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La mode comme outil de lutte contre l’obscurantisme et comme moyen pour sauver l’éducation nationale

(L’été on a le burkini, et pour la rentrée, eh bien on a l’abaya, cette robe plus ou moins bédouine dont les éditorialistes se battent pour décider si oui ou non elle a un air musulman)

Les journalistes qui tiennent à donner leur opinion sur la signification culturelle et religieuse de ce vêtement le font en bonne intelligence avec nos responsables politiques, qui ne veulent sans doute pas rééditer le fiasco de l’an passé : on n’avait alors fait que parler des problèmes d’effectifs de l’éducation nationale, laquelle avait été contrainte à recruter ses professeurs après un entretien de quelques minutes, voire aucun entretien, comme c’est arrivé à mon fils, qui s’est inscrit par curiosité, et qui a reçu une réponse enthousiaste et positive sans avoir rencontré quiconque, et ce pour une matière autre que celle qu’il a étudiée1. Parler des deux-cent-quatre-vingt-dix-huit adolescentes qui se sont présentées en abaya à la rentrée (dont soixante-sept, qui ne devaient rien avoir prévu en dessous, ont refusé de les enlever) est moins déprimant que de se poser des questions sur les milliers (milliers !) de postes d’enseignement qui ne sont toujours pas pourvus à l’instant où j’écris — et ce malgré l’évolution démographique qui fait baisser chaque année les effectifs de plusieurs dizaines de milliers d’élèves, et malgré le bourrage des classes, puisqu’on sait que la France est le pays développé où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé.
J’imagine que j’ai l’air de dire que l’abaya est juste un prétexte cynique pour éviter de parler de la dérive de l’éducation nationale, et quelque part je crois que c’est juste, mais je crois aussi qu’il serait un peu court de limiter la question à ça.

Un classique de l’iconographie des articles sur l’abaya : montrer des personnes qui les portent… Et qui portent aussi un hijab. J’ai du mal à ne pas croire qu’il s’agit d’une manœuvre sciemment confusionniste. La photo a été prise à Niort en 2018 et n’a visiblement aucun rapport avec le contexte scolaire. On pourrait tout à fait faire la même chose avec les chaussures de sport en disant que Nike et Adidas sont des marque halal, puisque les femmes qui portent le voile portent souvent des chaussures de sport (c’est en tout cas la statistique que je fais dans ma banlieue !).

Déjà, faisons le point sur le débat lui-même. Quand je lis ou j’écoute les gens qui s’excitent sur le sujet (et jusques à quelques personnalités absolument estimables, telle Sophia Aram), je suis frappé par une contradiction : leur défense de l’interdiction de tel ou tel vêtement est motivée par leur constat qu’il y a des pays où on contrôle le corps des femmes en leur imposant tel ou tel vêtement. Il me semble assez évident que dès lors qu’on impose ou qu’on proscrit un vêtement ici ou là-bas, il y a bel et bien une forme de contrôle, ce n’est donc pas exactement le contrôle, en soi, qui est le problème, mais plutôt qui contrôle. Bien entendu, je ne vais pas comparer l’attitude des proviseurs et les bravades de collégiennes en France avec le courage des iraniennes qui risquent la prison et parfois bien pire de la part de la police et de la justice, pour avoir osé libérer leurs cheveux, mais je suis désolé de le redire : le contraire du vêtement imposé ne peut pas être un autre vêtement imposé. Le contraire du vêtement imposé, c’est la liberté de s’habiller comme on veut.
Tout le monde peut comprendre ce que j’écris ici je pense, et bien entendu le calcul des gens qui veulent interdire tel ou tel vêtement réputé anti-laïque va au delà : ils pensent que la liberté dont certaines entendent jouir leur est en réalité imposée par la pression du quartier ou de l’imam du coin. Et ils considèrent qu’il existe une fourbe lame de fond de l’Islam politique qui s’impose, mètre par mètre, dans l’espace public français (et mondial), et qu’un de ses outils signalétiques préférés est le vêtement, et tout particulièrement le vêtement féminin. Et ce n’est pas faux, l’uniforme a toujours eu le double usage d’indiquer une fonction (et de faire passer la fonction au dessus de l’individu qui le porte), d’une part, et de produire un effet de groupe, de permettre à un collectif de se reconnaître, de se montrer, de s’affirmer. Qui dit uniforme, dit brigade, dit armée. Ce n’est pas irrationnel de s’en inquiéter, mais il faut se demander à quel moment le souci se transforme en panique, et à partir de quel moment on n’est pas en train de nourrir la menace dont on croit se défendre, ne serait-ce qu’en lui donnant l’importance qu’elle réclame : il n’est écrit nulle part qu’on est forcé de tomber dans tous les pièges !
Je rappelle que depuis l’affaire des « foulards de Creil », en 1989, les efforts de l’auto-proclamé « camp laïque » (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut,…) n’ont abouti qu’à transformer une provocation localisée, une bête affaire de respect du règlement intérieur, en un phénomène national.
Quoi qu’il en soit, si le hijab est un signe assez clair d’adhésion à une pratique religieuse, l’abaya n’est jamais qu’une robe, et le sens qu’on lui prête changera forcément selon ce que l’on sait ou croit savoir de la personne qui la porte. S’il s’agit de Mlle Marie-Eugénie de Bonnefamille, de Versailles, qui rentre avec papa et maman de ses vacances à Casa où elle a acheté une belle robe brodée sur un marché pittoresque pour touristes, c’est un souvenir exotique, un semi-déguisement élégant et un vêtement confortable en temps de canicule. S’il s’agit d’une jeune femme résidente d’une cité de Seine-Saint-Denis qui a un prénom arabe et un patronyme maghrébin, ce sera jugé religieux par le proviseur qui attend à l’entrée de l’école, même si la personne qui porte la robe le fait juste parce qu’elle aime ledit vêtement. Et même si c’est une robe Gucci hors de prix, comme avec ce gentil piège posé par Cécile Duflot sur Twitter :

La semaine dernière, une jeune femme se plaignait de s’être vue refuser l’accès au lycée non pas à cause de sa robe, mais parce qu’elle portait une tunique à l’air oriental. Des journalistes de BFM lui demandaient si son but n’était pas de « cacher ses formes », formule qui désormais signifie « être soupçonnable de sympathie envers Daech », alors que dans d’autres contextes, c’est juste un prétexte à articles de magazines féminins (« quelle robe pour cacher ses formes quand vous avez une morphologie en O ? »). Au passage, croire qu’il suffit qu’un vêtement soit ample pour dissimuler la morphologie de la personne qui le porte est d’une grande ignorance.
Une autre jeune femme « musulmane d’apparence », comme disait l’autre, s’est vue interdire de rentrée pour avoir porté un kimono. Je suis sûr que mes deux filles sont déjà allées à l’école en kimono. L’aînée, désormais, vend ce genre de vêtements2. Mais elle s’appellent « Lafargue », pas « Lahbib ». Et mon petit doigt me dit que ça change tout. On aura du mal à faire passer ça pour autre chose qu’une injustice.
Rappelons-nous enfin que le sujet même de l’adolescence, en tant qu’étape de la vie, c’est de trouver où placer le curseur entre affirmation individuelle et conformité à un groupe, que quand on est adolescent, on se cache3 parfois, on se sur-montre parfois (ah, ce jour où je suis arrivé au collège en m’étant volontairement rasé la tête pour ma constituer une crête punk approximative !), on se donne une contenance en adhérant à un mouvement musical ou pourquoi pas à une religion ou un syndicat lycéen, on se crée une personnalité en se rebellant contre l’autorité, en adhérant à une autorité, en étant cynique, en clopant (franchement plus grave que l’abaya), en rejetant le monde des darons,…
C’est sans fin. Avec les faux-positifs, les vains chipotages (à partir de quelle ampleur la manche d’une robe devient-elle « obscurantiste » ?), la réponse mécanique à des provocations punkoïdes, le jeu de cache-cache (le bandana…), les autorités scolaires ne peuvent que se ridiculiser (en mesurant la longueur des robes à l’entrée de l’établissement, comme à l’époque yéyé !) ou sombrer dans des impasses logiques qui ne lancent in fine qu’un seul et unique message (sans que ce soit forcément intentionnel) : « les arabes, dehors ! ».
Et même sans aller jusque là, ils envoient un message assez confus sur la nature de la laïcité comme sur celle du féminisme. Laisser accroire que les droits humains, la démocratie, le féminisme et la laïcité sont des marques déposées par le monde occidental est une imposture mortifère : ces valeurs n’existent que par ceux qui les font vivre. Par charité, je ne reviendrai pas sur l’instrumentalisation obscène de la mémoire de Samuel Paty.

Je reprocherais leur hypocrisie aux gens qui affirment interdire un vêtement à d’autres gens dans le but de les émanciper. L’émancipation par l’interdiction est une absurdité logique complète, et il vaudrait mieux enfin assumer qu’il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une forme de concurrence, la question n’étant pas de contrôler ou non les corps mais de décider qui les contrôle.
En éducation, chaque fois que l’on sévit, que l’on s’énerve, c’est le signe qu’on est débordé. Ceux qui ont été parents doivent comprendre ce que je veux dire : la véritable autorité s’impose sans autoritarisme, la fermeté des principes s’impose sans surjouer l’intransigeance, et, ajouterai-je en vil anarchiste, les limites de la liberté n’ont de valeur que si l’on se les donne volontairement, si on se les impose parce que le raisonnement, l’expérience, l’éthique personnelle, nous ont prouvé leur valeur.
Mais même si on ne comprend pas bien l’intérêt de la liberté d’autrui aussi bien qu’on comprend la valeur de sa propre liberté, il faut être conscient que les règles imposées n’ont d’utilité organique que si elles sont claires. Et « l’abaya », visiblement, ça ne veut pas dire grand chose : il en existe plein de modèles — on est loin de l’affreux niqab synthétique noir —, et puis aucune interprétation d’aucun hadith ne fait de l’abaya un vêtement plus essentiellement musulman qu’un survêtement de sport, une chemise de nuit ou une robe folklorique de villageoise européenne. Bien sûr, il existe des pays où l’abaya est un vêtement imposé aux femmes, et il n’est pas du tout impossible ‒ c’est même probable — que parmi les jeunes femmes qui tiennent à arborer ce vêtement il s’en trouve beaucoup pour lui donner un sens religieux, ou plutôt, pour manifester leur engagement religieux. So what. Un peu de sang-froid. Je me demande si le sens de ce vêtement, porté par certaines, n’a pas un sens plus culturel que religieux, si ça n’est pas une manière de revendiquer son origine : « vous ne voulez pas nous voir, eh ben on est là ».

Je ne suis pas connu comme un spécialiste du vêtement, alors je suis allé rechercher des images d’abayas sur un site de fast-fashion tristement célèbre. Je note une grande variété de coupes, de motifs,… Je ne sais pas si je peux distinguer la gandoura du caftan, le burnou de la djellaba, la chemise de nuit de la robe un peu mémère… Est-ce que les « videurs » placés à l’entrée des écoles seront plus pointus que moi dans le domaine ?

Je crois que le problème de la séquence « abaya » est surtout celui de l’école (on y revient !), symboliquement décrédibilisée par sa tutelle4, mais à qui on demande de gérer tous les malheurs de la France : l’emploi ; l’incivilité ; l’intégration de français de troisième génération ; la poussée de l’Islam ; la ghettoïsation des quartiers ; l’inégalité entre les citoyens ; la perte du sentiment de citoyenneté5… Et s’il reste un peu de temps, on lui demande d’instruire.
Comme rien ne semble fonctionner, on brandit la menace de l’autorité, on se dit qu’on réglera tout en imposant un uniforme aux écoliers, en supprimant les allocations familiales aux parents des gamins à problèmes, en « revenant aux fondamentaux », quoique ça veuille dire, en refusant l’innovation pédagogique, en ajoutant des heures de corvée administrative et du temps de présence sur site aux enseignants, en raccourcissant les vacances, en imposant l’étude aux écoliers des quartiers difficiles… enfin bref, si l’on excepte les punitions corporelles, à peu près toutes les démonstrations de force imaginables ont été proposées. Et pour se défausser, les gouvernements affirment, grands nombres à l’appui, que jamais l’école n’a coûté aussi cher aux français. Persuadé pour ma part que la plupart des députés seraient incapables de poser une règle de trois (l’absurdité du tour que prennent les débats liés aux questions techniciennes écologiques le prouve constamment) ou que leur connaissance de l’Histoire est pour le moins approximative, bien qu’ils soient tous allés à l’école, je suis d’accord : l’instruction nationale n’a pas été un très bon investissement, et ce depuis longtemps, sauf si on se souvient de son utilité première : enfermer les enfants aux heures où leurs parents sont à l’usine (mais y’a plus d’usines !).

Comme on n’y croit plus, qu’on ne sait plus comment sauver l’école, et comme on n’a pas le temps de chercher à comprendre ce qui ne peut plus fonctionner comme avant, comme on n’a pas le temps de bien travailler — à la décharge des politiciens, je suis forcé de constater que le travail de fond n’a jamais été récompensé en termes de votes —, eh bien on montre sa fermeté en interdisant une robe.
Piteux.

  1. Ne vous inquiétez pas pour mon fils : il a finalement renoncé à devenir enseignant contractuel bouche-trou, voyant les conditions proposées et sachant que l’institution maltraite au moins autant ses agents que ses usagers. []
  2. J’en profite pour faire la publicité de la brocanta japonaise de ma fille, qui s’appelle Tanpopo. []
  3. J’ai lu que les collégiens ou lycéens de l’année du covid avaient été nombreux à apprécier le masque ou la visio-conférence. []
  4. Quand le ministère de l’éducation nationale a annoncé que les professeurs contractuels allaient être recrutés en catastrophe et de manière catastrophique, il s’est tiré une balle dans le pied, rendant douteux les futurs enseignants avant même leur prise de fonction — et je dis ça bien que persuadé que le fait d’être un bon enseignant est loin de n’être qu’une question de formation et de concours : recruter des amateurs, pourquoi pas, mais communiquer de cette manière a été une vraie erreur. []
  5. Au passage, s’indigner de la « montée du communautarisme » quand on regroupe des populations sur critères sociaux voire ethniques, qu’on les enclave, qu’on dégrade les services publics de leurs quartiers et qu’on les renvoie à leurs origines en permanence, on produit exactement ce qu’on dénonce. []

C’est dur d’être aimé

(Pour ceux qui liront cet article longtemps après sa publication, je rappelle le contexte : Robert Ménard, maire de Béziers et proche (quoique non encarté) du Rassemblent National, a utilisé une ancienne couverture de Charlie Hebdo en hommage à Samuel Paty1. Pour Charlie Hebdo, qui a une vieille tradition de lutte contre l’extrême-droite, c’est dur à avaler.)

La controverse qui oppose Charlie Hebdo à Robert Ménard est au fond assez intéressante. Certes, Cabu serait sans doute révolté d’apprendre qu’un de ses dessins est utilisé par une municipalité d’extrême-droite, qui représente tout ce contre quoi il a lutté tout au long de sa carrière — on est à la limite de la provocation.

Chez Charlie Hebdo, on qualifie cette récupération de « détournement », comme si le message originel était perverti et que l’on faisait dire à Cabu autre chose que ce qu’il a voulu dire.
Mais ça ne me semble pas évident. Le slogan ajouté sur l’affiche (« Non au terrorisme islamiste ! »), ne s’en prend toujours qu’aux seuls terroristes et donc, reste conforme au propos de Cabu tel qu’analysé par la rédaction de Charlie Hebdo : « il vise seulement les intégristes ».

la réponse de Charlie, sur Twitter.

En fait, le slogan ajouté renforce plutôt le propos et, en tout cas, permet de lever toute ambiguïté à son sujet : c’est bien le fait d’être aimé par les intégristes qui fait pleurer le Mahomet dessiné par Cabu. L’affirmation « Lire un dessin de presse, ça s’apprend, ça ne se détourne pas » (phrase sémantiquement bancale, non ?) est donc énoncée en fonction d’une accusation injuste : l’interprétation du dessin est strictement la même à Béziers qu’à Paris.

