionne pas et, puisque c’est le ciment du film, l’ensemble ne tient pas vraiment debout. Dommage, car il n’aurait sans doute pas manqué grand chose pour que La Decima Vittima soit un bon film.
Le DVD n’a pas été édité en France, on ne le trouve qu’en édition américaine et en Zone 1, bien qu’il s’agisse à l’origine d’une production franco-italienne.
Un remake par John McTierman (bon réalisateur de Die Hard, mais saboteur impardonnable du remake de Rollerball) a été envisagé au début des années 2000, mais ce projet semble avoir été abandonné.
4 Responses to “La dixième victime”
By Wood on Sep 9, 2010
Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de ce film ? Il me le faut !
By Jean-no on Sep 9, 2010
@Wood : Je me suis dit pareil quand j’en ai entendu parler : il me le faut. Le film ne tient pas toutes ses promesses mais il y a quelques petites choses vraiment bien dedans. Et Mastroiani en blond est hypnotisant : on ne voit que sa fille tout le long du film.
By jyrille on Sep 9, 2010
Je me dis pareil (il me le faut !) mais j’ai peur que cela n’arrive pas de si tôt…
By newtoon on Jan 5, 2011
Ado, j’avais lu la nouvelle dans le livre « Prix du Danger » (j’ai vu le film avec Lanvin plus tard). J’aimerais bien voir le film.
J’avais aimé l’idée du remplacement de la Guerre par le meurtre « légal » (mais encadré) ainsi que la chute.
Ce n’est toutefois pas ma nouvelle préférée : j’avais adoré « Un billet pour Tranaï » qui est bourré d’humour cynique.