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Le livre du futur est-il un livre ?

avril 14th, 2010 Posted in indices, Interactivité, publication électronique

Depuis deux jours, je reçois des messages qui me recommandent une vidéo de démonstration d’un livre interactif destiné à l’iPad qui anime le texte et les illustrations d’Alice in Wonderland. J’ignore si cette application qui vaut tout de même sept dollars rencontrera un succès proportionné à celui de sa réclame.

L’argumentaire de vente de l’éditeur, Atomic Antelope, est assez gratiné : « Alice for the iPad is the digital pop-up book for a Blade Runner generation ». On pourra sans doute considérer comme un bel hommage à Lewis Caroll une phrase aussi absurde que : « All the illustrations from the Lewis Carroll classic are now fully gravity aware ».
La page promotionnelle n’explique pas bien par quel exploit l’éditeur est parvenu à transformer un livre d’un format relativement important (en français : cent cinquante mille signes, soit 100 à 200 pages selon les éditions) en seulement cinquante-deux pages de deux-cent cinquante signes en moyenne (j’ai compté !). Il ne reste plus qu’un dixième du livre d’origine !
Cette quantité est sans doute suffisante car si l’on se fie à la vidéo promotionnelle, la consultation de cette version d’Alice est une opération physiquement exténuante : il faut secouer le livre dans tous les sens, le tourner, le retourner, enfin tout faire sauf le lire. On croit voir agir quelqu’un qui découvre un livre, ignore tout de son mode d’emploi et le secoue dans tous les sens en espérant qu’il se passera quelque chose, comme le ferait un chimpanzé peut-être.
Apparemment, du reste, l’iPad est apte à distraire d’autres mammifères que l’homo litteratus :

Les illustrations de référence de John Tenniel sont mises en couleur (de manière correcte apparemment) et les textes sont posés sur un motif — le même pour toutes les pages — de papier vieilli au lavis, ce qui me semble d’un kitsch assez grossier et qui véhicule l’idée que le livre est un objet suranné. L’interactivité, quant à elle, semble intervenir de manière complètement gratuite. Puisque cette application est commercialisée au moment même du lancement de l’iPad, je suppose que ses auteurs ont un peu manqué de temps pour réfléchir à ce qu’ils faisaient.

Bref, c’est un de ces livre pour enfants en bas-âge qui font pouêt-pouêt quand on appuie dessus… si ce n’est que l’iPad est un appareil extrêmement coûteux et sans aucun doute fragile qui est plutôt fait pour être manipulé par des adultes précautionneux et responsables.

Le livre de papier est une technologie d’enregistrement et de restitution d’œuvres de l’esprit ancienne et sans égal : elle fonctionne sans piles mais permet malgré sa simplicité de stocker une quantité phénoménale d’informations, accessibles de manière linéaire ou non, et apte (selon le support et la méthode d’impression) à se conserver dans le temps d’une manière incomparablement pérenne. Cette technologie est-elle en train de disparaître sous nos yeux et avec notre complicité, comme le dodo à la fin du dix-huitième siècle ? De plus, tant qu’à utiliser dispositifs interactifs aux possibilités aussi étendues, pourquoi ne pas produire des choses neuves plutôt que de massacrer le patrimoine littéraire mondial ? Il est vrai qu’Alice in Wonderland est un livre très particulier de ce point de vue et depuis toujours : tout le monde le connaît (en confondant souvent, sans le savoir, avec De l’autre côté du miroir) mais personne ne l’a lu.
La lecture et l’écriture ont beaucoup souffert de l’apparition du téléviseur et plus encore je pense du téléphone. Les débuts du web ont redonné un coup de fouet à la pratique de l’écrit et je pense que ce mouvement n’est pas près de cesser. Mais la littérature, où en est-elle ? J’ai lu cette semaine que chez Gallimard, on justifie le faible pourcentage perçu par les écrivains en contrat avec la vénérable (?) maison d’édition en arguant que « certains auteurs seraient prêts à publier gratuitement pour être édités dans la Collection Blanche ». Cette explication extraordinairement cynique ou monstrueusement candide est sans doute l’indice d’un fait effrayant : il y a plus de gens qui ont envie de produire des romans que de gens qui veulent en lire. Que sera une littérature sans lecteurs, et dont les consommateurs s’étonneront ou s’indigneront lorsqu’elle ne sera ni tactile, ni colorée, ni sonore ? Bon sang, je suis de plus en plus réac’ !