Ce qui fait mal, ce n’est donc pas la question d’une mauvaise interprétation du sens du dessin ou d’une altération de son propos, c’est le contexte de cette diffusion. Si ces mêmes affiches, sans rien changer, avaient été placardées dans une municipalité d’un bord plus respectable, la réponse aurait été différente. Pour preuve, le même jour exactement, des militantes féministes qui avaient été arrêtées pour avoir pratiqué l’affichage sauvage d’un dessins de Charb avaient été défendues par Charlie Hebdo2.

J’ignore si Ménard a pris un plaisir pervers à afficher sa compatibilité avec un dessin issu d’un journal qui a naguère tenté de faire interdire le parti qui le soutient, mais aussi horrible que ça soit de l’admettre, si détournement il y a, celui ci n’est pas dans le message et, sauf au chapitre du droit d’auteur, qui permettrait sans doute de pénaliser cette campagne d’affichage, je dirais (désolé) que (je suis vraiment désolé) Robert Ménard est (argh) autant dans son droit que les mille et une autres personnes qui placardent des dessins issus de Charlie en hommage à ses morts ou à la liberté d’expression.
Le problème de l’affichage par Robert Ménard n’est donc pas ce qu’il fait dire aux affiches, c’est qu’il soit Robert Ménard et que son aura politique, les opinions et les intentions dont il est soupçonné, influenceront la lecture de l’image par le public.


La récupération par Jean Messiha, cadre du Rassemblement national, est nettement moins justifiable et relève du détournement puisqu’il voir en Charlie Hebdo un « étendard identitaire de la France » à la suite de la publication de cette « une » qui raille le président turc Erdoğan après que ce dernier ait demandé à ses compatriotes de boycotter les produits français en représailles du soutien affirmé d’Emmanuel Macron au droit à la caricature.

Pour qui s’intéresse un peu à l’image, ça ne constituera pas un scoop, mais pour les autres, ce sera peut-être l’occasion d’une révélation : découvrir qu’une image n’existe pas par elle-même, qu’elle s’inscrit dans un contexte, une « écologie des images », pour reprendre la formule d’Ernst Gombrich. Ce contexte va des conditions de la création de l’image (intentions de l’auteur, clarté du message, actualité dans laquelle s’inscrit le propos,…) aux modalités de sa diffusion (réputation du support éditorial, moment de la publication, contenus attenants,…), et tout cela aura une influence sur sa réception et déterminera le sens qu’on en tire. Une caricature antisémite est révoltante sur un tract politique, mais la même sera tout à fait à sa place dans une exposition consacrée à l’Occupation. La réception de l’image elle-même constitue un contexte : à qui est destinée l’image, quelles personnes sont prêtes à comprendre ou accepter l’image ? Avoir des échanges de point de vue sur la laïcité avec des musulmans qui s’affirment offensés en France est une chose, mais comment faire lorsque cette même image touche des gens qui vivent loin d’ici ? Quand elle touche des gens qui d’ailleurs ne verront pas cette image et ne feront qu’en entendre parler ? Comment expliquer la diversité d’opinions à des gens qui n’ont expérimenté comme mode de gouvernement que des dictatures et qui ne pourront de toute façon jamais entendre le propos, non seulement par méconnaissance de la philosophie des Lumières, par manque de familiarité avec l’Histoire française de la liberté de la presse et de la laïcité, mais aussi parce que, de toute façon, l’argumentaire à ce sujet n’arrivera pas jusqu’à eux ?3 Que leur expérience de la caricature est bien différente ? Dans les pays qui connaissent des guerres liées à l’ethnie ou à la religion, la caricature n’est pas un innocent défouloir, c’est parfois le prémisse d’un massacre. Ce fut le cas par exemple pour le génocide de la population Tutsi au Rwanda. Comment empêcher des gens qui ont le souvenir encore vif de ces événements de lire ce qu’ils ressentent comme des attaques de leur personne avec une même grille d’interprétation ?4. Tout bêtement, comment expliquer, au delà des frontières françaises, l’innocuité de l’esprit « Bête et méchant » ?

Dans certains pays on sait que la caricature peut être annonciateur et peut-être vecteur, instrument de massacres à venir. Nous ne l’avons d’ailleurs pas oublié ici dans le cas des caricatures antisémites. l’image est issue de Rwanda. Les médias du génocide, 2000 , ouvrage dirigé par J.-P. Chrétien, éd. Karthala.

Notre monde a beaucoup changé : je ne sais pas si le battement d’ailes d’un papillon peut provoquer un ouragan aux antipodes, mais il peut désormais être partagé des millions de fois sur Facebook et Youtube, et être commenté à l’infini. Alors est-ce que pour Charlie Hebdo, tout peut continuer comme avant ? Est-ce qu’on peut croire être une feuille de chou de déconneurs parisiens qui font marrer leur public en se défoulant sur Giscard et Lecanuet quand les dessins qu’on produit ne seront jamais montrés en Mauritanie ou au Niger, mais y seront commentés par des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils signifient ici, et verront ces discussions provoquer des drames5 ? Même ici, du reste, le nombre de gens qui ont une opinion, favorable ou défavorable, sur Charlie Hebdo, excède de loin le nombre de ses lecteurs, voire même le nombre des gens qui ont déjà tenu le journal entre les mains ne serait-ce qu’une fois. Sans doute est-il, dans les faits, impossible de continuer comme avant.
Je lis souvent Charlie Hebdo, pour voir où ça va, et je remarque que les textes sont sérieux et se prennent au sérieux, et que les dessins sont, pour l’essentiel, tristes à pleurer, enfin presque jamais drôles, et on sait pourquoi, évidemment : ce journal est en deuil, sous pression, attaqué — et plus d’un lecteur en diagonale m’associera à ceux qui l’attaquent, bien sûr. Je suis toujours frappé par le caractère très insensible des dessins de Riss, aussi. La semaine dernière, un prof a été décapité parce qu’il a montré deux dessins issus de Charlie. Dans le numéro de la semaine, ça rigole sur la décapitation et sur les tchétchènes qui ont du mal à apprendre le français, il y a quatre pages spéciales pour nous dire que tuer des gens pour des dessins, c’est pas bien, pour dire que la liberté d’expression, c’est bien, pour taper sur la partie de la gauche qui refuse de stigmatiser les musulmans… Mais, sauf erreur d’inattention, je n’ai vu nul rappel du fait que ce sont deux dessins venus du journal pour lesquels ce pauvre homme est mort. Non que Charlie eût à se reprocher quoi que ce soit, le seul coupable d’un meurtre est le meurtrier,

Recep Tayyip Erdoğan explique qu’il n’a pas regardé le dessin qui le représente, mais ça ne l’empêche pas d’y voir une hostilité envers les musulmans d’une part et la Turquie d’autre part, qui seraient incarnées dans sa personne, apparemment, tandis que Charlie Hebdo, à le croire, serait piloté par l’Élysée. Je suppose que la grande majorité des gens à qui s’adresse un tel discours aurait du mal à imaginer que Charlie Hebdo peut tout à fait produire le même genre de dessin en visant Emmanuel Macron lui-même…

Je place la liberté, et bien sûr la liberté d’expression, très haut. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo m’a affligé au delà des mots, celui de Samuel Paty tout autant, et je n’ai que mépris pour les islamistes et leurs revendications, comme pour les hypocrites chefs d’État de dictatures pourries qui se servent de ce genre d’histoire pour souder leurs populations autour de leur misérable personne.
Je comprends aussi que la rédaction de Charlie se sente en mission, et on ne doit pas d’égards ou de politesse à ceux qui veulent vous faire taire. Une partie de moi-même les soutiendra toujours pour ça, par principe.
Reste que quelque chose ne fonctionne plus dans la démarche de Charlie Hebdo : quand on n’arrive plus tellement à être compris, quand on est célébré par des gens dont on n’aime pas les idées, et critiqué par des gens qui se réclament d’une certaine idée du progrès, c’est peut-être qu’il faut réfléchir non seulement à ce qu’on veut dire, mais aussi à la manière dont le propos sera reçu.

  1. Samuel Paty était professeur d’histoire à Conflans-sainte-Honorine. Il a été décapité pour avoir montré à ses élèves deux dessins représentant Mahomet. Un parent d’élève avait raconté que les élèves musulmans avaient été sommés de sortir au moment de la projection d’une image destinée à les choquer. Le récit de sa fille, qu’il répétait, s’est avéré faux, puisqu’elle n’avait pas assisté au cours en question, mais l’affaire, montée en épingle sur les réseaux sociaux, a fini par amener un russe tchétchène à commettre le meurtre. []
  2. À lire sur le site de Charlie Hebdo : Le flic nous a dit : « C’est un délit, vous n’avez pas le droit de critiquer la religion. », 21 octobre 2020. []
  3. Rappelons que le parent d’élève de Conflans-sainte-Honorine a publié une vidéo où il racontait qu’on avait fait sortir les musulmans de classe pour leur montrer « une photo d’un homme nu » (?), censée être le prophète, chose que lui avait décrit sa fille qui elle-même n’y était pas et se l’était fait raconter par d’autres… Pas besoin d’aller très loin pour que l’évaluation juste des faits soit possible. []
  4. Et non, critiquer une religion n’est pas juste critiquer une opinion, car même si c’est l’intention de départ et même si elle est philosophiquement légitime, le résultat est que ce sont les croyants qui se sentent visés. Et dans bien des endroits du monde, la confession religieuse se confond avec une identité plus générale (famille, ethnie, nation) dans laquelle on est né… []
  5. Au Niger en 2015, un centre culturel français incendié et plusieurs morts, dans plein de pays le personnel diplomatique français caillassé, menacé ; etc. []

Non, Didier Raoult ne m’obsède pas et d’ailleurs je vais faire un article à ce sujet pour vous le prouver.

(ne faites pas attention, je me parle tout seul. C’est le genre de billet que j’écris afin de me relire moi-même un, deux ou dix ans plus tard : il conserve mes sentiments et mes idées du moment, que je pourrai confronter aux sentiments et aux idées que j’aurai plus tard)

Sur Facebook (bizarrement pas du tout sur Twitter), nombre de mes amis semblent courroucés lorsque je parle du professeur Didier Raoult, et ils le sont d’autant plus que je suis assez ostensiblement raoultosceptique, tandis qu’eux sont au contraire raoultocurieux, raoultophiles, voire raoultodules et raoultolâtres. On m’explique que je suis décevant (ça arrive), que je manque de lucidité (ça arrive), que je ne suis pas virologue (je l’admets — et du reste je n’ai jamais pris position sur un thème médical !), on me dit que je souhaite des morts inutiles (euh), et enfin, que j’ai l’air obsédé par le sujet. Certains affirment même que je ne parle que de ça. Un ami curieux a pris le temps de compter mes posts depuis le 25 mars afin de vérifier la chose, et il ressort de son enquête que 5% de mes publications ont Didier Raoult pour sujet.
Le nombre va plutôt ralentissant.

Cinq pour cent, c’est beaucoup et en même temps ce n’est pas tant que ça. Peut-être est-ce que l’algorithme de Facebook soumet tout particulièrement ces posts à mes amis raoultophiles, leur donnant l’impression fallacieuse que je n’ai pas d’autre sujet ? S’agit-il d’un effet de loupe, un biais de fréquence ? Bon, bref : est-ce que le sujet m’obsède ?
Je dirais que non, je n’en rêve pas la nuit et quand il n’y a dans l’actualité aucune nouvelle concernant l’institut Méditerranée Infection ou son fondateur, je n’y pense pas. Mais comme il y a souvent des nouvelles ces temps-ci, j’y réagis souvent. Plusieurs dimensions de l’affaire m’intéressent, et en tout premier lieu, l’impression que j’ai de voir se construire une mythologie.
On ne peut pas vraiment exempter Didier Raoult de toute responsabilité dans l’image de rogue-scientist droit sorti d’un blockbuster que ses admirateurs projettent sur lui, il leur donne au contraire beaucoup de grain à moudre en se présentant avec constance comme un sauveur qui agit en marge de toute pression académique, économique ou politique, et même, mieux qu’en marge, en résistance à toutes ces forces obscures. J’avais essayé de parler de cet aspect dans un précédent article.

Le nom Sanofi revient souvent lorsqu’il est question de Didier Raoult, qui prescrit son fameux médicament Plaquénil comme solution au Coronavirus. J’imagine que Sanofi a acheté le mot-clé « Raoult » (ou d’autres mots-clés en rapport), expliquant la présence d’une publicité pour un de ses produits dans l’article.

Récemment, dans Paris Match, Didier Raoult dit : « Je suis un renégat ». Je m’étonne que cette manière de se présenter fonctionne, car ce « renégat » est avant tout un mandarin old-school (« j’ai raison parce que j’ai raison même quand j’ai tort ») qui a l’heur d’être à la tête d’une forte équipe et d’un budget de trente millions d’euros ! Des scientifiques vraiment à part, ça existe, nous en avons en France, comme par exemple Jean-Pierre Petit, Joël Sternheimer, ou, dans le domaine de la biologie, les nombreux médecins qui ont testé des traitements anticancéreux réprouvés par leurs pairs et qui ont parfois subi pour cela l’interdiction d’exercer leur art. Rien de ce genre chez Didier Raoult qui, malgré sa complainte martyrologique, fait exactement ce qu’il veut, revendique et se vante de le faire, et a même finalement eu l’honneur d’une visite présidentielle qui disait assez bien, face à l’opinion publique, que c’est le chercheur marseillais qui avait l’ascendant sur le président de la République et non le contraire.
Je reste assez fasciné par le fait que le public voie en lui un « lanceur d’alerte » quand son discours est « arrêtons le catastrophisme, y’a pas d’épidémie, il suffit d’un traitement tout bête et on n’en parle plus ». Son discours est un l’exact opposé de celui d’un lanceur d’alerte, finalement, et il continue de juger l’épidémie négligeable — mais, allez comprendre, il n’en dépense pas moins beaucoup d’énergie à dire qu’il est urgent de suivre ses recommandations.

Je pourrai bientôt faire un autre Quizz sur le thème « quel scientifique a convaincu Emmanuel Macron d’avancer le déconfinement des établissement scolaires ? Raoult s’en vante dans Paris Match :
« Macron est un homme intelligent, qui comprend tout, hermétique à tout ce qu’il peut entendre à mon sujet. Nous avons testé plus de 100 000 personnes, voilà l’élément à garder en tête. Grâce à ces tests, nous sommes les seuls à avoir pu l’éclairer sur la prévalence du coronavirus chez les enfants. Selon nos études il n’y en a presque pas. Le gouvernement ne le savait pas… »

Il y a une vraie dissonance sur ce point dans une partie de l’opinion publique, et je m’étais amusé à le vérifier avec un petit sondage Twitter où je demandais aux personnes interrogées d’attribuer une citation lénifiante à une personne sélectionnée parmi : l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn ; le médecin médiatique Michel Cymes ; l’insupportable animateur Cyril Hanouna ; et enfin Didier Raoult. Bien sûr, 50% des gens savaient que c’était à ce dernier qu’il convenait d’attribuer la citation, mais beaucoup des autres m’ont avoué qu’ils pensaient de bonne foi que j’avais glissé ce nom pour rire, enfin que c’était la réponse absurde à éliminer d’emblée : puisque ce monsieur martèle qu’il a toujours eu raison, ceux qui croient en son infaillibilité lui attribuent rétrospectivement une clairvoyance passée qu’il n’a jamais eue.

Raoult dit qu’il a raison car il a raison, et quand on lui demande s’il peut le prouver, il dit qu’il peut le prouver. Ces arguments qui n’en sont pas me rappellent le « Je peux le dire ! » du Sâr Rabindranath Duval (Pierre Dac et Francis Blanche).

— « Votre sérénité, pouvez-vous me dire quel est le numéro du compte en banque de Monsieur ? » — « Oui » — « Vous pouvez le dire ? » — « Oui ! » « Vous pouvez le dire ??? » — « Oui !!! » — « Il peut le dire ! Bravo ! Il est vraiment sensationnel ! ».

