Profitez-en, après celui là c'est fini

Google Chrome en bande dessinée

septembre 2nd, 2008 Posted in Bande dessinée, Interactivité, logiciels

Google vient d’annoncer la sortie, dans quelques heures, de son navigateur Internet, baptisé Chrome.
En tant que réalisateur de sites web, l’idée d’un nouveau navigateur m’angoisse toujours un peu, car chaque nouvelle offre dans le domaine est souvent en même temps synonyme d’incompatibilités en cascade et de nuits blanches passées à régler les problèmes qui en découlent. La définition précise des standards du web (HTML, Javascript, Css) par le consortium W3 a nettement arrangé la situation, il n’est désormais plus question de développer un site différent pour chaque navigateur comme cela était le cas il y a encore cinq ans.
Cette fois, en tout cas, pas d’inquiétude, car si certains aspects de Chrome sont apparemment atypiques, son moteur d’affichage des pages web est quand à lui bien connu puisqu’il s’agit de WebKit, le moteur open-source créé par Apple pour son navigateur Safari, et qui est utilisé, entre autres, dans le navigateur Konkeror (sous Linux/KDE).
Nous entendrons sans doute beaucoup parler de ce nouveau navigateur dans les jours qui viennent, et des questions de bouleversement de l’équilibre des pouvoirs qu’il induit dans l’économie numérique. Ce qui m’intéresse pour le coup, c’est que Google a embauché Scott McCloud pour réaliser une bande dessinée pédagogique détaillant le fonctionnement de Chrome.

Scott McCloud est un dessinateur de bande dessinée sans grande virtuosité qui est devenu mondialement célèbre en publiant, en 1993, ce qui est peut-être le premier vrai best-seller de la littérature théorique consacrée à la bande dessinée, Understanding comics: The invisible art (L’art invisible, éd. Vertige Graphic, 1999). L’aspect purement théorique du livre n’avait rien d’inédit, il constituait avant tout une compilation de quelques décennies de recherche en sémiologie et reprenait des idées développées par le géant Will Eisner dans ses propres ouvrages théoriques. Ce qui était neuf, outre un intérêt marqué et tout à fait étonnant pour la bande dessinée non-américaine (culture de surface et d’emprunt, ainsi qu’on le découvrira dans l’ouvrage suivant du même auteur), c’est que le livre était lui-même une bande dessinée et appliquait (et donc démontrait) ses théories tout en les énonçant. Il le fait d’autant mieux que l’ouvrage n’est pas soutenu par un dessin flatteur. Malgré quelques passages brouillons et d’autres un peu suspects, L’Art invisible est un livre que je persiste à conseiller aux étudiants intéressés par le fait de raconter par l’image1.
Après L’Art invisible, Scott McCloud a perdu toute sa modestie et s’est engagé sans grande rigueur dans la voie du prophétisme. Conférencier à la mode, il a été invité à donner son avis sur le marché de la bande dessinée, mais aussi sur l’avenir du multimédia, d’Internet et du jeu vidéo. L’ouvrage qui en découle, Reinventing comics, est par bien des aspects navrant, notamment parce qu’il réinvente l’eau tiède à chaque page, présentant comme avenir conjoint de la bande dessinée et de l’interactivité de gentillettes expériences qui relèvent de l’Oubapo (ouvroir de bande dessinée potentielle) et de l’oulipo (ouvroir de littérature potentielle). Or s’il y a une chose que l’Oulipo et l’Oubapo ont prouvé de manière cruelle, c’est que l’astuce conceptuelle peut soutenir ou stimuler le talent mais certainement pas le remplacer. Si les noms de Georges Pérec et d’Italo Calvino restent dans l’histoire de la littérature, c’est uniquement parce que l’un et l’autre étaient de grands écrivains.

J’ai été invité il y a huit ans par Thierry Smolderen à participer à une table-ronde sur l’avenir de la bande dessinée sur Internet — à l’époque, j’étais le créateur et responsable dilettante de Spoutnik, une revue en ligne consacrée à la théorie de la bande dessinée et hébergée sur le serveur de mon département, arpla. Les deux autres invités étaient David Rault, webmestre attitré d’auteurs tels que David B., Lewis Trondheim, Jochen Gerner ou Dupuy et Berberian, et puis Scott McCloud2.
Ma prestation d’orateur a été très médiocre, mais j’ai pris le temps de montrer à l’assistance le cdrom Moments de Jean-Jacques Rousseau, qui constitue une expérience convaincante et originale de récit interactif. McCloud n’avait jamais entendu parler de ce genre de travaux, il n’avait pas réellement réfléchi aux possibilités singulières du jeu vidéo non plus (bien que son livre Reinventing comics en parle), je dois dire que j’ai été déçu par la rencontre, que je me suis dit que le bonhomme n’était ni un théoricien ni un inventeur, qu’il était un de ces conférenciers professionnels qui sont invités de lieu en lieu pour vendre leur livre… Je suis un peu méchant, mais c’est l’impression que j’en ai retenu. Je n’ai jamais eu le courage ou l’envie de lire son troisième ouvrage théorique, qui est peut-être très bien s’il revient aux fondamentaux de l’auteur, et qui est intitulé Making comics.

