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Vingt ans de contrôle

mai 23rd, 2010 Posted in Lecture, Parano, Vintage

Le temps passe, je m’aperçois que l’article de Gilles Deleuze sur les sociétés de contrôle a précisément vingt ans, puisqu’il est paru dans le numéro un de L’Autre Journal, en mai 1990, avant d’être repris dans le recueil d’entretiens Pourparlers (juillet 1990), où il a pris son titre définitif : Post-scriptum sur les sociétés de contrôle.
Extrêmement concis, ce texte décrit le passage de la société disciplinaire (Foucault), où chacun est enfermé (prison, école, usine, caserne, hôpital), vers un modèle discret, celui des sociétés de contrôle. Ces deux modèles succèdent historiquement aux sociétés de souveraineté, où le pouvoir s’exprime par la ponction (ne pas organiser le travail, mais en accaparer les fruits ; ne pas gérer la vie, mais donner la mort — c’est le modèle de la féodalité ou de la maffia).
Deleuze emprunte la notion de contrôle à William Burroughs et évoque l’importance de l’automatisation informatique dans une société de contrôle. Il évoque notamment une vision proposée par son ami Félix Guattari, qui imaginait une société où les portes s’ouvriraient et se fermeraient en fonction du sujet identifié et du contexte.
Tout a été dit sur ce texte passionnant de lucidité, que l’on peut lire en ligne sur de nombreux sites web, par exemple sur infokiosques.

L’Autre Journal est une publication assez unique en son genre qui a connu plusieurs incarnations entre 1984 et 1992 (hebdomadaire, mensuel…) et que je considérais pour ma part (à tort) à l’époque comme un concurrent sans fantaisie du journal Actuel. Fondé par l’écrivain Michel Butel, l’Autre Journal était particulièrement copieux (jusqu’à près de 400 pages) et ouvrait ses colonnes à de nombreux non-journalistes : écrivains, philosophes, artistes,…
Je ne sais pas si le texte de Deleuze a été remarqué et commenté à l’époque (je ne l’ai lu que bien plus tard) d’une manière proportionnée à l’importance qu’il a acquis depuis.
Il est intéressant de le redécouvrir dans le contexte du magazine car à côté du propos du philosophe, on peut lire des articles qui expriment à quel point cette période est celle des mutations géopolitiques qui ont façonné le monde présent : l’écroulement du bloc soviétique et la fin de la guerre froide ; la libération de Nelson Mandela (qui annonçait la fin de l’Apartheid) ; la ghettoïsation des banlieues (avec, déjà, la crainte des émeutes) ; les tensions nord-sud (et la question des flux migratoires) ; l’islam intégriste ; les serial-killers, auxquels le journal consacre un dossier entier ; le divorce des postes et télécommunications, évènement qui marque à présent la fin d’un certains modèle de service public et qui ouvert la voie à la libéralisation des télécoms.
Tous ces sujets annonçaient un monde de stable instabilité, un monde qui aurait enfin trouvé son modèle idéal de gouvernement — la démocratie libérale — et n’aurait plus d’autre but que celui d’ajuster son fonctionnement en faisant glisser le curseur (plus ou moins d’interventionnisme social) selon les besoins du moment, tout en se défendant contre tous les périls réels ou imaginaires, intérieurs ou extérieurs, spontanés ou fabriqués, qui le menacent.

Bref, on y voit parfaitement exposé le monde qui a permis depuis d’établir le contrôle comme forme de gouvernement.

  1. 8 Responses to “Vingt ans de contrôle”

  2. By Christophe D. on Mai 24, 2010

    Tiens, la photo en contre plongée dans la cage d’escalier utilisée pour illustrer l’article sur les sociétés de contrôle ressemble beaucoup à une photo de la bibliothèque de Clamart, utilisée notamment pour la couverture du livre « Espace à lire » qui lui fut consacré (et que je possède) : Espace à lire / Google images
    Il s’agit probablement d’une photo de la même série prise dans la bibliothèque des enfants de Clamart. La photo de couv de Espace à lire est de Martine Franck pour Magnum Photos. Je ne sais pas si ce lieux est cité dans l’article mais sans pouvoir le lire, je trouve un peu bizarre le rapport entre cette image d’une bibliothèque pour enfants avec un article sur les sociétés de contrôle.

    Voila, c’était juste pour l’anecdote ;-)

  3. By Jean-no on Mai 24, 2010

    @Christophe : la photo est aussi créditée à Martine Franck/Magnum. Le lien entre l’article et les images (l’autre est d’André Kertesz) n’est pas limpide, effectivement.

  4. By Francois Boyer on Mai 24, 2010

    Effectivement, L’Autre journal et Actuel étaient pour moi à 20 ans un regard sur le monde que ne me donnait pas la télé… Aujourd’hui, tout cela a bien disparu… reste l’internet… Mais moins pratique à lire dans le train ou sur une plage…

  5. By Jean-no on Mai 24, 2010

    @François Boyer : salut François. Aujourd’hui, Le Tigre et XXI me semblent intéressants, sans pallier aux qualités d’Actuel et de l’Autre Journal.

  6. By Patrick Ferran on Mai 25, 2010

    Intéressant de reparler de l’Autre journal. Sa première époque était vraiment foisonnante, en phase avec ce qui se passait, i.e. l’arrivée de la gauche en 81, à l’inverse du triomphe des reaganiens et autres thatchériens. Des écrivains le soutenaient ardemment, comme Duras. Il s’est détruit en vol, après la première période faste. Aujourd’hui, j’ai l’impression que le travail se fait plus dans certaines revues, comme Ligne, par exemple.

  7. By Patrick Ferran on Mai 25, 2010

    Oups. LigneS (au pluriel) de M. Surya.

  8. By a on Avr 16, 2023

    Cette phrase vieillit bien ;: « Un monde qui (…) n’aurait plus d’autre but que celui d’ajuster son fonctionnement en faisant glisser le curseur (plus ou moins d’interventionnisme social) selon les besoins du moment, tout en se défendant contre tous les périls réels ou imaginaires, intérieurs ou extérieurs, spontanés ou fabriqués, qui le menacent. »

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  2. Juin 11, 2012: Les enclos // Le collecteur

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