Je suis surpris que ça prenne, mais j’imagine que c’est avant tout parce que ça comble un besoin ; en cette période d’inquiétude, il faut trouver des figures qui donnent de l’espoir, des héros, autant qu’il faut des coupables à désigner — notre classe politique, notamment, mais aussi les scientifiques réputés installés, institutionnels, et l’industrie pharmaceutique privée.
Cette affaire est aussi une démonstration de la théorie de l’engagement en psychologie sociale (une fois qu’on a choisi son héros, son camp, sa cause, on n’est plus capable d’accepter d’en douter), et même, quelque chose qui ressemble presque à la naissance d’un récit religieux. Mais soyons justes : les raoultosceptique semblent aussi fous et exaltés aux raoultolâtres que l’inverse, difficile de savoir si ce sont les uns ou les autres qui dramatisent. Peut-être les deux ? Je suis un peu heurté, je dois le dire, quand des gens que j’aime bien m’expliquent que je suis naïf, ou bête, ou manipulé par les multinationales pharmaceutiques, ou que mes réactions montrent que je suis indifférent face aux victimes du coronavirus.
Je ne pense pas avoir été aussi violent avec quiconque, de mon côté1. Je n’ai jamais eu de mal à supporter qu’on ne partage pas mes opinions et j’ai toujours été intéressé par les points de vue différents. Ça fait partie de mon tempérament, mais je vois bien que ce n’est pas le plus répandu et qu’au contraire, beaucoup se sentent blessés lorsque l’on ne partage pas leurs emballements. Je dis bien emballements et plus idées, car je crois que la question est émotionnelle plus qu’autre chose : les amis sont censés être émotionnellement en phase.
Finalement s’il m’arrive souvent de causer Raoult, c’est précisément à cause de la violence verbale ou rhétorique dont font parfois preuve ceux qui le soutiennent et que chaque contradiction irrite à un degré impressionnant. Mais c’est quand même avant tout à cause de Raoult lui-même. Par exemple hier matin je suis tombé sur cette interview :

Cet extrait prête un peu à rire : Didier Raoult n’a jamais siégé, il était membre du conseil mais n’a pas daigné y paraître, se faisant excuser en expliquant qu’il avait plus important à faire en son fief. Il a beau jeu ensuite d’expliquer ce qui s’y est dit ou décidé. Et quant à « claquer la porte » d’un endroit où on n’est jamais allé, ça me rappelle juste ce titre d’une comédie française de la pire époque : Par où t’es entré, on t’a pas vu sortir ?.
Mais surtout, qu’est-ce que c’est que ce raccourci avec Pétain !?! De quoi parle Raoult ? Des pleins pouvoir ? Entre mille et un moments historiques de consensus aux conséquences funestes ou heureuses (De Gaulle aussi a eu les pleins pouvoirs !), pourquoi citer Pétain ? Comment est-ce qu’on peut faire un parallèle aussi odieux et insultant ? Raoult affirme que ses pairs le rejettent parce qu’il promeut une molécule, mais il ne fait pas de son mieux pour être apprécié : après avoir traité ceux qu’il présente comme ses rivaux de bien des noms d’oiseaux, il ose même la réductio ad hitlerum ! Ce monsieur déploie des efforts extravagants pour se faire haïr et pouvoir ensuite se vanter d’être un rebelle.
Je veux bien qu’on dise que le progrès scientifique ne peut pas démarrer par le consensus (mais c’est sa quête in fine) et qu’il pâtit plus qu’il ne profite des questions d’ego (see who’s talking !) ou de concurrence entre institutions (bis), mais en parler comme ça, c’est ignoble2.

La manière que Raoult a d’insulter constamment ceux qui ne disent pas comme lui (qu’il présente comme « pas sérieux », « fous », « inintelligents », « corrompus ») interdit toute discussion sereine et force chacun à se positionner en « pour » ou « contre », totalement pour ou totalement contre. Consciemment ou inconsciemment, c’est ce que ce monsieur cherche : qu’on le suive aveuglément ou qu’on le rejette, mais pas vraiment qu’on discute ! Encore une fois, ça ne me rappelle rien d’autre que les religions révélées, où la foi nourrit la foi. Christian Estrosi (heureux les simples…) est brandi comme une preuve d’on ne sait quoi, tandis qu’un confrère virologue qui se pose des questions de méthodologie est qualifié d’hypocrite ou d’incompétent. Une fois de plus, je trouve assez incroyable qu’une rhétorique aussi grossière et manichéenne prenne. Faut-il que les temps soient troublés, que les populations soient anxieuses !

Une dernière pour la route : les chiffres clés, montrés pendant une vidéo de Raoult. Apparemment, ces cartouches pastel plein de chiffres sont censés rendre lisible quelque chose, mais on se demande bien ce que l’on est censé en retenir : en termes de design, ça ressemble plus à de l’enfumage qu’à de l’information.

Bref, tout ça pour dire que j’aimerais bien être indifférent au cas Raoult mais son attitude et la manière dont il est défendu font qu’il me semble impossible de ne pas réagir. On m’a fait remarquer que j’employais un peu les mêmes termes que lorsque je m’en prends à Juan Branco. En y réfléchissant, et bien que je ne confonde pas ces personnages ou leurs combats (politiquement antipodes, semble-t-il, même si chacun à sa manière semble considéré par certains comme un résistant à Emmanuel Macron, et on se fait facilement considérer comme un soutien objectif au gouvernement lorsque l’on critique l’un ou l’autre), j’ai l’impression que les deux font ce même chantage irritant : on adhère aveuglément à leur propos, et on est du côté de la vérité, ou bien on le rejette, et on est un salaud. Chez Branco, ça ressemble à un problème de maturité affective, c’est presque touchant. Chez Raoult, c’est plus dérangeant car on parle de science, et la science n’a jamais été soluble dans l’infaillibilité, au contraire, son principe même est moins de trouver la vérité que d’identifier l’erreur. Après une prédiction erronée (et Dieu sait que Raoult en a produit), on ne peut pas dire « je ne me suis pas trompé, c’est vous qui avez mal écouté », non, on tire des conséquences, on ajuste ses observations, ses modèles théoriques… La vérité ne précède pas la connaissance3, elle n’est pas révélée, au sens religieux du mot, elle est une quête.

On va me rétorquer, à raison, que je ne suis que chercheur en arts plastiques, mais c’est de l’épistémologie de base, non ? On m’a aussi objecté que je me focalisais sur des questions bien accessoires : il insulte ses confrères ? Et alors ? Il est pris pour le Messie ? Il s’en fiche, il est au dessus des polémiques ! Il paraît que je suis celui qui regarde le doigt quand le sage me montre la Lune4. Je ne crois pas, pour ma part, que la manière de construire et d’imposer un discours soit une question cosmétique et accessoire.

  1. Au pire il m’est arrivé de me montrer taquin. []
  2. Au passage, le rapport entre Vichy et la science est une question assez passionnante (et passamblement taboue) car c’est sous Vichy que l’eugéniste Alexis Carrel a fondé la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, curieuse institution pluridisciplinaire qui a notamment mis en place les premiers outils de surveillance sanitaire ou démographique qui bien plus tard sont devenus l’Ined ou l’Inserm. L’Insee est descendant d’une autre institution vichyste, le Service national des statistiques. []
  3. On comprend qu’un chercheur se fie à son intuition, à son expérience, ne serait-ce que pour trouver une direction à ses recherches. Mais cela devrait imposer encore plus de prudence, notamment, un exemple au hasard, face à un virus tout neuf. []
  4. Je retiens de la prestidigitation que quand le sage vous montre la Lune, si l’on veut être lucide, il faut surtout regarder ce qu’il fait avec son autre main ! []

Charlie, cinq ans

Cinq ans déjà.
J’étais au Havre, je venais de terminer mon cours, il était treize heures passées. Avant d’aller déjeuner, j’ai ouvert Facebook et je suis tombé sur ce post de David Vandermeulen :

D’abord incrédule — pourquoi, comment ce si jeune homme serait-il mort ? — je suis allé sur Twitter où j’ai pu en savoir plus : Charb était bien mort, oui, mais aussi Cabu, Wolinski, Tignous,… Onze personnes ce jour-là, dix-sept en tout, plus trois terroristes.
Un peu moins d’un an plus tard, le massacre du Bataclan allait malheureusement nous faire relativiser l’horreur de cet attentat, mais ce 7 janvier 2015, j’ai passé comme sans doute tout le monde la journée dans un état second, sonné : impossible de penser à quoi que ce soit d’autre.

J’ai connu Charlie Hebdo enfant, je raconte souvent que le premier dessin de presse que j’ai compris était celui que Reiser avait consacré à l’état de santé de Franco, en 1974. Je devais avoir sept ans ! J’ai ensuite adoré le Cabu du Grand Duduche que je lisais dans les reliures de Pilote offertes par un ami de mes parents. J’ai retrouvé Cabu comme animateur télé dans Récré A2. Au festival d’Angoulême, au milieu des années 1980, je me rappelle avoir vu Wolinski, seul à sa table : « il est inconsolable depuis que Reiser est mort », m’avait-t-on dit. Je n’ai jamais été un adorateur de Wolinski, mais ses scénarios pour Pichard étaient bons, et j’ai un grand souvenir de la courte période où il était rédacteur en chef du Petit Psikipat. À la télé, j’aimais bien les apparitions de Cavanna ou du Professeur Choron. Et puis il y a eu la guerre du Golfe, avec la sortie de La Grosse Bertha puis le retour de Charlie Hebdo. L’arrivé de Charb, qui était pion dans le lycée de mon frère et racontait des tranches de vie sur notre ligne de train. Les éditos de Val, un peu sérieux, mais pas très loin de ma vision social-démocrate vertueuse de l’époque. Et un jour, aussi, j’ai eu l’honneur de rencontrer le grand Willem.
Bref, j’ai une histoire avec Charlie Hebdo.

En rentrant à Paris le soir, sans réfléchir, je me suis rendu sur la Place de la République, où déjà on pouvait lire le célèbre slogan « Je suis Charlie ». Je me souviens que beaucoup arboraient le dernier numéro de Charlie — rapidement devenu introuvable —, et je me souviens aussi d’une femme, que je suppose musulmane, qui brandissait un écriteau disant #notInMyName : pas en mon nom. C’était un moment de communion, véritablement : tous étaient silencieux, et tristes, des artistes s’étaient faits assassiner pour une divinité qui, comme les autres du reste, semble assez bien s’accommoder, elle, du fait que l’on tue en son nom : on n’a jamais vu de dieux écrire dans le ciel Not in my name. Je sais pourquoi, vous savez pourquoi, tout le monde sait pourquoi, en fait, mais on est censé faire semblant de ne pas savoir : bien entendu, les dieux n’existent que par les actions de ceux qui se réclament d’eux.
Les dieux ne sont pas imaginaires, puisqu’ils font des morts.

Les jours qui ont suivi j’ai posté régulièrement des articles, tentant de suivre le cours de mes émotions : tristesse bien sûr ; besoin de comprendre, évidemment ; envie de rire, parfois ; envie d’expliquer ma vision du dessin de presse et du blasphème. Et puis révolte, non seulement envers les meurtriers mais aussi envers ceux qui, tout en se disant ennemis de ces derniers, semblaient étrangement satisfaits d’avoir enfin un prétexte pour insulter tous les musulmans de France et du monde. Il ne vient rien de bon de la peur, de l’insulte et du mépris.

En famille, nous sommes allés à la grande manifestation du 11 janvier. Pour moi, c’était un enterrement. Je trouvais risibles les chefs d’État en ligne qui pensaient nous guider, comme si qui que ce soit avait pu être dupe. Mais avec le recul, ce moment a été aussi l’entrée dans une France misérablement abêtie par la terreur, où « comprendre » c’est vouloir « excuser » ; où les pacifistes, les compatissants et les sociologues sont jugés complices et peut-être même coupables de la violence ; où on veut renvoyer les adolescents aux cheveux frisés qui gloussent pendant une minute de silence ; où le journal Charlie Hebdo, sans aller jusqu’à y voir le supplément illustré de Valeurs actuelles n’est plus ni joyeux ni anar ; où on peut passer l’été à s’écharper sur une combinaison de bain avec bonnet intégré que personne n’a vu sur aucune plage française ; où le mot « laïcité » est devenu le cache-nez d’un racisme de plus en plus évident ; et où la liberté d’expression n’est une valeur sacrée que pour certaines opinions.


Le numéro de Charlie Hebdo qui paraît demain s’en prend aux « nouvelles censures » et aux « nouvelles dictatures », apparemment constituées des malotrus qui osent utiliser les réseaux sociaux pour critiquer… Qui ? Je vais devoir acheter ce numéro pour le savoir, mais je redoute par avance ce que je vais lire.

Pour l’instant, j’ai peur que ce soient les « méchants » qui l’emportent : Ils sont morts et l’État islamique dont ils se réclament semble n’être plus grand chose, mais ils ont eu ce qu’ils voulaient, ou en tout cas, ils sont parvenus à nous changer.

Défense du complotisme

J’ai le souvenir d’une des premières fois où la locution « théorie du complot » a été amenée à un large public. C’était dans un documentaire qui traitait notamment des attentats du 11 septembre 2001 (encore assez récents) et des théories farfelues qui les ont entourés. Une des thèses du documentaire était que le complotisme est toujours plus ou moins antisémite, suivant une logique passablement tordue : il existe (et pas qu’un peu, il est vrai) un antisémitisme complotiste, donc tout complotisme est antisémite. Et puis le complotisme est souvent anti-américain, et l’anti-américanisme est souvent de l’antisémitisme déguisé (ah ?).
À un moment, Philippe Val, s’adressant à la caméra, a dit quelque chose comme : « Il n’y a pas eu de complot le 11 septembre 2001 ». En appuyant sur « pas »1.
J’avais trouvé cette affirmation incroyable, parce que si on y réfléchit deux secondes, un groupe de vingt personnes (elles-mêmes pilotées et logistiquement assistées par bien plus de gens que cela) qui passent des mois dans un pays à se former pour préparer secrètement des détournements d’avion coordonnés et provoquer volontairement des milliers de morts, si ça n’est pas un complot, qu’est-ce que c’est ? Le mot a un sens précis, tout de même !

COMPLOT substantif masculin.
A. Dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l’intention de nuire à l’autorité d’un personnage public ou d’une institution, éventuellement d’attenter à sa vie ou à sa sûreté.
B. Par extension : Projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes.

(Trésor de la langue française informatisé)

On est bien entendu fondé à me répondre que ce n’est pas le sujet et que par « complot », Philippe Val parlait non pas de l’attentat lui-même mais des théories qui attribuent la responsabilité des attentats à d’autres organisations que celles qui ont été pointées du doigt. Il y a par exemple la théorie de la magouille immobilière (une démolition d’immeuble sans formalités !), celle de l’arnaque à l’assurance, ou bien sûr et surtout l’idée que ce seraient les États-Unis eux-mêmes qui auraient manipulé de naïfs djihadistes afin de provoquer un attentat tellement traumatisant qu’il pourrait servir de prétexte à des guerres au Moyen-Orient. Il semble que face à un événement relativement incompréhensible de ce genre l’esprit humain ait du mal à se satisfaire des explications les plus simples. Il est assez habituel que des théories alternatives émergent spontanément, stimulées par la quête d’indices, les préjugés ou encore l’idée que celui à qui profite le crime est forcément son auteur.
Pour moi2, cette disposition de notre esprit à croire que tout suit un plan, que les faits sont l’effet des intentions d’une toute-puissance, est exactement ce qui a mené à l’invention des religions monothéistes3, institutions pour lesquelles, puisqu’il existe un tout-puissant, celui-ci est à l’origine de tout, y compris de ce qui ne semble pas lui profiter. Cette croyance en une toute-puissance me semble assez naïve mais c’est aussi un réservoir fictionnel intellectuellement stimulant : le héros découvre que le monde n’est pas ce qu’il croyait, puis lutte, puis découvre des complots dans le complot, des méta-complots, des manipulateurs manipulés, ou découvre que sa propre lutte fait partie d’un plan plus vaste,… il suffit de voir à quel point ce ressort est courant au cinéma (Matrix, They Live, tous les James Bond, les adaptations de Philip K. Dick,,…) et dans les séries (Mr Robot, Limiteless, 24, The Pretender, Person of interest et bien sûr, X Files).

En 1988, un obscur groupe nommé « Mouvement d’Action et Défense Masada » a perpétré une série d’attentats dans des foyers pour travailleurs immigrés de la Côte-d’Azur, faisant un mort et seize blessés. Leurs tracts de revendication étaient anti-musulmans et ornés d’étoiles de David. L’enquête a fini par établir que les responsables étaient en fait des membres du Parti nationaliste français et européen (parmi lesquels quatre policiers), dont le but était de créer des tensions meurtrières entre juifs et musulmans en France.