Lire ailleurs : Nous n’avons jamais été attentifs (Yann Leroux) ; Go screw yourself, Apple! (Étienne Mineur) ;  Papa, c’est quoi ce journal ? (André Gunthert) ; Ce que les auteurs gagneront (Thierry Crouzet) ; Apple Ipad, prise en mains (Pierre Lecourt) ; Une semaine avec un iPad (Étienne Mineur)

  1. 15 Responses to “Le livre du futur est-il un livre ?”

  2. By A_ on Avr 14, 2010

    oh je n’avais pas vu que le texte avait autant été sabré, c’est pathétique.
    Moi ça m’évoque un jouet de mon enfance, le format d’un ipad, vertical, un socle rouge et large avec un bouton blanc, une sommet rouge aussi, un corps transparent avec de l’eau, et des petits poissons en plastiques de toutes les couleurs que l’on pouvait propulser en l’air avec le gros bouton. Je crois qu’il y avait un pécheur aussi avec sa canne.

    J’étais fasciné, mais je ne devais pas avoir plus de 4 ou 5 ans.

    En fait c’est un ersatz d’automate, et en aucun cas un livre.

  3. By Jean-Michel on Avr 14, 2010

    Je crois l’avoir signalé déjà ici mais cette propension à avoir plus d’écrivants que de lecteurs était transposée à la musique par Beans (Anti pop Consortium) qui chantait ceci « too many MCs and not enough listeners ».
    Pour le côté réactionnaire, il est amusant de voir que les applications de iBidules font preuve d’archaïsme dans la complexification des modes d’apparition d’une information alors qu’elles, api+support, s’affirment comme des natural user interface (nui). Mais peut-être que les designers dans leur désir de nous faire explorer/apprendre ces nouveaux objets de consultation ont pris comme modèles des mammifères quelconques.

  4. By Jean-no on Avr 14, 2010

    @jm: amusant, le « too many MCs and not enough listeners »… une réponse au « too many MCs and not enough mikes » des Fugees ? Je suppose qu’on peut en tirer une sorte de loi du moment : s’exprimer n’est pas difficile, mais être écouté, nettement plus rare.

  5. By Dr. Goulu on Avr 14, 2010

    Qui a remarqué que dans « Avatar » de James Cameron, au milieu de la technologie futuriste, l’équipe de scientifiques ouvre un vrai livre avec des vraies pages en ce qui semble être du vrai papier pour se documenter sur la botanique Na’vi ?

    Pour moi, le « livre » informatique n’a de sens que pour retrouver rapidement de l’information. Pour les documents que l’on lit du début à la fin, rien ne vaut la séquence naturelle des pages.

    Il faut dire qu’on est encore totalement incapables de produire un écran dont la résolution+contraste+qualité de diffusion du blanc permette de lire dans toutes les conditions d’éclairage aussi bien que sur du papier.

    Accessoirement, le livre électronique s’auto-détruit au moment où l’appareil de lecture ad-hoc se périme, alors qu’on pourra lire du papier bien conservé dans quelques millénaires encore.

    Les paroles s’envolent, les bits s’effacent , les écrits resteront !

  6. By Jean-no on Avr 14, 2010

    C’est sûr que le livre électronique peut tomber en panne, manquer de piles, ou pire, être effacé à distance par les ayant-droits comme c’est arrivé l’été dernier à des possesseurs de Kindle.

