La revue Planète et la cybernétique (1)
août 13th, 2010 Posted in La revue Planète, Lecture, SciencesLa cybernétique est une discipline scientifique inventée en 1947 par le mathématicien Norbert Wiener. Son objet est la compréhension ou la mise au point de systèmes interactifs aussi divers que l’organisme humain, la ville, la société ou les ordinateurs.
Norbert Wiener1 est une figure assez attachante de la science du XXe siècle. Entré à l’université à l’âge de onze ans sans avoir vraiment fréquenté d’école auparavant, il était curieux de tout et a notamment suivi les cours du philosophe Bertrand Russel et du mathématicien David Hilbert. Wiener a étudié la zoologie, la philosophie et les mathématiques. Pacifiste convaincu, il a refusé de travailler au projet Manhattan et a milité toute sa vie pour une « utopie de la communication », selon le terme de Philippe Breton2, qui lui semblait le meilleur moyen pour éviter la violence.
Le caractère transdisciplinaire de la cybernétique, la nouveauté et le mystère de l’informatique ne pouvaient que passionner la rédaction de la revue Planète, qui n’a jamais craint de mélanger science et fantaisie ou de chercher des implications philosophiques à des lois mathématiques. Une telle hybridation était ici plus légitime qu’ailleurs puisque Norbert Wiener lui-même en était en quelque sorte l’auteur.
Je me suis plu à fouiller tous les numéros de Planète (1961-1968), puis du nouveau Planète (1968-1971), à la recherche de mentions de la cybernétique ou de l’informatique en général.
Planète n°9, mars-avril 1963, pp90-101.
Où en est-on avec les cerveaux artificiels ?, par Jacques Bergier.
L’article commence par une évocation de l’histoire de l’informatique qui démarre avec Blaise Pascal et se termine par le Gamma 60, de la société française Bull, ce qui est un rien cocardier. De nombreux savants américains sont cités, mais très peu de britanniques : Babbage est avant tout mentionné pour sa haine des musiciens de rue, et quant à Ada Byron et Alan Turing, leurs noms n’apparaissent pas — il faut dire que l’un et l’autre ont été redécouverts plutôt récemment, mais cet historique n’en est pas moins approximatif. La théorie de l’information de Claude Shannon (rebaptisé Claude Charon !) est résumée de manière un peu douteuse. Dans cet article, ni Norbert Wiener ni la cybernétique ne sont précisément mentionnés.
Bergier ne craint pas de faire preuve d’enthousiasme lorsqu’il prétend que, je cite, « On peut définir le traitement informatique comme un moyen de réaliser l’impossible ».
Notons pour l’anecdote qu’il est fait mention d’un projet de l’université de Nancy qui consisterait à stocker informatiquement tout le « trésor » de la langue française : vocabulaire, grammaire, etc. Cette référence est assez émouvante, quelque part, puisque quarante-cinq ans plus tard, l’Université de Nancy pilote toujours ce même projet sous le nom de Trésor de la langue française informatisé.
Plusieurs fois, Bergier s’interroge sur le rapport de concurrence, de domination ou de coopération qui sépare l’homme de sa créature, l’ordinateur. Très impressionné par la victoire, au jeu de dames, d’un IBM704 « auto-apprenant » sur son programmeur, Arthur Samuel, Bergier entame son article par la déclaration suivante, qui ressemble à une prière : « Nous [Louis Pauwels et Jacques Bergier] ne voulons croire à des machines qui se substitueraient à l’homme. Nous voulons croire à des machines qui aideront l’homme. Dans le domaine psychique, nous voulons croire que l’homme ne passera pas le relai à des monstres d’acier. Tout le problème philosophique est là. Tout le reste est discussion sur le sexe des anges ».
Il faut dire que la description qui est faite de la machine est un peu inquiétante : « un Gamma 60, c’est d’abord une vaste pièce nue et froide comme une salle de chirurgie ».
L’ordinateur est anthropomorphisé : « Le mauvais caractère des machines à penser, assez semblable à celui des enfants, se manifeste souvent » ; L’unité centrale « contrairement au cerveau humain peut penser plusieurs problèmes en même temps. Elle possède un nombre pratiquement infii d’“inconscients” travaillant en parallèle » ; parlant des erreurs de programmation, que l’auteur s’est visiblement mal fait expliquer : « ces fautes se produisent fréquemment lorsque la machine vieillit » ; enfin, l’ordinateur selon Bergier est capable d’émettre des jugements de valeur tels sur un ton légèrement vexant : « c’est absurde : vous avez essayé de diviser 0 par 0 ».