Il ne faudrait pour autant pas perdre de vue que le soupçon complotiste n’est pas qu’une affaire de fiction, il est aussi justifié par des précédents historiques.
C’est en attaquant son propre poste frontière avec des uniformes de l’armée russe que la Suède s’est lancée dans une guerre contre la Russie en 1788 ; C’est avec un faux attentat contre une société de chemins de fer japonaise que le Japon a déclenché l’invasion de la Mandchourie en 1931 ; C’est avec une fausse attaque polonaise que l’Allemagne nazie a déclenché l’invasion de la Pologne (et dans une certaine mesure la seconde guerre mondiale) en 1939 ; C’est avec des attentats fallacieusement attribués aux communistes que la CIA a renversé Mossadegh en Iran 1953 ; C’est avec une fausse attaque contre leurs navires que les États-Unis ont pu s’engager la guerre du Vietnam en 1964 — on sait qu’ils avaient projeté le même genre de chose deux ans plus tôt avec Cuba. Les opérations Stay-Behind/Glado ou Cointelpro, enfin, montrent comment des manœuvres de ce style ont pu être menée afin de discréditer des mouvances politiques intérieures aux pays.
Le complot, les ruses de guerre, forment le cœur de métier de tous les services dits « de contre-espionnage » depuis toujours. On est un « gentil » non parce qu’on fait des choses bien mais parce qu’on lutte contre un « méchant »45, et quand le méchant n’existe pas, il faut le fabriquer .
Mais il n’est pas toujours besoin d’aller jusqu’à organiser une attaque contre soi-même, il suffit parfois de sélectionner ses ennemis en leur donnant de l’importance médiatique, jusqu’à ce qu’ils se croient aussi considérables qu’on le leur dit, et finissent par orgueil et perte de mesure par commettre les fautes qu’on attend d’eux6.
Bref, les complots existent. Et puisqu’ils existent, peut-être convient-il de rester prudent lorsque l’on traite avec dédain ceux qui se posent des questions ou pensent que « la vérité est ailleurs ».

Éric Naulleau fait ici référence au réflexe général qui a consisté à supposer que le suicide de Jeffrey Epstein devait être écrit entre guillemets et a peut-être été assisté. Le multimillionnaire est soupçonné notamment d’avoir fourni à des fins sexuelles des adolescentes à quelques puissants de ce monde afin de constituer des dossiers sur eux. Il a parmi ses relations passées (cela fait des années que chacun prend ses distances) l’actuel président des États-unis et un ancien locataire de la Maison-Blanche. Le fait qu’il n’ait pas été surveillé (gardiens endormis, surveillance levée une semaine après une première alerte, absence de co-détenu) quelques semaines seulement après une agression (disait-il) ou tentative de suicide ne peut qu’ajouter au soupçon. Mais en quoi ce soupçon est-il d’emblée ridicule ?

L’accusation de « complotisme » est devenue un sceau d’infamie (qui veut être rangé avec Thierry Meyssan, Soral, Dieudonné, etc. ?) et un thought-terminating cliché7 bien commode pour tourner en dérision l’interlocuteur et ses questions.
Mais il n’y a pas mauvaises questions.

En avril 2018, face à une commission parlementaire, Mark Zuckerberg avait qualifié de « théorie du complot » l’idée que sa société espionne les conversations sonores de ses usagers à l’aide du micro de leur ordinateur. Le sénateur Peters avait demandé « oui ou non, est-ce que Facebook utilise le son obtenu grâce aux appareils mobiles pour étendre sa connaissance de ses usagers ? ». Zuckerberb avait répondu : « Non ». Puis précisé : « Vous parlez de la théorie du complot qui circule et qui dit que nous écoutons les données audio qui passent par votre microphone et que nous les utilisons pour la publicité ».
Mais une toute récente enquête de Bloomberg, dont Facebook a été forcé de reconnaître la validité, prouve que le réseau social a bel et bien rémunéré des centaines de personnes pour écouter et retranscrire les conversations de ses usagers. La formulation de Zuckerberg, sans être fausse, n’est pas très honnête. Le mot « conspiracy theory » et une réponse un peu byzantine lui ont permis, sans mentir vraiment, de ne pas répondre exactement à la question.

Toute question est légitime, donc, et il faut se méfier de la facilité avec laquelle les locutions « théorie du complot » ou « fake news » sont employées dans les débats publics pour décourager des hypothèses originales. Toutes les affaires de complots réels dont j’ai parlé plus haut ont été, avant qu’on parvienne à les démontrer, des « fake news » ou des théories conspirationnistes.

Bien entendu, le complotisme, au sens le plus négatif du terme, existe bel et bien et relève parfois de la folie paranoïaque8 : tout ce qu’on nous présente comme vrai est faux, toute vérité est cachée, alors dans ce cas, que croire ? Les gens que j’appelle complotistes, pour ma part, sont ceux dont la théorie ne change pas quels que soient les faits, quels que soient les éléments, et qui éconduisent tout raisonnement logique qui contrarie leur croyance.
Je remarque que ceux-ci acceptent souvent plusieurs théories concurrentes et parfois incompatibles : qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.
S’il est facile de porter un jugement sur une telle tournure d’esprit lorsque nous la constatons chez nos congénères il faut admettre que nous sommes tous coupables (ou si l’on préfère, victimes) de ce genre de piège de la raison qui nous pousse réfuter les informations factuelles ou les raisonnements qui vont à l’encontre de nos certitudes.

  1. Il faudrait que je revoie ce documentaire pour le confronter à mes souvenirs. A priori il s’agit d’un sujet de Daniel Leconte, diffusé sur Arte le 13 avril 2004. Mais peut-être confondè-je avec une autre apparition de Philippe Val sur le sujet, car il était très présent un peu partout (télé, radio, Charlie Hebdo) pour en parler. []
  2. J’en avais déjà causé ailleurs. []
  3. Même si elles ont parfois un arbitre (Zeus ; Odin ; Ahura Mazda dans la perse d’avant Zarathoustra ; Allah dans l’Arabie pré-islamique), les religions polythéistes ont l’intelligence de présenter les faits non comme la décision d’une toute-puissance mais comme la tension entre plusieurs volontés, plusieurs forces, des aléas, des opportunismes, des ruses…
    Je n’ai jamais compris que (même à l’école laïque et républicaine !) on présente le Monothéisme comme un progrès humain. []
  4. Dans les fictions, le héros tire sa légitimité de l’action et de la qualité de son ennemi : plus l’ennemi est effrayant, vicieux, dangereux, et plus le héros a les mains libres. On ne compte pas le nombre de fictions où, objectivement, c’est le héros qui est un assassin tandis que son nemesis n’a eu le temps que de faire des projets et, souvent, n’a tué lui-même que ses hommes de main. []
  5. Les États-Unis ont une position hors-norme dans ce registre : ils ont participé à plusieurs dizaines de guerres dont aucune n’a eu lieu sur leur propre sol depuis plus d’un siècle, et chaque fois il a fallu trouver un prétexte pour légitimer ces conflits et ne jamais passer pour l’agresseur, persister à vouloir apparaître comme le camp de la Démocratie, le « monde libre ». On ne se plaindra pas de leur participation à la libération de l’Europe en 1944, mais les Chiliens, Cubains, Cambodgiens, Vietnamiens, Philippins, Dominicains, Coréens, Panaméens, Afghans, Iraniens, Syriens, Irakiens, etc., peuvent être d’un tout autre avis, d’autant que l’intervention étasunienne a parfois renforcé le pouvoir de ceux qu’elle entendait renverser. []
  6. Je ne sais pas si cette interprétation est juste mais dans l’excellent film Vice (2018), qui raconte la carrière de Dick Cheney, on voit les limites du système : afin de créer un lien entre Al Qaeda et l’Iraq et afin d’envahir ce pays, Colin Powel avait mentionné avec insistance un djihadiste de seconde zone, Abou Moussab Al-Zarqaoui, qui une fois rendu célèbre a pu recruter des forces pour ce qui allait devenir Daech. []
  7. Le Thought-terminating cliché est une notion de psychologie inventée par Robert Jay Lifton que l’on peut traduire par « poncif interrupteur de réflexion » : un mot, un adage, une formule simple qui permettent d’interrompre brutalement toute réflexion sur un sujet complexe. []
  8. C’est ce qui est fascinant dans les récits de Philip K. Dick dont les protagonistes (et peut-être l’auteur) sont souvent forcés de choisir entre admettre qu’ils ont raison ou constater qu’ils sont fous. []

Les vertus de l’homéopathie

(suite à une conversation sur Twitter…)
(oui, je sais, cet article est un peu long. Vous n’avez qu’à vous contenter de regarder les images)

Pour le site Scientists of America j’ai écrit un jour un article qui prenait la défense de l’homéopathie, intitulé L’Homéopathie peut sauver des vies, dont le raisonnement était résumé par cette phrase : « rien de plus inoffensif qu’un médicament sans principe actif ».
C’était une blague, une manière de dire que l’homéopathie ne soigne rien, mais une blague un peu sérieuse, et plus le temps passe, plus je vois s’affronter les anti-homéopathie et les pro-homéopathie, et plus je finis par être convaincu par la validité du contenu de mon propre article. Il faudrait inventer un mot (à moins qu’il existe déjà) pour décrire ce mécanisme qui fait qu’on finit par croire à une chose parce qu’on l’a dite. Bien des religions, des idéologies politiques ou même des théories scientifiques à présent sérieuses doivent être nées comme ça.

Samuel Hahnemann (1755-1843), l’inventeur de l’homéopathie. Il a vécu 88 ans, ce qui est bien pour l’époque, mais il est mort d’une bronchite en juillet, je dis ça je dis rien (vision d’artiste).

Tout d’abord, une évidence : l’homéopathie ne repose sur aucune base théorique sérieuse, elle relève de la pseudo-science, elle ne passe ni le crible de la logique1 ni celui des études pharmacologiques. On constate bien qu’elle peut provoquer des changements dans l’état de santé des patients, mais ni plus ni moins que le célèbre effet Placebo : ce n’est pas le produit qui agit, mais une donnée psychologique difficile à expliquer et qui a moins à voir avec la composition du remède lui-même qu’avec l’acte de l’administrer.
Le simple fait que les pouvoirs publics n’imposent pas plus d’autorisation de mise sur le marché aux médicaments homéopathiques qu’aux confiseries est un indice du peu de capacité d’action qu’on leur prête2. Mais est-ce vraiment un combat important que de dénoncer cette pseudo-science ?

Les gens qui s’en prennent le plus violemment à l’homéopathie le font au nom de trois arguments principaux.
1 – il s’agit d’une escroquerie qui repose sur la crédulité des patients et qui fait croire à ces derniers que la maladie et la guérison relèvent de la magie.
2 – il est dangereux pour un malade de refuser un médicament qui fonctionne au profit d’un médicament qui ne fonctionne pas.
3 – il n’est pas admissible que la Sécurité Sociale dépense de l’argent pour rembourser des médicaments sans effets.

Sur le troisième point, Philippe Douste-Blazy avait proposé une réponse assez pragmatique, que certains jugeront cynique lorsqu’il était ministre de la santé et qu’il défendait le remboursement de l’homéopathie par la Sécurité Sociale : « si vous regardez le budget de l’assurance maladie consacré aux médicaments homéopathiques, vous vous apercevez que c’est une toute petite goutte d’eau par rapport au reste des prescriptions médicamenteuses, et en tout cas si vous les enlevez, alors les patients prendront autre chose et ce seront des médicaments qui seront peut-être eux remboursés à 100%, avec des interactions médicamenteuses possibles ».
En bref : l’homéopathie est souvent un moindre mal car le public veut des médicaments à tout prix, y compris lorsqu’il vaudrait mieux s’abstenir, et il vaut alors mieux lui fournir de faux médicaments que des vrais, quitte à dépenser un peu d’argent public pour cela.

Anecdote : le père de Philippe Douste-Blazy était un médecin et un grand chercheur dans la lutte contre le cancer. Sa mère, quant à elle, a longtemps dirigé la Ciergerie Lourdaise, société monopolistique dans le domaine des bougies votives de la cité mariale. Au fait : est-il plus choquant d’être soigné par un médecin qui croit aux vertus de l’homéopathie ou par un médecin qui va à la messe le dimanche et qui croit au pouvoir de la prière ?

Le second point (mieux vaut se soigner avec un médicament qui fonctionne que de croire qu’on se soigne avec un médicament qui ne fonctionne mas) est en apparence une évidence, mais s’appuie sur l’idée que les gens souhaitent guérir de véritables maladies. Or il n’est pas certain que ce soit toujours le cas, et il est même certain que ça ne l’est pas. Une affection banale telle que le rhume ne se soigne pas, on peut traiter certains de ses symptômes (fièvre,…), mais il n’existe pas de moyen de lutter contre le virus lui-même (ou plutôt les virus), ni, la plupart du temps, de besoin de le faire, puisque la guérison est spontanée. C’est pourtant le quatrième motif de consultation en médecine généraliste, représentant une consultation sur huit3 ! Et les consultations médicales ne sont sans doute que le sommet de l’iceberg, il suffit de voir à quel point les pharmaciens mettent en avant leurs remèdes non-remboursés pour le rhume (parfois rebaptisé « état grippal » lorsqu’il fatigue plus que d’habitude) pour imaginer le volume des ventes en automédication de remèdes tels que l’aspirine, le paracétamol, les vitamines, etc.
Ces médicaments ne sont pas tous bénins. Les Dolirhume, Actifed, Nirophen ou Fervex, par exemple, ont des effets graves pour un certain nombre de patients chaque année (selon les médicaments : de l’ulcère au risque d’AVC !), et certains ne devraient être consommés qu’en parfaite conscience de leur composition et des doses à ne pas dépasser, par exemple dans le cas du paracétamol, molécule très répandue dans ce genre de remèdes mais dont le surdosage peut endommager le foie, amenant plusieurs milliers de personnes aux urgences chaque année. La médecine de complaisance, notamment dans le cas des anti-dépresseurs, des barbituriques et autres traitements psychiatriques est une réalité française bien connue et aux effets ravageurs (risques suicidaires, dépressions, altération du comportement, etc.). Sans parler de médecine de complaisance, les praticiens qui prescrivent ces produits ne semblent pas toujours tous conscients de leurs effets. On entend souvent dire par les médecins eux-mêmes que leur formation et surtout leur formation continue sont incomplètes au chapitre du médicament, qu’ils sont souvent contraints de s’en remettre aux boniments des visiteurs médicaux pour savoir quels médicaments prescrire. Or les visiteurs médicaux représentent des sociétés vénales dont les pratiques ne sont pas nécessairement vertueuses : un laboratoire préférera assez logiquement promouvoir la molécule dont il possède le brevet plutôt qu’une autre qui a fait ses preuves depuis longtemps mais dont la composition est dans le domaine public. Et ne parlons pas du disease mongering, pratique qui pousse les laboratoires à forger des maladies, à communiquer massivement à leur sujet puis à proposer des médicaments miraculeux pour les guérir.
On peut parler aussi de la pratique, parfois encouragée par les fabricants, qui consiste à utiliser un médicament, parfois dangereux, pour une mauvaise raison : un traitement cardiaque pour la perte de poids ; un traitement contre l’hyper-activité pour la concentration scolaire ; un sirop contre le mal de mer ou un sirop antitussif pour leurs effets psychotropes ; un traitement de la circulation sanguine pour ses effets aphrodisiaques, etc.
Plus simplement, beaucoup de gens ont dans leur armoire à pharmacie des substances très dangereuses, auxquelles ils ont eu accès à une période donnée pour une raison légitime et dont ils utilisent à tort le reliquat sans demander d’aide à leur médecin mais avec le souvenir que le produit les a, une autre fois, guéri. Parfois même, c’est juste une erreur, un manque de discernement lié à l’âge où à la vue qui les mène à consommer un médicament dangereux.