Coqueluche des séminaires d’entreprise de la Silicon Valley (notammment auprès des créateurs de jeux vidéo), McCloud est donc aussi depuis aujourd’hui l’auteur d’une longue bande dessinée à consulter en ligne qui raconte le fonctionnement interne du logiciel Chrome. Cela fait quinze ans que McCloud réalise des mode-d’emplois, c’est sans doute ce qu’il fait le mieux, et ce travail en est la preuve. Pédagogique et efficacement publicitaire, il nous raconte en quoi la mémoire de Chrome est mieux gérée, que son approche de Javascript est révolutionnaire (et a priori très performante), que sa gestion des modules complémentaires devrait être extrèmement sûre (une animation flash mal faite ne fera pas planter le navigateur), comment Google profite de sa base de données de pages web pour réfléchir aux questions de compatibilité, etc.
On notera que les 38 pages de ce récit très technique sont placées sous une licence libre (Creative Commons). Je trouve intéressant que la bande dessinée soit utilisée ici pour sa qualité en tant que support à des démonstrations pédagogiques. Indépendamment des bêtises que l’on dit souvent sur le « bon dessin » qui vaudrait « un long discours », la bande dessinée est un excellent support pour le récit et pour les explications. Dans la bande dessinée, le lecteur maîtrise le flux de la lecture, il peut revenir en arrière, comparer des images entre elles, comparer les images et le texte bien sûr (l’un soutenant l’autre, en général, mais le décalage entre récitatif et illustration est tout aussi fertile artistiquement parlant, enfin nous nous éloignons de la figure du mode d’emploi3 ). Et ne parlons pas de l’ellipse, de l’inter case, qui en induisant des étapes permet que celles-ci se composent dans l’imagination du lecteur, où tout est parfait — comme le mouton dessiné par Saint Exupéry qui est dans la boite et qui est donc exactement comme le petit prince le voulait.
Enfin, chaque dess(e)in peut être intrinsèquement didactique ou démonstratif, puisqu’il est la synthèse d’une idée. Le lieu n’est pas vraiment adapté à refaire la théorie de l’image alors je rappellerai juste un fait qui donne à réfléchir : les amateurs de champignons qui se réfèrent à des livres de photographies ont plus d’accidents que ceux qui se réfèrent aux livres dans lesquels les champignons sont dessinés.

De fait, le cinéma, y compris le cinéma burlesque qui repose sur le fait de décortiquer la mécanique d’actions des corps et des accessoires, me semble souvent bien moins précis et ouvert à la complexité que ne l’est la bande dessinée. Dans un sens, une bonne planche des Katzenjammer kids (Pim Pam Poum) ou des premiers albums de Suske et Wiske (Bob et Bobette) est souvent plus lisible qu’une séquence filmée des aventures de Buster Keaton, de Charlie Chaplin ou de Harold Lloyd. Évidemment il existe du cinéma pédagogique d’une grande efficacité et d’une grande qualité, il n’y a qu’à se souvenir des Puissances de dix et (plus spécifiquement en rapport avec l’informatique) A computer glossary par les designers Charles et Ray Eames — qui, au passage, s’intéressaient (entre mille autre choses) à la bande dessinée au point de consacrer un petit film, Comics of the fifties, au genre.  Les médias ne se concurrencent pas, ils disposent chacun d’une palette de moyens et s’inspirent les uns des autres.
Le mode d’emploi ou le cours magistral, en tant que figures, me semblent très intéressants à exploiter dans le domaine du cinéma interactif, nous en reparlerons.

Le travail de Scott McCloud pour la promotion de Google Chrome nous rappellera au passage les Aventures d’Anselme Lanturlu, imaginées par Jean-Pierre Petit, physicien sérieux et fantaisiste (selon les sujets ou les points de vue) à la toute fin des années 1970, et notamment L’Informagique (1980).
On peut consulter l’Informagique au format Acrobat/pdf sur le site de l’association Savoir sans frontières.