Je suppose que l’auteur a été aussi déçu que rassuré par la réponse forcément négative que lui ont fait la douzaine d’ingénieurs de chez Bull à qui il a demandé : « Pensez vous qu’il y aura un jour une mémoire du monde, un grand cerveau dirigeant et dominant l’humanité comme dans les romans de science-fiction ? ».
Les ingénieurs interrogés ont orienté Bergier vers une autre piste : selon eux, l’avenir appartient à une machine individuelle bon marché3.
Bergier s’imagine alors que chaque ordinateur sera personnalisé et connaîtra suffisamment son propriétaire pour suppléer à ses défauts. Il parle de « couple homme-machine ».
Cinq ans avant la naissance du réseau Internet (mais vingt ans après le texte As we may think, de Vannevar Bush), Bergier évoque la présence future de « prises de calcul » qui permettront, pour un certain tarif horaire, d’interroger des machines distantes.
Très optimiste, il avance que « l’isolement du chercheur aura définitivement cessé. Chacun pourra participer aux résultats de tous les autres ».
Dans un autre article du même numéro4, Jacques Bergier et Louis Pauwels évoquent la vision, qu’ils contestent, de Roger A. MacGowan, chercheur pour l’armée américaine, qui considérait que tout organisme intelligent était appelé à devenir cyborg (mi-homme, mi-machine) puis à être remplacé par des machines aptes à se programmer elles-mêmes.
Pour MacGowan, seuls quatre futurs sont envisageables à long terme pour l’espèce humaine :
- Une transition graduelle de notre société biologique vers une société d’automates.
- La prise de pouvoir des automates sur leurs créateurs, c’est à dire nous.
- L’élimination de l’espèce humaine par des automates intelligents extra-terrestres.
- L’assistance, la supervision ou le contrôle de l’humanité par des intelligences extérieures mécanisées.
À la suite de cet article est reproduit une célèbre nouvelle de Frederik Brown dans laquelle l’ordinateur le plus puissant de l’univers répond à la première question qu’on lui pose : « existe-t-il un dieu ? » par « Oui, MAINTENANT il existe un dieu ».
On peut aisément voir ici qu’en 1963, l’ordinateur fascine autant qu’il inquiète.
- Dont le portrait ci-dessus est basé sur une photographie d’Alfred Eisenstaedt. [↩]
- Voir : L’utopie de la communication : Le mythe du « village planétaire », par Philippe Breton, éd. La Découverte, 1990. [↩]
- On admirera la sagacité des ingénieurs si l’on se rappelle que quinze ans plus tard, Steve Wozniak recevait de son employeur Hewlett-Packard le droit de produire l’ordinateur Apple sans eux, alors que contractuellement toutes ses inventions leur appartenaient, et que Ken Olsen, président de Digital, affirmait « There is No Reason Anyone Would Want a Computer in Their Home ». Olsen a par la suite affirmé que ses paroles ont été mal interprétées, mais cela donne une idée de la nouveauté du concept de micro-ordinateur, même à l’aube de son existence commerciale massive. [↩]
- Notons pour l’anecdote que le sommaire de Planète n°9 contient aussi un exposé de la Sémantique Générale d’Alfred Korzybski et un tableau synoptique du futur signé Arthur C. Clarke. [↩]
2 Responses to “La revue Planète et la cybernétique (1)”
By AlexMoatt on Déc 21, 2014
Oui, la mention, en 1963, du projet nancéen qui deviendra l’ATILF est émouvante, et visionnaire. On peut reprocher des choses au duo Pauwels/Bergier, mais leur ambition de faire de leurs lecteurs « des contemporains du futur » est souvent vérifiée !
By Jean-no on Déc 21, 2014
@AlexMoatt : l’approche pseudo-scientifique de Planète ou pseudo-journalistique d’Actuel quelques années plus tard, était assez stimulante et, effectivement, certains de leurs sujets ont pris sens et actualité des décennies plus tard. Parce qu’en étant rigoureux, on ne peut pas toujours extrapoler bien loin. On a besoin de gens qui réfléchissent dans les marges avec enthousiasme. Je préfère cette démarche à celle d’un journal comme Science et Vie, que j’ai beaucoup lu aussi, mais qui se prétend plus sérieux. Au moins, dans une revue qui mélange tout et n’importe quoi, de la magie à la science la plus pointue, on s’autorise à faire le tri.