Bref, dans un monde où chacun serait idéalement et honnêtement conseillé, conscient du degré de gravité/bénignité de son état, capable de résister à l’idée de se faire soigner lorsque c’est inutile, respectueux des prescriptions, la médecine sérieuse, scientifique, serait la seule valable. Mais ce n’est pas tout à fait le cas, et j’ai peur que le cocasse oscillococcinum4 des laboratoires Boiron soit bien moins dangereux pour les personnes qui ont le nez qui coule que des produits réellement actifs et dont les effets secondaires sont eux aussi actifs et parfois ravageurs.
Je ne connais pas les statistiques qui exposent le nombre de gens qui ont préféré se laisser mourir à coup d’homéopathie alors qu’ils souffraient d’un mal qui eût été efficacement traité par un antibiotique, par exemple, je ne suis pas certains qu’ils soient aussi nombreux que les gens qui les citent pour argumenter de la dangerosité d’une pseudo-médecine. En revanche, les risques sanitaires que fait courir la trop grande circulation des antibiotiques, qui mène certaines bactéries à y être résistantes, est un problème concret.
Au passage, on cite souvent les éleveurs qui vantent l’homéopathie comme preuve que « ça marche ». Je ne crois pas vraiment que leur expérience soit une preuve de l’intérêt des substances elles-mêmes (mais cela en dit sans doute beaucoup sur leur rapport aux bêtes), mais je dois dire qu’en tant que consommateur, je préfère savoir que la viande que je mange vient d’animaux qui n’ont pas été bourrés d’antibiotiques afin de supporter une promiscuité et des conditions d’existence ignobles.
Enfin, la « vraie » médecine, celle qui fonctionne, peut avoir un dernier défaut : lorsqu’elle sait traiter les symptômes, il arrive qu’elle néglige ce qui les provoque. Je pense par exemple aux antihistaminiques, si efficaces avec les allergies respiratoires, dont il serait utile de chercher à comprendre pourquoi leur nombre a littéralement décuplé (de 3 à 30% des gens) en un demi-siècle. Il y a des recherches sur le sujet, évidemment, heureusement, mais on n’a pas l’impression que les pouvoirs publics voient comme une priorité le fait de découvrir pourquoi nous sommes de plus en plus agressés par l’air que nous respirons.

Reste un argument : l’obscurantisme. Au nom de la science, au nom de la raison, il est criminel de laisser croire qu’une théorie farfelue puisse être mise sur un pied d’égalité avec la recherche scientifique sérieuse, et permettre une telle chose peut faire reculer la science et l’esprit scientifique. Je comprends cet argument mais il appelle une autre question à mon sens : si la recherche médicale est par définition scientifique, la pratique de la médecine l’est-elle vraiment, ou plus exactement, le rapport que les patients entretiennent vis-à-vis des soins médicaux est-il idéalement rationnel ?
J’ai eu principalement deux médecins dans ma vie. J’ai connu le premier depuis mon enfance jusqu’à celle de mes propres enfants. C’était un médecin à mon avis assez extraordinaire, doué d’une expérience énorme et qui a plusieurs fois établi des diagnostics périlleux qui se sont révélés fondés. Et chaque fois il l’a fait avec la sagesse de dire qu’il n’était sûr de rien et qu’il fallait effectuer des tests cliniques complémentaires. Ce médecin était fondamentalement honnête : lorsque l’on venait se plaindre d’avoir les bronches trop souvent encombrées, il prenait un air sévère pour nous dire que la seule chose à faire était d’arrêter de fumer. Ou dans d’autres cas, qu’il fallait faire un peu d’exercice, manger mieux ou moins, et autres mesures du même genre. Il recourait aussi à des techniques psychologiques redoutables, comme le fait de nous raconter ce qui arrivait à ses patients précédents : une mère enceinte d’un fœtus avec une anomalie cardiaque, des parents dont la fille souffrait d’une terrible maladie osseuse ou que sais-je encore… Impossible de jurer que ces patients existaient réellement, ou qu’ils venaient juste de passer, mais une chose est sûre : on relativisait aussitôt  nos petits problèmes, et on se sentait même un peu honteux d’être là pour se plaindre que son enfant en parfaite santé ne dorme ou ne mange pas comme écrit dans le livre de Laurence Pernoud. Pour les cas négligeables, il refusait souvent d’être payé, et je crois que c’était encore une de ses techniques psychologiques : n’étant pas payé, il prouvait en quelque sorte qu’on s’était montrés un peu capricieux et qu’on le dérangeait pour rien.
Bien sûr, lorsque le cas était grave, il le prenait très au sérieux et avait des diagnostics pointus et apparemment infaillibles. Je me souviens l’avoir réveillé à quatre heures du matin pour qu’il vienne constater que notre fils n’allait pas bien, et il a aussitôt pensé qu’il s’agissait d’une invagination intestinale — affection mortelle lorsqu’elle n’est pas traitée —, nous a emmené aux urgences, où son diagnostic n’a pas été pris au sérieux par les spécialistes avant une douzaine d’heures. Quand ce médecin a pris sa retraite, son cabinet était un peu miteux, et il tenait des propos un peu aigris : l’honnêteté ne paie pas forcément.
Le médecin suivant est lui aussi à la retraite, je l’ai fréquenté une dizaine d’années, l’ayant essentiellement choisi pour une question de proximité géographique. Il recevait dans un bureau de notable, avec encyclopédies, tapis et meubles cirés. Il aimait prendre le temps de bavarder, et notamment de s’épancher sur le sujet de son épouse qui avait divorcé en le ruinant — quoique son état de misère n’ait rien eu de franchement flagrant. Il pouvait lui aussi être pédagogue et honnête, mais de manière plus perverse. Je me souviens qu’une fois il m’a prescrit des antibiotiques en me disant ceci : « ça ne vous fera pas guérir plus vite, vous n’en avez pas besoin, mais quand les gens sortent de mon cabinet, ils ont besoin d’un bonbon, de quelque chose à aller acheter à la pharmacie. Alors je ne vous conseille pas d’utiliser ce médicament mais je vous le prescris ».  Il me laissait le choix, c’était à moi de décider si j’étais capable d’entendre un discours raisonnable ou si j’étais venu chercher un remède magique chez le sorcier du village.
Je pense qu’il n’est pas rare que des gens consultent un médecin en ayant déjà décidé ce qu’il faut que celui-ci leur dise et leur prescrive et en n’acceptant pas vraiment d’être contrariés, il me semble même que c’est ce qui a motivé l’incitation à déclarer un médecin traitant : éviter que les patients aillent de médecin en médecin jusqu’à tomber sur celui qui leur dira ce qu’ils veulent entendre.

Je n’imagine pas qu’il ait existé une seule société humaine exempte de personnes affirmant pouvoir en guérir d’autres à l’aide de potions, d’actes et de rituels. Cela ne signifie pas que les médecins d’aujourd’hui soient des charlatans, ni que ceux du néolithique l’aient été eux non plus – sans doute les hommes (ou femmes) de l’art étaient des gens qui avaient observé, déduit et compris des tas de choses – mais l’universalité et la permanence de cette activité indique à mon sens un éternel besoin, de la part des malades, de recourir à des gens aptes à les rassurer.

Les patients — vous, moi — sont-ils des spécialistes en épistémologie ? Des biologistes ?Entretiennent-t-ils avec la science, la médecine et la pharmacie un rapport si rationnel que ça ? Quand je vois les publicités pour des crèmes censées faire maigrir, où un séduisant beau gosse en blouse blanche dit d’une voix assurée : « c’est de la science ! » ou « ça fonctionne ! », j’ai l’impression que l’industrie de la communication a compris à quel point l’idée de science pouvait être utilisée comme argument d’autorité, c’est à dire, paradoxalement, tout le contraire d’un argument scientifique. Et j’ai peur que les médecins soient eux-mêmes contraints au simulacre de l’omniscience et de l’omnipotence, car ce ne sont pas que des remèdes que l’on vient chercher chez eux, ce sont aussi des certitudes, l’idée que quelqu’un sait ce qu’il faut faire. Le médecin qui dit « je sais pas ce que vous avez mais ça n’a pas l’air grave » aura à mon avis moins de succès que celui qui dira « on va peut-être devoir faire des tests mais en attendant je vais vous prescrire deux milligrammes de ceci à prendre à jeun pendant une semaine, une goutte de ça dans un grand verre d’eau le soir et cette pommade qui sent bon si ça vous gratte encore et puis revenez me voir si ça ne va toujours pas ».

L’homéopathie n’est pas une science sérieuse, c’est un fait, mais il est un peu exagéré de laisser entendre que le grand public a besoin de cette pseudo-science pour entretenir un rapport douteux à la connaissance scientifique en général. Je ne parierais pas non plus que les amateurs d’homéopathie le soient parce qu’ils sont séduits par la théorie, effectivement franchement bancale. J’imagine que beaucoup cherchent là une alternative à la brutalité médicale, qui traite le corps comme un objet et la vie comme une maladie.

  1. Rappelons le principe : pour soigner une maladie qui provoque tel symptôme, on utilise un poison qui provoque le même symptôme, que l’on dilue dans de l’eau un certain nombre de fois jusqu’à atteindre le moment où il est improbable mathématiquement qu’il subsiste ne serait-ce qu’une molécule du produit dans la solution obtenue. On mélange le tout à du sucre, et voilà. Notons que la forte présence du sucre et d’autres excipients comme le lactose n’est peut-être pas sans effet. []
  2. Je me souviens aussi d’un fait-divers comique : des enfants étaient tombés sur des cartons entiers de médicaments homéopathiques et en avaient dévoré le contenu comme s’il s’était agi de bonbons… Le laboratoire responsable de ces médicaments avait alors rassuré les familles en avouant que les billes de sucre qu’il produisait ne pouvaient avoir aucun effet sur la santé. []
  3. Selon des chiffres de 2007 en tout cas. []
  4. Réputé traiter les états grippaux, cette préparation à base de foies et de cœurs de canards de barbarie repose sur la croyance en les vertus de l’homéopathie, d’une part, mais aussi sur la foi dans l’existence d’un micro-organisme baptisé oscillocoque par le médecin qui l’a observé il y a un siècle et qui reste le seul à l’avoir vu depuis ! []

Théologie ultra-discount

J’apprends qu’un dénommé Jean Robin, calviniste et auteur d’un livre sur l’irréfutabilité de Dieu, lance un défi aux athées en proposant pas moins de cinquante preuves imparables de l’existence de Dieu. Selon lui, ces cinquante questions plongent les athées dans un embarras profond car aucune ne trouvera de réponse autre que « grâce à Dieu ».

Pour ceux que le propos troubleraient effectivement, s’il en existe, je me permets de faire quelques observations :

La Bible

  1. La Bible est le livre traduit dans le plus de langues du monde
    Il paraît, oui. Le Pinocchio de Carlo Collodi le suit de près (avant le Petit Prince de Saint-Exupéry). Est-ce que ça veut dire que Pinocchio dit la vérité ? Est-ce que la vérité s’indexe sur le nombre de traductions ? La Bible est un par ailleurs un livre beaucoup offert : les Gédéons, par exemple, diffusent massivement la Bible en en laissant gratuitement des exemplaires dans les hôtels. 
  2. La Bible est le livre le plus imprimé de l’histoire de l’humanité
    Sans doute1, d’autant que c’est le premier livre imprimé par Gutenberg et qu’il y 2,5 milliards de chrétiens dans le monde.  C’est une preuve de succès, mais pas une preuve de vérité. Les livres de Dan Brown (Da Vinci Code) ont de meilleur tirages que les livres scientifiques sur l’histoire biblique, ça nous renseigne sur les lecteurs plus que sur la vérité contenue dans les œuvres.
  3. Il n’existe aucun autre manuscrit de l’Antiquité que ceux de la Bible qui soient aussi précis et concordants
    L’histoire de la constitution du corpus biblique contredit une telle opinion, mais de toute façon la cohérence n’est pas une preuve. Le Seigneur des anneaux est un ouvrage très cohérent.
  4. Les Prédictions Messianiques de la Bible
    Un messie a été annoncé pendant des siècles, et un gars a dit qu’il était le messie, c’est ça ? En fait c’est mieux que ça, des tas de gens ont dit qu’ils étaient le messie. La prophétie qui affirme que le seigneur (sens du mot messie) régnera sur le monde pendant mille ans reste à accomplir.

Jésus

  1. Jésus est l’être humain le plus connu et le plus influent au monde.
    Sur la durée, c’est possible, mais difficile à estimer. Pour ce qui est de l’influence, Mahomet, Confucius ou Bouddha sont de bons candidats. Des scientifiques comme Newton, Darwin ou Einstein aussi. Pour la popularité, des musicien tels que Michael Jackson ou Elvis Presley ne manquent pas d’admirateurs. Le fait d’être influent n’est pas une preuve de dvinité.
  2. Jésus est différent de tous les autres hommes
    Oui. Il est comme tout le monde, quoi.
  3. Jésus est ressuscité
    On a perdu sa dépouille et des gens ont affirmé ensuite l’avoir revu en vie, mais sous d’autres traits. Un type s’est présenté à sa disciple Marie-Madeleine en affirmant être Jésus, mais elle l’a d’abord pris pour le jardinier2 avant d’accepter cette identité miraculeuse : il fallait vraiment qu’elle ait envie d’y croire pour le voir ! 

Science

  1. La probabilité pour que l’Univers existe est nulle
    La probabilité de l’existence de l’Univers est de 1. 
  2. La probabilité pour la vie existe sur Terre est nulle
    La probabilité de l’existence de la vie sur Terre est de 1. Quant à savoir si c’est un événement unique ou au contraire très répandu dans l’Univers, on ne dispose pas encore de moyen pour en juger, on sait juste qu’il y a 100 à 400 milliards d’étoiles comparables à notre soleil dans notre galaxie, la Voie lactée, qui n’est qu’une petite galaxie parmi des centaines de milliards. Les distances rendent l’observation de planètes extérieurs à notre système solaire difficile, et l’observation de leur éventuelle vie, pour l’instant impossible.
  3. Seul Dieu explique le passage de l’inerte à la vie, de l’absence d’intelligence à l’intelligence, de rien à quelque chose.
    Quand sommes-nous passés de « rien » à « quelque chose » ? S’il n’y avait rien, nous ne serions pas là pour en parler, c’est l’unique certitude.
    On ne connaît pas bien ce qui a permis l’émergence de la vie, mais ça ne signifie pas qu’on doive accepter la première explication farfelue qui nous est proposée.
    Quant à l’intelligence, c’est une des stratégie du vivant pour perdurer. On l’étudie de mieux en mieux. Je ne crois pas que les textes religieux en parlent beaucoup (ni, oserais-je, la favorisent).
  4. La cote est le seul os humain qui se reconstitue quand on l’enlève
    Tous les os se consolident, mais à moins que j’aie manqué une information, aucun ne repousse comme repousserait une plante qu’on a coupée. Les côtes ont comme particularité d’être tenues par des muscles, les muscles intercostaux, qui maintiennent les os fracturés pendant qu’ils se ressoudent, c’est pourquoi il n’y a rien de spécial à faire, pas d’attelle ou de plâtre à utiliser pour empêcher l’os de bouger. Mais quand bien même l’os se reconstituerait, en quoi cela constituerait-il une preuve de quoi que ce soit ?
  5. L’idée du Big Bang est dans la Bible
    Notre vision du Big Bang, jusqu’à son nom, est inspirée par le Fiat lux biblique. Les cosmologues, à commencer par le chanoine catholique Lemaître qui a émis cette hypothèse (mais pas inventé le nom) tentent d’expliquer qu’il est erroné de présenter la chose comme une explosion, le big bang est le passage d’un état concentré et chaud de l’univers à son état actuel, en expansion.
  6. La Bible et la suspension libre de la Terre dans l’Espace
    Je ne comprends pas bien, mais la Terre n’est pas exactement suspendue, j’ai l’impression que vous vous étonnez qu’elle ne tombe pas sur elle-même, ce qui me laisse supposer que votre compréhension de la mécanique céleste est plutôt inférieure à celle de la moyenne.
  7. La Bible et la science de l’Océanographie
    Hein ?
  8. La Bible Parle d’un ancêtre commun
    En fait, de deux.
    La paléontologie quant à elle indique qu’il y a plusieurs branches aux hominidés, dont certaines ont évolué en parallèle et se sont parfois retrouvées (c’est ainsi que certains d’entre nous ont des gènes néandertaliens mais pas tous). Mais surtout il n’y a pas un Adam et une Ève dont toute l’espèce découlerait, d’autant que les hominidés sont eux-mêmes le fruit de l’évolution d’autres espèces de primates.
  9. Le christianisme a donné la science moderne
    Il l’a aussi pas mal combattue, contre la tradition hellénique, qui doit sa redécouverte à des esprits éclairés du monde musulman, notamment. Dans chaque champ religieux majeur on trouve des mouvement anti-scientifiques et pro-scientifiques, mais chaque fois que la science a contredit la religion et que la religion a disposé d’un pouvoir sans partage, la confrontation a été violente.
  10. Plusieurs des meilleures universités au monde ont été fondées par des protestants
    Les fondements de la tradition universitaire sont divers : académies grecques, empire romain d’orient, âge d’or islamique, moyen-âge européen postérieur aux croisades… Et l’on pourrait aussi parler des universités indiennes, chinoises, japonaises, qui sont extrêmement anciennes. Le Protestantisme est plutôt récent à l’aune de cette histoire. Les universités les plus prestigieuses du monde aujourd’hui se trouvent dans des pays anglo-saxons, qui s’avèrent effectivement être liés à la tradition protestante. Mais quand les universités asiatiques les dépasseront en prestige, en déduira-t-on que les religions asiatiques possèdent la vérité ?
  11. Le protestantisme a permis le développement du capitalisme comme nulle autre religion
    Le Protestantisme a indirectement aidé l’athéisme à se diffuser, aussi, en affirmant que chacun devait pouvoir lire la Bible, ce qui a favorisé chez certains l’esprit critique. Quant au capitalisme, le mot a plusieurs acceptions mais le fait semble pouvoir s’accommoder de bien des traditions religieuses. Le sociologue Max Weber reliait capitalisme et protestantisme analyse qui ne fait pas tout à fait l’unanimité, mais même en suivant ses observations, prouver que le capitalisme (dont la valeur humaniste reste à prouver) s’accommode mieux du protestantisme et du confucianisme (ça a été dit aussi) que du catholicisme ou de l’Islam ne prouve pas particulièrement l’existence de Dieu !  