Plus loin de chez nous, la bande dessinée « mode-d’emploi » occupe une grande place dans le marché de l’édition japonaise : explication de l’économie mondiale, cours de sciences, cours de savoir-vivre, manuels divers,… De nombreux mangas de sport (chaque sport a sa bande dessinée au Japon) sont d’ailleurs, derrière le paravent de la fiction comique ou sentimentale, d’authentiques cours destinés à faire connaître les règles et le fonctionnement de telle ou telle discipline sportive.
Certaines pages « bouche-trou » des périodiques de bandes dessinées françaises des années 1970 contenaient des strips plus ou moins réussis d’apprentissage de techniques diverses, notamment la photographie, le cinéma super 8 et le judo.

  1. Plus court, moins cher et extrêmement bien faits, je conseille à présent deux autres ouvrages réalisés sur le même principe (la bande dessinée expliquée en bande dessinée), Bande dessinée : apprendre et comprendre, par Lewis Trondheim et Sergio Garcia, et L’Aventure d’une bande dessinée, par Sergio Garcia seul. []
  2. Rétrospectivement, je me rends compte qu’aucun de nous n’a anticipé la vogue des blogs d’auteurs de bande dessinée. Bien sûr, les blogs n’existaient pas encore en tant que tels, mais le fait d’utiliser Internet pour diffuser son travail et pour établir un lien avec ses lecteurs était déjà possible. À présent, le « blog bd » constitue un domaine capital dans l’économie de la bande dessinée et, à en juger par l’émergence des nouveaux auteurs, il semble que ce soit presque devenu un passage obligé dans une carrière, plus encore que le fanzine papier à sa grande époque []
  3. L’américain Chris Ware ou encore le français Cizo ont beaucoup utilisé le mode d’emploi comme support à des récits a priori rares dans le registre : le pathétique et l’humour (noir ou pas). []
  1. 16 Responses to “Google Chrome en bande dessinée”

  2. By Fubiz on Sep 3, 2008

    Très très réussie cette bande dessinée pour Google !

  3. By Wood on Sep 3, 2008

    A noter que le « blog BD » tel que nous le connaissons aujourd’hui est un phénomène typiquement français. Les webcomics américains fonctionnent selon un modèle radicalement différent.

  4. By Jean-no on Sep 3, 2008

    @Wood: très vrai, et je me demande bien pourquoi. Peut-être que les comics en ligne américains ont commencé plus tôt sous une autre forme ? Les premières bds en ligne que j’aie jamais vu étaient celles de Teemu Mäkinen, un très sérieux scientifique finlandais. Côté anglo-saxon il y a rapidement eu des strips traditionnels en ligne, tous ceux du KFS et puis d’autres plus nouveaux comme Dilbert et Boondocks.
    Les auteurs français à l’époque disaient tous la même chose : ne surtout pas mettre de bd en ligne, on va se faire piquer des idées, ou alors les gens ne paieront plus,…

  5. By Wood on Sep 5, 2008

    Effectivement les webcomics existaient déjà quand le 2ème bouquin de Scott McCloud est sorti, alors que les BD en ligne étaient inconnues en France

    Pour l’argument économique, pas mal d’anglo-saxons ont trouvé des moyens de gagner leur vie en publiant des bd en ligne… (mais la grande majorité des auteurs de webcomics ont un autre boulot, ou alors ils sont étudiants), non pas par le biais du micropaiement, comme Scott McCloud l’avait imaginé (là il s’est vraiment planté), mais en vendant des espaces de pubs sur leurs sites, et diverses marchandises (livres, t-shirts, badges), et en courant les « conventions » aux quatre coins des états-unis… Les sites qui proposaient des abonnements n’ont eu qu’un succès mitigé, et ont dû faire plus ou moins machine arrière.

    Alors l’intégrité artistique en prend un coup quand on se transforme en marchand de soupe, mais je n’ai pas l’impression que des gens comme John Allison ou Meredith Gran aient laissé les désirs du public influer sur leurs histoires.

  6. By Jean-no on Sep 5, 2008

    Ah oui, le micro-paiement, j’avais oublié qu’il en parlait. C’est typiquement le genre de détails qui me semblaient déjà ringards à l’époque, mais il est vrai que même Bill Gates y croyait – pas assez pour l’organiser cependant. Ceci dit l’idée est plus sympathique que la publicité en ligne, qui pose beaucoup de problèmes (qui a envie d’une pub flash tellement mal fichue qu’elle fait planter les navigateurs ? qui a envie que son article sur le manger bio soit décoré par une pub d’une multinationale qui vendrait du foie de hippie si elle en avait le droit ?). S’il y avait un avenir dans le paiement en ligne pour l’accès à des contenus (hors pornographie), à mon avis ça serait dans la mutualisation. Payer 20 euros par an pour accéder à un site même très bien et généralement complet, ça semble cher, tandis que payer 25 euros pour accéder au contenu de 10 sites ou 20, c’est déjà plus valable… Enfin là je parle en tant que client mais je ne sais pas si il y aurait suffisamment de gens de mon avis pour rendre la chose possible.