  7. By Hubert Guillaud on Avr 14, 2010

    Tout à fait d’accord sur le fond. Ce délire vidéoludique de livres-applications pour l’iPad, surfe plus sur le jeu que sur la lecture. Ca devrait se calmer une fois la nouveauté passée…

  8. By Jean-Michel on Avr 14, 2010

    L’inclinomètre sur ces machines (qui a déjà 5 ans d’histoire (http://support.apple.com/kb/HT1935)) est néanmoins une avancée pour ce type d’application, dommage que celle-ci dans la pratique ne semble être que le vague écho du jeu Wii Sport.

  9. By Dr. Goulu on Avr 14, 2010

    Oui, vachement utile l’inclinomètre sur un livre électronique… Il faudrait juste une application pour émettre un son d’avertissement quand je m’endors en lisant et que le truc est en train de me tomber sur le nez. Ca, ça serait un grand progrès par rapport au bouquin.

  10. By Jean-no on Avr 14, 2010

    @Dr. Goulu : un choc de 24 volts quand on s’endort !
    Pour moi, le livre électronique a de l’avenir si on peut le lire dans son bain sans avoir peur.

  11. By Hobopok on Avr 15, 2010

    Ce qui serait drôle, c’est que l’inclinomètre fasse des dégringoler en bas tous les caractères du livre comme des lettres-alphabets qu’on remue au fond du potage.
    Cet espèce de non-sens assez carrollien en effet me fait penser à un certain nombre de cyber contemporains qui ne supportent pas que la bande dessinée soit irrémédiablement fixe et s’ingénient par une débauche de zizipanpans ridicules à l’animer à tout prix pour la transformer en semi-dessin animé de Prisunic. Comme disait, caméra en main, Robert Bidochon à Raymonde : « Bouge, c’est du film ! ».

  12. By Wood on Avr 16, 2010

    L’utilité du livre électronique, ce n’est pas les animations ou autres gadgets, c’est de pouvoir emporter toute sa bibliothèque avec soi quand on voyage, ou d’économiser de la place si on a un petit appartement. (particulièrement pour les livres qu’on ne lira que rarement et pour lesquels on n’a pas envie d’acheter une édition de luxe)

  13. By jyrille on Avr 18, 2010

    Pour les citations de Beans et des Fugees, on pourrait aussi rapprocher celle-ci de Edwyn Collins : « too many protest singers, not enough protest songs ». C’est moins proche mais il y a une racine commune…

  14. By pierre maurel on Avr 19, 2010

    est ce que les campagnes de scans en masse ne sont pas la solution de facilité pour nous refourguer ce qu’on a déjà à vil prix ?
    est ce que ces nouveaux appareils n’appellent pas à créer un nouveau média, entre l’écrit, l’animation, le film, qui n’auraient rien à voir avec les livres ? auquel cas ils pourraient nous vendre des produits adéquats, travaillés, et au prix qu’ils veulent, et pas des scans ou des pdf quasiment au prix d’un livre objet… le changement de support opéré régulièrement par l’industrie n’est qu’un moyen déguisé de se refaire du beurre sur le dos des « clients » qui ont déjà casqué tantôt. (voir le coup du du vynile>>cassette>>cd>>mp3)

  15. By Cedric on Avr 21, 2010

    L’appli est un brin bidon, on est d’accord.

    En revanche, je trouve qu’elle annonce des choses franchement passionnantes : de vrais livres ludiques, interactifs et connectés. Plus ou moins ce que décrivait Neal Stephenson dans son livre l’Age de Diamant.
    Des ouvrages capables d’apprendre à un enfant, en support (idéalement) ou en remplacement d’un enseignant… Le potentiel pédagogique est énorme, surtout dans des pays pauvres en infrastructure.
    Après tout, le grand mérite de l’imprimé a été de contribuer à l’extension du savoir collectif. Si une version upgradée et accessible à tous de l’Ipad permet de poursuivre cette mission, je suis preneur ! :)

  16. By cristiana bolli freitas on Avr 23, 2010

    dans des pays pauvres…je ne sais pas. Surtout donnons nous et les equipes creatives un peu de temps pour commencer a creer des applications qui degagent les sens, qui ont un sens, qui font rire…cela ne va pas tarder.

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