Les publications de l’auteur. La maison d’édition, qui lui appartient, a comme nom Tatamis (Je cite : « un mot universel, identique dans toutes les langues, et qui symbolise notamment la lutte dans le respect des règles » – le mot n’est en fait pas universel mais très japonais, enfin passons) et publie des livres dont les titres me semblent aller dans le sens d’une certaine extrême-droite complotiste identitaire en roue libre : La France n’est plus la France, Pour un monde sans islam, La face voilée du rap, La psychologie de Mahomet et des musulmans, AZF, accident ou attentat ?, Ces grands esprits contre l’islam, Le livre noir de la gauche, Le livre noir de l’écologie, Le libre noir des francs-maçons, Le livre noir des services publics, Pourquoi je vais quitter la France

Israël & le peuple juif

  1. Israël a été créé comme expliqué dans la Bible
    Non, du tout. L’archéologie biblique3 prouve que l’histoire est bien plus complexe que ne le dit le livre et que comme toute nation, Israël a été créée et son passé réinterprété en conséquence. On doute en tout cas de l’Exode de Moïse et du massacre des cananéens qui est réputé avoir permis aux hébreux de recevoir leur terre en héritage : tout ça semble s’être fait bien plus pacifiquement.
  2. Israël est leader mondial des entreprises de High-tech par nombre d’habitant
    C’est définitivement la preuve que… Israël est leader mondial des entreprises de High-tech par nombre d’habitant. C’est tout. La Bible ne parle pas vraiment des entreprises de High-tech.
  3. Israël est le leader mondial dans la lutte contre la désertification
    Cela faisait partie de la communication de ce pays dans ses jeunes années, en tout cas, avec le souci de démontrer que les habitants de la Palestine n’avaient pas très bien entretenu le pays.
  4. Israël est le pays qui compte le plus de scientifiques et de techniciens au sein de sa population active
    C’est possible mais ça ne prouve pas spécialement l’existence de Dieu.
  5. Israël compte le nombre de diplômés par habitant le plus élevé au monde
    Non, c’est le Canada. Mais Israël vient juste ensuite, effectivement.
  6. Israël compte le nombre le plus élevé au monde de publication scientifiques par habitant
    L’Autriche, qui a un nombre d’habitants comparables, produit bien plus de publications scientifiques. Mais peu importe : qu’est-ce que cela prouverait ?
  7. Israël comporte la plus forte concentration de médecins
    Il semble que le record soit là aussi détenu par l’Autriche, avec 5 médecins pour 1000 habitants, contre 3,4 médecins pour 1000 habitants en Israël… ou en France. Mais ces taux ne prouvent pas l’existence de Dieu, juste la prospérité des pays et le souci que les habitants ont d’y vivre en bonne santé.
  8. Israël possède le plus de musées au monde par habitant
    Une telle statistique nous renseigne surtout sur le nombre de musées dans le pays, pas sur l’existence de DIeu. En cherchant sur le sujet, je remarque que l’Islande et la Finlande revendiquent un nombre extravagant de musées par habitant, mais il faut définir ce qu’on entend par « musée », car entre la préservation d’une demeure historique dans un village et un musée du format du Smithsonnian, du Louvre ou du British Museum, il y a un écart important.
  9. Le peuple juif existe et perdure depuis plus de 4000 ans
    Les archéologues parlent plutôt de 3000 ans, ce qui est énorme. De nombreux autres peuples de la même région sont très anciens, comme les persans et les égyptiens. Certains peuples antiques ont changé de nom mais conservent des traits culturels et linguistiques très anciens, c’est le cas des arméniens, des géorgiens, des turcs,… Les civilisations chinoises ou indiennes les plus anciennes que l’on connaisse ont des âges comparables. La plus vieille religion monothéiste encore en activité n’est pas le judaïsme, mais le Zoroastrisme.
  10. Les juifs ashkénazes ont le QI moyen le plus élevé
    Il paraît, effectivement. Les hongkongais et les singapouriens atteignent des scores comparables. Selon certaines études, en tout cas, les athées ont (en moyenne) un QI nettement plus élevé que les croyants (jusqu’à six points d’écart moyen).
  11. Les juifs ont remporté le plus de prix Nobel par habitant
    « Juif » n’est pas un pays, le mot « habitant » n’est donc pas approprié4.
  12. La protection des juifs par les protestants
    Martin Luther considérait revenir à un christianisme plus authentique que celui des Catholiques et se sentait pour cette raison proche des juifs : Jésus était juif, après tout. Mais déplorant que les juifs ne se convertissent pas au christianisme, Luther a peu à peu fait preuve d’un antisémitisme virulent, qui s’exprime notamment dans son pamphlet Des juifs et de leurs mensonges, où le père de la Réforme propose brûler les synagogue, de raser les maisons des juifs, d’interdire la diffusion du Talmud, d’interdire aux rabbins d’exercer, interdire aux juifs de circuler librement, et de confisquer leurs biens ! Cette vision des choses n’est heureusement pas partagée par tous les protestants5. Mais il est vrai aussi que le Ku Klux Klan se réclame des écrits de Luther pour manifester un violent antisémitisme.

La Scandinavie

  1. La Scandinavie est le phare du monde
    Si vous voulez. Comme dans les phares, on s’y ennuie parfois beaucoup. Le taux de suicide est élevé et il y a un nombre considérable de groupes de death metal.
  2. Le Danemark est le pays où on est le plus heureux au monde
    C’est désormais la Norvège. Apparemment, les pays prospères où les gens ont des niveaux de vie plutôt égaux sont ceux où on est le plus heureux. C’est fou, cette coïncidence !
  3. La Scandinavie est la région la plus prospère au monde
    Eh oui, voilà.
  4. La Finlande est le pays où la liberté de la presse est la plus importante au monde
    Ce n’est pas impossible, mais c’est difficile à relier à la question de l’existence de Dieu.
  5. Les pays scandinaves sont 1er au classement des pays les plus libres
    Ce n’est pas impossible mais ça n’est pas une preuve de l’existence de Dieu.
  6. La Norvège est 2ème au monde en PIB par habitant
    En quoi est-ce que le PIB par habitant de la Norvège nous renseigne sur l’existence de Dieu ? C’était le pays le plus pauvre d’Europe (avec le Portugal) avant que l’on ne découvre du pétrole en mer du Nord. La Norvège et le Portugal sont désormais moins religieux, mais plus prospères.
  7. La Finlande a longtemps été 1ère mondiale au classement PISA (éducation)
    C’est la preuve qu’il a longtemps existé une bonne politique éducative en Finlande. Rien de divin là-dedans a priori. Le fait que le protestantisme, religion dominante en Finlande, entretienne un rapport fort à l’éducation, n’est pas une donnée absurde à prendre en compte, mais il n’y a là aucun mystère, juste une vertu culturelle.
  8. La Norvège est le 1er pays au monde en terme d’indice de développement humain (IDH)
    Eh oui.
  9. La Suède est le pays au monde avec le plus faible écart de revenus
    Et le pays le plus athée du monde puisque 85% de ses habitants se déclarent incroyants.
  10. Les pays scandinaves premiers mondiaux en termes d’égalité homme-femme
    C’est indéniable. Le dieu dépeint pas les principales religions monothéistes n’est, notoirement, pas très porté sur l’égalité hommes-femmes.
  11. Les pays scandinaves sont les moins corrompus au monde
    Effectivement, et c’est tout à leur honneur. L’éthique protestante y est peut-être liée, mais pas la foi, puisque les habitants des pays protestants sont nombreux à être athées. Inversement, les pays les plus corrompus du monde font aussi partie de ceux où l’athéisme n’existe pas (officiellement en tout cas, car puni) : Somalie, Afghanistan, Soudan, Nigeria,…
  12. La Suède est le premier pays au monde à avoir donné le droit de vote aux femmes
    Et le premier à le leur avoir repris, puis redonné. Ensuite il y a eu la Corse et la Nouvelle Zélande, qui est le premier pays à avoir maintenu ce droit de vote sans discontinuer. Difficile de voir ce que cela nous apprend sur Dieu.
  13. Le Danemark est avec la Corée du Sud le pays le plus connecté au monde
    Avec 100% des islandais connectés, je crois que c’est l’Islande, mais peu importe, ça ne prouve pas l’existence de Dieu, juste d’une bonne infrastructure des télécommunications et d’un accès favorisé politiquement et vivement souhaité par les populations.
  14. Les pays scandinaves sont les pays les plus démocratiques
    San Marin ou la Suisse sont de bon candidats aussi.
  15. Les pays scandinaves dépensent le moins en médicaments parmi les pays de l’OCDE
    D’accord…, mais… et donc ?
  16. Les pays scandinaves ont la mortalité infantile parmi les plus faibles du monde
    Mais supérieur à Monaco, au Japon ou à Singapour. Difficile d’y voir un lien avec Dieu.
  17. Les pays les plus écologiques sont les pays scandinaves
    Vu de loin.
  18. La Suède (qui comprenait alors la Finlande) fut le premier pays à abolir l’esclavage
    En fait c’est le Danemark, qui comprenait alors la Norvège. Mais c’est très discutable, tout dépend de quel esclavagisme on parle (le roi Solon, en Grèce antique, a aussi aboli l’esclavage). Et surtout, ça ne prouve rien sur Dieu en particulier. À partir de Moïse, la Bible limite la durée de l’esclavage des hébreux (six ans) mais laisse la perpétuité aux autres et n’abolit pas cette pratique. On ne peut donc pas particulièrement relier la religion et l’abolition de l’esclavagisme.
  19. Plus fort taux de syndicalisation au monde
    C’est la preuve qu’on est très syndiqué en Scandinavie. La Bible ne recommande pas particulièrement le syndicalisme.
  20. L’Islande est le pays où l’on publie le plus de livres par habitant
    C’est la preuve que les journées d’hiver y sont longues et que la lecture et l’écriture y sont une occupation bien installée et depuis le Moyen-âge, et que le fait que les locuteurs de l’islandais soient tous islandais force à publier des éditions locales.

Ignorant de l’histoire, de la sociologie, de la géopolitique et même de la théologie, je ne sais pas si ce Jean Robin fait une très bonne publicité au calvinisme dont il se réclame ! Je me demande s’il croit vraiment ce qu’il raconte.

  1. Mais de nos jours, la publication la plus diffusée est le catalogue de la marque Ikéa []
  2. évangile de Jean : Cependant Marie se tenait dehors près du sépulcre, et pleurait. Comme elle pleurait, elle se baissa pour regarder dans le sépulcre ; et elle vit deux anges vêtus de blanc, assis à la place où avait été couché le corps de Jésus, l’un à la tête, l’autre aux pieds. Ils lui dirent : Femme, pourquoi pleures-tu ? Elle leur répondit : Parce qu’ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis. En disant cela, elle se retourna, et elle vit Jésus debout ; mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Elle, pensant que c’était le jardinier, lui dit : Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je le prendrai. []
  3. Lire La Bible dévoilée, par Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, éd. Bayard 2002., existe aussi en poche (Folio). Ouvrage à la fois sérieux et accessible. []
  4. Mais admettons : si cette affirmation est avérée, elle prouve que l’éducation, l’intelligence et la créativité sont particulièrement valorisées dans la culture juive. Comme dit plus haut, l’intelligence est une des stratégies de survie, et s’il y a bien des gens qui ont eu besoin de trouver comment survivre, au fil des siècles, ce sont bien les juifs. []
  5. Il est même est certain que dans les pays où les membre de l’Église réformée ont été persécutés, comme la France, la défense de la liberté religieuse et la sensibilité au sort des juifs par les protestants ont été grands. []

Où nous allons et comment tenter de l’éviter, mais bon c’est trop tard de toute façon

(bonjour ami ! La première partie de cet article ne te sert à rien, tes convictions sont arrêtées, tu es bouché à l’émeri et tu ne reviendras pas dessus : tu chercheras dans ma prose une confirmation de tes préjugés, qu’ils soient opposés ou semblables aux miens. Je le sais parce qu’on est tous pareil, je fais exactement comme toi et, même si j’aimerais être plus malin, rien ne m’est plus désagréable que des idées ou des informations qui vont contre ma vision du monde. Tu peux donc directement sauter à la fin de l’article, après un spoil du début de l’épisode 6 de la série Gaston Phébus, sortie en 1978, qui ne casse pas des briques et dont j’ai déjà parlé dans mon article d’hier)

Au cours d’une émission animée par David Pujadas où il répondait à une tirade énergique de l’humoriste Yassine Belattar, Jean-Sebastien Ferjou (LCI, Atlantico) expliquait que « poser la question de l’Islam et de l’Islamisme ce n’est pas mettre en cause les musulmans » et ajoutait respecter l’analyse de son contradicteur, tout en signalant qu’il ne « tolère pas l’emploi du terme islamophobie ». Il respecte ses interlocuteurs tant que ceux-ci utilisent les mots qu’il veut, quoi.

David Pujadas, Yassine Belattar et Jean-Sébastien Ferjou. Belattar l’humoriste ne s’est pas montré très drôle, mais en tout cas très éloquent.

Je reviendrais sur la première pensée exprimée plus loin, commençons par ce que me suggère la seconde : je pense que ce monsieur est islamophobophobe, c’est à dire qu’il craint le mot « islamophobie ». cette affection courante s’appuie sur un thought-terminating cliché qui affirme tout à la fois que le mot « islamophobie » :
1- assimile l’Islam, qui est une religion, à une race.
2- rend impossible toute critique de l’Islam, et constitue donc un outil de chantage idéologique, puisque toute critique de la doctrine musulmane est associé à du racisme (voir 1).
3- a été inventé par les mollahs de la Révolution islamique iranienne afin d’interdire, donc, toute critique de l’Islam (voir 2).