  7. By Stéphane Deschamps on Sep 5, 2008

    Un auteur français avec qui j’en avais parlé, émettait l’idée que le rendu visuel est moins bon, à cause des pixels et tout ça. Et partant de là, que les ordinateurs n’étaient pas fait pour la lecture de BD.

    Tu as tout à fait raison sur le fait qu’on n’avait pas du tout vu venir les blogs BD. Je me rappelle qu’à l’époque on voyait le web comme l’équivalent de la presse spécialisée – peut-être une déformation due aux origines du web, qui n’était pas un endroit où on publiait de la création au sens large mais de l’analyse.

  8. By Stéphane Deschamps on Sep 5, 2008

    (tiens d’un coup je me demande si je suis très clair dans mon commentaire)

  9. By Jean-no on Sep 5, 2008

    si si, c’est clair. C’est vrai qu’on parlait de la qualité des écrans, forcément trop faible…
    Tu étais à Angoulême cette année-là, toi, non ?

  10. By Li-An on Sep 8, 2008

    Personnellement, je suis un grand défenseur du premier bouquin de Scott Mc Cloud. Il est très lisible, facile à trouver et pertinent. Qu’il regroupe des recherches qui existent depuis 10 ans, j’en ai rien à cirer puisque même un curieux comme moi n’a pas eu l’occasion de les lire. Je n’ai pas du tout lu les suivants puisque je considère que la BD sur le Web a abouti à une régression graphique et narrative (ce qui ne signifie pas que le travail de certains n’est pas valable, c’est juste que l’on se rend compte que de nombreux jeunes artiste attirés par le concept partent avec une ambition peu glorieuse). Évidemment, j’aurai peut-être un avis différent dans 5 ans mais ce qui est sûr, c’est que je ne suis abonné à aucun blog BD ou webcomics. Au bout de quelques pages de lecture, j’ai souvent l’impression d’en avoir fait le tour.
    Pour revenir à Google Chrome, je suis un peu déçu que tu n’aies pas développé sa charte d’utilisation qui fait débat dans la webosphère :-)

  11. By Jean-no on Sep 8, 2008

    Le premier livre de McCloud est original par sa forme, il rend vivant et il permet de vérifier le blabla des sémitociens, je le trouve très bien (je le conseille toujours), mais la suite m’a déçu.
    Les blogs bd, j’étais hyper-contre il y a peu de temps encore car il y a une régression qualitative c’est évident, et même quand ils sont sérieusement faits, c’est difficile à consulter. Je pense que c’est une étape dans une œuvre, ça ne peut pas être une fin en soi… Mais le fait de pouvoir créer son public sur Internet, de manière interactive, ça me semble vraiment intéressant. Mon préféré, depuis la fin de « chicou chicou » c’est Tu mourras moins bête par Marion Montaigne.

  12. By Stéphane Deschamps on Sep 8, 2008

    si si, c’est clair. C’est vrai qu’on parlait de la qualité des écrans, forcément trop faible…
    Tu étais à Angoulême cette année-là, toi, non ?

    Non, j’ai dû rater cette année-là. J’avais fait la précédente, quand on avait parlé des « sites dédiés à la BD » avec David Rault, Gregg, toi….

  13. By Jean-no on Sep 8, 2008

    Ah oui c’est ça, je me rappelle. J’ai une mauvaise mémoire et j’avais réussi à mélanger les deux années, mais en fait il y a eu deux tables-rondes différentes.

  14. By Li-An on Sep 8, 2008

    Ton lien est bizarre Jean-No, il donne sur un débat Sinéesque particulièrement gonflant (je suis étonné que personne n’ai jugé Val à Nuremberg).

  15. By Jean-no on Sep 8, 2008

    Corrigé : un copier-coller malheureux.

  16. By Li-An on Sep 8, 2008

    Excellent ! J’en pleurerai d’émotion: un blog BD qui sert à quelque chose…

  17. By fred on Jan 27, 2010

    Merci pour vos éclairages.
    Mais à mes yeux, l’essentiel dans cette info est tristement banal : c’est un chercheur de plus qui devient publicitaire.

    J’ai apprécié très tôt le travail de McCloud : son côté chercheur universitaire en même temps qu’artiste. Mais il aura suffit d’un contrat qu’on imagine juteux (il faudrait savoir combien pour que l’info soit complète)pour le transformer en propagandiste.

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