Sur le dernier point, certains ont fait remarquer de longue date que le mot « islamophobie » est au moins centenaire1, et donc plus ancien que la prise du pouvoir en Iran par l’ayatollah Khomeini, mais c’est peine perdue, l’origine lexicale inventée par Caroline Fourest et Fiametta Venner en 2003 vit sa petite vie, indépendamment de toute vérification et ne cesse d’être reprise par des politiques, des philosophes médiatiques et des éditorialistes : ce mot, selon eux, n’est pas un simple mot, c’est une arme de combat, l’outil d’une conjuration visant à interdire certains débats, et ils se sentent donc en conséquence autorisés à refuser autant le mot que le fait, à se sentir par avance eux-mêmes absous de toute suspicion d’islamophobie, puisque c’est un mot de l’ennemi…  Si les preuves d’une ancienneté du mot ne parviennent pas à impressionner ceux qui colportent son origine de manière erronée, c’est parce qu’ils ont trop envie de refuser qu’il existe.
Pourtant, même si c’était vrai, même si le mot avait véritablement été inventé au cours des années 1980 par les lugubres gardiens de la Révolution, qu’est-ce que ça changerait ? En langue française, on a le droit d’inventer des mots et pourquoi pas des mots en « phobe » autant qu’on le veut ? Je peux dire que quelqu’un est googleophobe, skateboardophobe ou ComicsansMSophobe ça ne sera pas très beau, ça ne sera pas un vrai mot, peut-être que ça ne décrira rien qui existe réellement, mais on le comprendra ce que je veux dire. On ne dira pas que je transforme Google, le skateboard ou la Comic sans MS en « races » – pas plus que les espaces confinés qui effraient les claustrophobes ou la foule que redoutent les agoraphobes constituent des « races », bien sûr.
La phobie, par ailleurs, ce n’est pas forcément le rejet ou la haine, c’est la peur — peur qui peut, certes, devenir la cause d’un rejet ou d’une haine.

Vu dans les locaux de la Fédaration nationale d’achats des cadres du passage du Havre, pas plus tard qu’il y a deux jours. C’était une journée spéciale pour les adhérents « One ». Je le savais pas, j’y étais par hasard, c’est vraiment du bol car j’ai pu profiter d’une super promo. Cependant j’ai compris en discutant avec la vendeuse que ma promo était de même valeur que la réduction que j’aurais eu notamment en tant qu’adhérent. Du coup je me dis que je me suis un peu fait avoir. C’est intéressant, hein ! C’est juste pour vérifier si vous lisez les légendes, en fait. Mais tout est vrai.

La vraie question n’est pas de savoir qui est propriétaire du mot, mais de se demander s’il existe bel et bien une peur de l’Islam en France en 2017. Je me souviens d’avoir vu toute la classe politique disserter pendant l’été 2016 sur le « burkini« , tenue réputée conforme à l’Islam selon un mufti australien2, dont le nom est un gag (burqa + bikini) et que personne n’a jamais du porter en France puisque les seules photos que la presse a trouvé pour illustrer les articles sur le sujet étaient systématiquement issues du catalogue de la styliste créatrice de ce vêtement, et puisque les quelques cas de femmes bannies des plages pour cause de burkini, pour autant que je sache, l’avaient été pour d’autres tenues réputées islamiques et pas pour avoir effectivement porté le burkini. Une réaction aussi excessive, où tout un pays débat d’une question qui relève plutôt de l’imaginaire, me semble un bon exemple, parmi bien d’autres souvent moins légers, d’un climat de psychose généralisée. Oui, la peur de l’Islam existe en France et elle est prégnante. Et comme l’arachnophobie, par exemple, cette peur n’est pas forcément irrationnelle : certaines araignées sont bel et bien dangereuses, après tout, et de la même manière des gens se sont montrés coupables ces dernières années d’abominables déchaînement de violence terroriste au nom de l’Islam. Au passage, si des gens comme Riss ou comme Coco, et d’autres membres de la rédaction de Charlie Hebdo qui étaient là le jour du massacre de leurs amis, ont peur des musulmans, s’ils frémissent en entendant « Allahu akbar » (dieu est le plus grand — profession de foi banale de tout musulman mais cri de guerre poussé par les frères Kouachi entre deux rafales de fusil mitrailleur), je n’ai rien à leur dire, aucune leçon politique à leur donner, et si je trouve injuste et idiot l’éditorial de la semaine de Riss, qui accuse par avance Edwy Plenel du prochain attentat qui touchera l’hebdomadaire satirique, je sais que je ne peux pas me mettre à la place qui est la sienne, je n’ai aucune légitimité à mettre en question sa réaction. De la même manière, je salue sans réserves le courage des gens qui se battent contre l’oppression religieuse là où la religion a du pouvoir, et je comprends mal les français qui au nom d’un calcul assez pervers reprochent à des gens de culture musulmane de renier la religion de leurs pères ou de se rebeller contre des tyrannies dont ils ne voudraient pas pour eux-mêmes.

Départ des français pour la troisième croisade.

Bien que les terroristes djihadistes ne soient pas représentatifs de la masse de leurs coreligionnaires, ils sont effectivement de vrais musulmans. On aime bien dire d’eux « ça ce n’est pas le vrai Islam », mais c’est comme de dire que les croisades ne sont pas représentatives du Catholicisme, c’est faux. Les croisades ne résument pas le catholicisme mais elles sont bel et bien une partie de l’histoire de cette religion, et les croisés étaient sans doute nombreux à penser que c’est bien Jésus qui leur commandait de partir couvrir Jérusalem de sang sarazin.
Et les gens de Daech, d’Al Qaeda ou les Frères musulmans sont tous autant qu’ils sont des musulmans. Pas les musulmans mais bien des musulmans. Le leur dénier n’est pas plus logique que de résumer leur religion aux crimes qu’ils commettent.
Pour les psychiatres, une phobie est une peur qui se manifeste de manière excessive. Plutôt que de jurer que l’islamophobie n’existe pas, ceux qui l’éprouvent devraient être honnêtes avec eux-mêmes et constater qu’ils ont développé une sensibilité disproportionnée et potentiellement problématique à tout ce qui touche à la religion des musulmans. Car c’est un problème : les musulmans existent en France, où ils représentent 7,5% de la population, ce qui n’est pas rien, mais leur présence imaginaire est bien plus élevée puisqu’un sondage récent a établi que les Français estimaient en moyenne la présence des musulmans en France à 31%, soit près d’un tiers de la population, contre à peine plus d’un quinzième en réalité !
La peur, la haine, la détestation, sont des sentiments naturels qu’on ne peut pas s’interdire à soi-même afin de coller à quelques principes. Ce ne sont ni des crimes, ni des délits, même si leur expression, pour les effets qu’elle peut avoir, peut être pénalisée. Je me souviens que l’écrivain Michel Houellebecq ou l’actrice Véronique Genest se sont décrits eux-mêmes comme islamophobes, ou qu’Élisabeth Badinter a dit qu’il ne fallait pas craindre d’être qualifié d’islamophobe. Même s’il est dommage pour ces gens de vivre dans la peur, je trouve plus honnête de leur part de faire un tel constat que de se faire croire qu’on peut rejeter une idée, une idéologie, une croyance, une culture, indépendamment des personnes qui les portent, qui y adhèrent.

L’union sacrée contre Edwy Plenel est une véritable cour des miracles avec par exemple une ancienne ministre socialiste ; un journaliste algérien connu pour son opposition à l’islamisme ; un quotidien catholique traditionaliste et nationaliste. Eh oui, Médiapart s’est fait beaucoup d’ennemis.

Revenons à la première pensée exprimée par le gars d’Atlantico : dire qu’on peut « poser la question de l’Islam et de l’Islamisme » sans pour autant mettre en cause les musulmans induit d’une part que la question posée a déjà sa réponse (si poser la question doit aboutir à une mise en cause), et d’autre part que les musulmans peuvent être considérés à part de l’Islam alors qu’ils se caractérisent par le fait qu’ils adhèrent à cette religion. Quand à l’association de « Islam » et « Islamisme », elle semble quelque part nier la distinction entre les deux notions (une religion, d’une part, et l’inspiration religieuse d’une action ou d’un régime politique, d’autre part). Essayons la même phrase en visant une autre communauté regroupée autour d’une foi : « Poser la question du Christianisme et de l’intégrisme ce n’est pas mettre en cause le chrétiens ». Ça sonne mal, non ? C’est ce genre de formules, ou les habituels « les terroristes ne sont qu’une fraction infinitésimale des musulmans mais ne trouvez-vous pas que le Coran pousse au crime ? » qui sont il me semble une insulte pour les musulmans français, et une manière constante de leur dire : « on ne veut pas de vous, on veut que vous rasiez les murs ! »… Et que peut-on attendre d’une telle ambiance ? Si on vous intime l’ordre de raser les murs, qu’est-ce que vous ferez ?3

Tout ça m’amène à une notion médiatique que je trouve très perverse : celle du « musulman modéré ». Si on suit les journaux télévisés les plus banals, ceux qui façonnent les consciences et qui expriment tout à la fois les poncifs les plus répandus, on apprend qu’il existe des bons musulmans, les musulmans « modérés », et puis des mauvais, qui n’ont pas de nom générique, mais peuvent être appelés intégristes, radicaux, ou encore salafistes et djihaddistes, autant de mots qui ne sont pas synonymes les uns des autres mais que regroupe l’ensemble des « non-modérés ».
Je ne suis pas croyant, et je suis même clairement religiophobe, mais il me semble que de nombreuses religions — et c’est en tout cas le cas du Christianisme et de l’Islam, deux religions monothéistes exclusives qui reposent sur un credo —, condamnent la modération : le croyant est censé se donner tout entier à la divinité qu’il adule, et s’il ne le fait pas, sa foi n’a pas de valeur, il n’a pas le droit d’être « tiède », comme le dit le livre des Révélations : « Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche »4. On trouve des réflexions du même tonneau tout au long de la Torah5. Enfin, dans l’Islam, peu de péchés sont plus graves que l’« association » (rendre un culte à d’autres divinités, vénérer des saints ou même, selon certaines interprétations, se montrer superstitieux), et il vaut mieux être incroyant qu’« hypocrite », c’est à dire que si l’on se dit croyant il faut l’être sans réserves et sans calcul.
Oui moi aussi je trouve que tout cela constitue une forme malsaine de chantage, mais c’est un fait, cela fait partie des principes théoriques de ces religions et le plus tolérant des curés, le plus libéral des imams, auront du mal à absoudre une de leurs ouailles qui se dira « un tiers chrétien, un tiers musulman, un tiers bouddhiste ». Puisque la religion est avant tout un outil de coercition sociale, un moyen pour souder le groupe autour d’un certain nombre de rites, de pratiques, de croyances, de lieux, de valeurs, alors on n’est pas censé dire que l’on n’y adhère qu’à moitié, et on n’est pas censé choisir ce à quoi on adhère, on doit prendre le pack entier. Du moins officiellement, car tout croyant effectue une sélection, ne serait-ce que parce qu’il est logiquement impossible de cocher toutes les cases en même temps, eu égard à l’incohérence des livres et à la grande latitude d’interprétation permise par des siècles de réflexion théologique et de pratique populaire6.

Natacha Polony devient une héroïne pour le site identitaire fdesouche, Christophe Barbier le plus mauvais journaliste de France à ma connaissance prend parti contre Edwy Plenel, et enfin, un ancien premier ministre, au nom de la liberté d’expression et de la démocratie, veut que Médiapart « rende gorge » et soit « exclu du débat public ». Charmant !

On peut en penser ce qu’on veut (j’en pense beaucoup de mal, pour ma part), mais cette injonction à se donner entier à son dieu fait qu’il est absurde d’exiger des croyants de se revendiquer « modérés », et un peu idiot de laisser entendre que les seuls musulmans non-modérés, passionnés, entiers, sont ceux qui posent des bombes ! Du reste, laisser penser qu’un musulman véritable est un meurtrier est précisément le cœur de la propagande de Daech… Quelle idée d’épouser la même vision des choses ? Ceux qui insultent les musulmans travaillent au même monde de misère que ceux qui leur promettent le Califat : l’un pousse, l’autre attire, il n’y a pas de tension, juste une direction.
Je vais en choquer plus d’un en l’écrivant mais pour moi, Élisabeth Badinter, Dieudonné, Manuel Valls, le Printemps Républicain, Riposte laïque, Tariq Ramadan, Caroline Fourest, le Parti des Indigènes de la République, etc., etc., s’ils sont bien adversaires, n’en sont pas moins unis autour d’une vision du monde assez semblable. Parfois avec une vraie honnêteté intellectuelle et en espérant sincèrement aller dans le bon sens, je ne mets pas ça en question a priori (même si j’ai mon opinion sur le degré d’opportunisme de certains). J’ai peur que tous ces gens nous mènent vers la guerre, peut-être vers une nouvelle Saint-Barthélémy, peut-être juste vers une extension du communautarisme, vers une vague de radicalisation molle mais dévastatrice7 d’une partie des musulmans autant que d’une partie des chrétiens. Ma théorie, je l’ai dit souvent, c’est que nous nous dirigeons vers un affrontement, non pas parce que le livre de l’un dit noir et que le livre de l’autre dit blanc, ça n’a en général aucune importance, mais parce que le pétrole, l’uranium, les terres cultivables, l’eau non-souillée, l’air respirable, sont inexorablement amenés à manquer, et que même si en apparence tout se passe encore bien, même si nous nous faisons encore croire que la science et la technologie pourront nous sauver in extremis8, nous nous préparons à nous entre-tuer, c’est ce que disait Claude Lévi-Strauss quelques années avant sa mort :

(…) De ces disparitions, l’homme est sans doute l’auteur, mais leurs effets se retournent contre lui. Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué9.

Pour s’entre-tuer, il faut des camps bien identifiés, il faut qu’il y ait les « nôtres » et les « autres », et il faut un prétexte, un désaccord fondamental, irréconciliable, puis, ça marche toujours, accuser son adversaire d’être un danger futur. Le temps se charge d’apporter l’étincelle.

Si je partage l’analyse d’Edwy Plenel sur le fait qu’il existe une gauche et une droite alliés dans une guerre contre les musulmans, je ne mets pas Charlie Hebdo dans ce sac, ne serait-ce que parce que Charlie Hebdo exprime de nombreuses sensibilités différentes et, par son caractère satirique, (vaguement) anar et (encore un peu) déconneur, permet le décalage, permet de ridiculiser tous les discours, ou permet de ridiculiser l’idée même de sérieux10. L’humour est une des armes de l’intelligence. Malheureusement pour eux, le monde entier, que ce soient ceux qui leur souhaitent mille morts ou ceux qui veulent en faire un porte-étendard politique, les force à se prendre au sérieux. Si j’ai trouvé l’édito de Riss excessif, j’admets qu’il est maladroit ou imprudent de la part de Plenel de mentionner Charlie Hebdo comme faisant partie d’une « guerre contre les musulmans »11. Tout comme je trouve injuste de la part de Charlie Hebdo de se ranger derrière l’idée qu’en considérant que les musulmans de France sont victimes d’une forme de stigmatisation, Médiapart est au mieux « idiot utile de l’islamisme » et au pire, un média « compagnon de route de l’intégrisme », comme je l’ai entendu dire vendredi par une journaliste sur Arte. Et ne parlons pas de l’odieuse accusation d’avoir sciemment couvert des viols, ou encore plus incroyable, le rapprochement assez obscène fait par Joann Sfar et repris sans vérification par une partie de la presse entre les 130 morts du Bataclan et les 130 signataires (en fait 150) d’une tribune de soutien à Edwy Plenel.
À l’heure où je parle, la dessinatrice Coco a fermé son compte Twitter, sous le poids des insultes — elle a tout mon soutien, mais même si son dessin affirmant qu’Edwy Plenel avait volontairement évité de s’intéresser aux mœurs sexuelles de Tariq Ramadan était plutôt réussi et drôle (elle est un des derniers talents de ce journal), il était injuste. La seule personne qui se soit elle-même accusée d’avoir été au courant et de n’avoir rien dit, c’est Caroline Fourest12.
J’en veux vraiment à ceux qui se servent opportunément de cette histoire pour régler des comptes. Je pense par exemple à Manuel Valls qui, au nom de la défense de la liberté d’expression et de la démocratie a souhaité tout haut que Médiapart « soit exclu du débat public » et « rende gorge » ! J’en viens à me demander si Plenel ne prépare pas un dossier sur l’ancien premier ministre et si ce dernier n’est pas en train de jouer le tout pour le tout, à coup d’insinuations toxiques, pour décrédibiliser le site d’investigation ou pour faire passer son travail pour une vendetta entre personnes. Ou bien il cherche juste un prétexte pour pousser plus avant son personnage de « monsieur je-serais-intraitable », son créneau marketing.

Gaston Phébus (1978) épisode 1. On entend toujours parler de l’armée de Phébus dans la série, composée de dizaine de milliers d’hommes, mais à l’image on a toujours les six ou sept mêmes mecs. C’est un peu cheap. Comme d’utiliser une pauvre carrière à ciel ouvert comme décor pour représenter la Palestine. La séquence ci-dessus est intéressante pour la manière dont elle représente les Croisades : les soldats francs, qui sont techniquement une armée d’invasion, sont présentés comme les preux chevaliers qui vont au secours d’un homme torturé et se font prendre en étau par une bande d’orientaux patibulaires à qui la caméra ne donne jamais la chance d’être montrés comme des personnes : ce sont des burnous et des turbans qui braillent en faisant tourner des sabres. Ils sont fourbes, bruyants et lâches13.

Une chose me choque de plus en plus dans le discours ambiant, c’est sa binarité : si on ne va pas dans le sens du troupeau, c’est qu’on est l’ennemi — et on découvre vite à ses dépens qu’il s’agissait d’un troupeau de loups pour qui désigner l’ennemi, c’est se donner la permission de le juger sans procès, de le condamner sans jugement et d’exécuter sa peine sans condamnation. À une époque pas si lointaine, la tolérance consistait à accepter que quelqu’un soit différent, ait une autre vision du monde, d’autres idées. Aujourd’hui, chez beaucoup, c’est un cri de ralliement : on est dans la bande des tolérants dégoulinants d’esprit démocratique, ou bien on est l’ennemi et on doit être abattu. À une époque on pouvait ne pas aimer quelque chose sans demander pour autant une loi pour l’interdire !
Pour ma part j’ai l’impression et je m’efforce constamment d’être tolérant suivant l’acception ancienne du mot. Je considère que le monde entier a tort, je n’aime pas la politique, Je n’aime pas les religions, elles me font peur, je n’aime pas les symboles qui vont avec les religions, et notamment l’obsession de la distinction sexuelle dans les religions monothéistes. Beaucoup de valeurs politiques, religieuses ou philosophiques qui ne sont pas les miennes me répugnent, mais je respecte la folie de chacun tant que je n’ai pas la preuve que les fous font du mal à d’autres qu’à eux-mêmes.

Gaston Phébus (1978), suite. Ayant eu contre son gré un enfant avec son épouse qu’il déteste (c’est un peu compliqué à expliquer), Gaston III de Foix-Béarn hait son rejeton Gaston, un adolescent difficile (qui, sous-entend lourdement mais sûrement le scénario, s’intéresse plutôt aux garçons qu’aux filles). Tout naturellement, comme ça se faisait à l’époque, le jeune homme essaie d’empoisonner sa famille sur le conseil de son oncle maternel, Charles le mauvais. L’affaire tourne mal car son frère Yvain (Lambert Wilson, alors à ses débuts) parvient à l’en empêcher. Il ne veut cependant pas que son demi-frère soit puni (dans les fratries, on se chamaille, mais face à l’autorité parentale, on peut aussi être solidaire !), mais le poison est involontairement repéré par un chien qui, après l’avoir ingéré, décède. C’est la goute d’eau qui fait déborder le vase, Gaston est envoyé dans sa chambre sans manger. Mais quand les choses se calment, il continue de refuser de s’alimenter ! Dans la scène ci-dessus, Gaston III essaie de convaincre son fils de goûter une cuisse de poulet mais ce dernier refuse. Alors son père négocie, menace, s’énerve. Mais ça marche pas ces trucs-là, croyez-en mon expérience, l’éducation est un truc bien plus fin. Le fils meurt, la jugulaire accidentellement tranchée par son papa qui faisait mine de le menacer avec un poignard et qui s’est montré maladroit en le manipulant. En plus il savait pas que son fils était hémophile.

Bon, maintenant, parlons solutions.
Car quand des gens a priori intelligents s’écharpent, des gens qui a priori cherchent à être du bon côté de la barre, il y a un problème à régler. Sur les affaires dont il est question, je dois dire que je suis effrayé, chaque jour, sur Twitter, en voyant les positions des uns et des autres se rendre caricaturales et devenir affaire de réflexes, de réactions épidermiques qui transforment des personnes estimables en machines à penser par catégories et par mots-clés.
Je veux continuer à débattre même si ça m’épuise et si ça me désespère, alors je vais tenter de me tenir à quelques principes qui peuvent m’aider à être juste :
— Éviter la tentation des oppositions qui s’équilibrent : si on me parle d’une injustice commise par x, il ne faut pas lui opposer une injustice commise par y : une injustice plus une injustice, ça ne fait pas un équilibre, ça fait deux injustices. Les deux injustices doivent être condamnées, elles ne s’annulent pas. Par ailleurs, chacun a ses points sensibles et ses points aveugles, il faut l’admettre (y compris à son propre sujet) et éviter de poser ça en termes accusatoires.
— Ne pas réagir à une nouvelle sans connaître le contexte, sans avoir pris connaissance de la phrase entière et même des phrases qui précèdent et qui suivent, sans avoir vu la vidéo, sans avoir lu l’article.

Un exemple tout frais de problème de contexte : hier Aurore Bergé (porte-parole de la République en Marche) a exhumé un tweet de Mélenchon qui proposait que le Parti de Gauche offre l’asile politique à Gérard Filoche, laissant croire que cette proposition suit le tweet douteux de Gérard Filoche. L’indignation est générale, jusqu’à ce que certains remarquent que le tweet de Mélenchon date de 2014 et ne peut donc pas être lié à une affaire de 2017. La jeune députée a été forcée d’admettre son erreur, expliquant qu’elle n’avait pas vu la date du tweet (admettons – ça m’est arrivé assez souvent pour que je puisse y croire), mais ajoutant l’insulte à l’injure en se demandant tout haut si l’offre est toujours d’actualité, en accusant Mélenchon d' »avoir des amitiés avec le Parti des Indigènes de la République » (dont il s’est pourtant fermement démarqué), et finissant par retourner sa chaussette sale en demandant que l’on se calme puisqu’elle n’a « justement aucune envie d’employer les méthodes qui sont celles des Insoumis ». Ce qui m’intéresse ici et qui motive le point suivant, c’est que je pense que le sentiment que Mélenchon est suspect d’indulgence envers l’antisémitisme, provoqué l’exhumation opportuniste d’un de ses vieux tweets, ne va pas quitter ceux qui l’auront éprouvé (notamment ceux qui étaient déjà prêts à la recevoir sans filtre), alors même qu’ils auront été ensuite informés de la manipulation. Les sentiments sont comme l’amiante ou ces métaux lourds qui s’accumulent dans l’organisme et ne le quittent jamais : les révisions, le complément d’information, la réflexion, ne permettent jamais de s’en débarrasser vraiment, et ils refont surface à la première occasion.

—  S’efforcer de mettre à jour les informations qu’on a tenues pour exactes et qui se sont révélées ne pas l’être, et tenter de revenir sur les sentiments que l’on a éprouvé en les entendant. Cette seconde partie est presque impossible à effectuer, malheureusement : une indignation qui s’appuie sur une mauvaise information restera toujours en sourdine quand bien même on aura découvert sa fausseté.
—  Réagir à ce que les gens font, à ce qu’ils disent, pas à ce qu’on pense qu’ils pensent en vertu de leurs amitiés ou de la personne qui s’est trouvée avec eux, un jour lambda, sur une photographie.
—  Se rappeler que les gens (et se compter dedans) sont bien plus largués qu’ils ne se le font croire, bien moins maîtres de leurs pensées, de leurs émotions, de leurs références, de leurs goûts, de leurs répulsions, de leurs frayeurs, qu’ils ne le voudraient.  Chacun de nous est jeté dans le monde sans avoir rien demandé et passe les quelques décennies qu’il y vit à tenter de donner un sens aux choses en attendant de disparaître. Et puis il meurt sans avoir rien compris, mais en ayant parfois fait du bien ou du mal, et  en ayant parfois eu le choix de ses actes.
— Tenter d’éviter les excès verbaux, qui braquent forcément, et les métaphores outrancières.
— Traiter chacun, même adversaire, même ennemi, comme une personne, c’est à dire comme quelqu’un qui est responsable de ses actes et qui s’exprime en son nom. Cela sert autant à être juste soi-même qu’à contraindre sont interlocuteur à ne se cacher ni derrière un leader, ni derrière un dieu, ni derrière une idée, et à agir en tant que personne et non en tant qu’agent.

Hier avant d’aller me coucher j’avais plein d’autres idées de méthodes à appliquer pour rendre le monde moins stupide mais au réveil, je les ai oubliées. On verra une autre fois.
Et toi, lecteur, as-tu des propositions ?

  1. Demandez à Google books.  []
  2. Il paraît que de nombreuses femmes britanniques portent ce vêtement sans rapport à des convictions religieuses mais pour épargner le soleil à leur peau trop fragile, et que ce vêtement a aussi du succès en Asie du Sud Est chez des femmes qui veulent aller à la plage mais refusent de bronzer. En revanche il n’est pas spécialement validé par Daech. []
  3. Il semble que certaines jeunes femmes ne se mettent à porter le hijab que par réaction à ce qu’elles ressentent comme une attaque envers leur religion. Lire à ce sujet le livre de témoignages Des voix derrière le voile, par Faïza Zerouala, éd. Premier Parallèle. []
  4. Apocalypse 3:16. []
  5. Par exemple Rois 8:61 : « Que votre cœur soit tout à l’Éternel, notre Dieu, comme il l’est aujourd’hui, pour suivre ses lois et pour observer ses commandements ». Les dix commandements, déjà, ne disent rien d’autre avec cet avertissement : « car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux ». []
  6. Je note que les religions laissent une latitude au doute et aux errements du croyant, tant que tout cela permet de renforcer son adhésion au crédo, mais il faut que cela soit contrôlé, dirigé : on peut confesser à un prêtre que l’on doute, et se le reprocher à soi-même, mais on n’est pas censé en parler autour d’un verre avec des gens qui ont d’autres croyances : on lave son linge sale en famille. []
  7. Daech est comme l’épisode des Anabaptistes de Münster au XVIe siècle (et bien d’autres poussées de fièvre sectaires dans l’histoire) : ravageur et spectaculaire, mais forcément épuisant pour tout le monde et appelé à l’autodestruction.
    Mais d’autres mouvements sont plus lents, moins visibles, moins meurtriers en apparence mais plus solides et plus efficaces à long terme, conçus pour durer. []
  8. Alors même que certains d’entre nous voient la science comme une sorte de luxe inutile et idéologiquement nuisible — on trouve ça chez Trump, chez les religieux et chez certains écologistes, mais aussi de manière plus insidieuse dans le discours médiatique et dans les politiques publiques de partis politiques pourtant « science-friendly ». []
  9. Claude Lévi-Strauss, réception du Prix international de Catalogne, mai 2005. []
  10. La zone d’ombre de Charlie Hebdo, pour moi, c’est la psychanalyse, qu’ils traitent avec une dévotion respectueuse très constante. []
  11. Notons tout de même que la phrase dite par Plenel sur France Info à ce sujet a été malhonnêtement tronquée. []
  12. Bien que je la mentionne plusieurs fois dans ce texte, je ne pense pas de mal de Caroline Fourest, si ce n’est qu’elle peine à revenir sur ses emballements quand bien même ils a été démontré qu’ils étaient mal informés, ce qui décrédibilise totalement son propos. L’orgueil la rend malhonnête. Mais depuis que j’ai vu une manifestation de deux cent hommes, avec à leur tête un curé illuminé en soutane, l’accueillir à la sortie d’un train avec des intentions brutales, je me dis que sa vie quotidienne doit être un enfer et qu’elle est courageuse de s’en tenir à ses idées même si celles-ci sont erronées. []
  13. Les Croisades, dont on parle avec légèreté chez nous à présent, n’ont pas été une entreprise pacifique mais bien une sanglante série de guerres de conquête. Rappelons le célèbre témoignage de Raymond d’Agiles (Historia francorum qui ceperint Jerusalem) : « On vit alors des choses jamais vues. De nombreux infidèles furent décapités, tués par les archers ou contraints de sauter du haut des tours. D’autres encore furent torturés puis jetés dans les flammes. On pouvait voir dans les rues des monceaux de têtes, de mains et de pieds. On chevauchait partout sur des cadavres. Ce fut un tel massacre dans la ville que les nôtres marchaient dans le sang jusqu’aux chevilles. Les croisés pillaient à satiété : ils parcouraient les rues, entraient dans les maisons, raflaient or, argent, chevaux, tout ce qu’ils trouvaient… ». Notons qu’à l’époque, « les infidèles » c’étaient les musulmans. C’est encore sous ce nom que, cinq siècles plus tard, ont été massacrés les Mayas et les Aztèques. []

Veilsousveillance

Je découvre cette semaine le comique « stand-up » calme Fary Brito et je trouve très juste son intervention dans l’émission On n’est pas couché : « je suis contre les gens qui sont contre, parce qu’à cause de ces gens-là qui sont contre, nous on se retrouve à défendre le… burkini ! (…) je m’en fous du Burkini, c’est moche, moi je me retrouve à trouver des arguments pour des gens qui veulent se baigner eu duvet ». Mais comment se retenir de continuer à en parler, considérant le festival permanent de déclarations grandiloquentes ou mesquines, paranoïaques ou va-t-en-guerre (et souvent tout ça en même temps) auquel on assiste depuis des mois ?
Continuons notre chronique, que je publie à l’heure même où mes étudiants en Création Littéraire rencontrent en chair et en os Salman Rushdie, qui a récemment dit qu’il « faut se moquer de la religion, car la religion est absurde avant tout ». Amen.

La compétition présidentielle pousse à la surenchère, y compris des gens qui ne font habituellement pas de l’autorité leur cheval de bataille :

Ouille ! Cette semaine, Nathalie Kosciusko-Morizet lance une pétition contre les courants radicaux de l'Islam politique, au premier rang desquels le "Koufarisme", qui n'existe pas, d'autant que "kouffar" est le pluriel de "Kâfir", qui signifie "infidèle", ou "mécréant" (voir moi récent article au sujet de ce mot)..

Ouille ! Cette semaine, Nathalie Kosciusko-Morizet lance une pétition contre les courants radicaux de l’Islam politique, au premier rang desquels le « Koufarisme », qui n’existe pas, d’autant que « kouffar » est le pluriel de « Kâfir », qui signifie « infidèle », ou « mécréant » (voir moi récent article au sujet de ce mot). Est-ce qu’elle veut dire qu’elle condamne les musulmans non-croyants !?!

J’imagine que beaucoup de personnalités politiques sont persuadées (et sans doute à juste titre, il faut le déplorer) qu’en cette période d’incertitudes et de peur, tout discours qui se veut rassurant sera non seulement inaudible, mais insupportable, jugé épidermiquement indigne des enjeux du temps qui réclament, apparemment, une réduction volontaire des libertés et du niveau intellectuel général.

Ainsi, le fait que le pape François ait répondu au massacre du curé à Saint-Étienne-du-Rouvray en expliquant que le monde était bien en guerre mais qu’il ne s’agissait pas d’une guerre de religion, mais d’une question d’intérêts financiers, a profondément déçu nombre de catholiques, jusqu’à un journaliste polonais qui traite son commandeur des croyants de débile, et au bodybuilder et candidat ultra-catholique aux élections présidentielles Marian Kowalski, qui s’est senti ulcéré en voyant l’évêque de Rome laver les pieds de quelques migrants syriens1.
Tous ces bons chrétiens attendaient un discours offensif, un discours d’affrontement, pas un pape qui se demande si quand un chrétien bat son épouse cela relève de la « violence chrétienne ». J’ai bien ri en lisant le chapeau de cet article trouvé sur Causeur (mais dont je ne peux lire beaucoup plus que cet aperçu) qui reproche au souverain pontife d’être pontifiant, et de ne pas être réconfortant… à force de se montrer lénifiant (c’est à dire apaisant).

pontifexpontifiant

Le souverain pontife qui pontifie, ça semble plutôt dans l’ordre des choses ! C’est même son métier. Mais c’est quoi cette femme voilée qui a écrit « I Love Jesus » sur son dos ?

Une tendance nouvelle émerge : filmer des altercations liées au port du hijab (et dérivés) dans l’espace public. Je propose d’appeler cette nouvelle forme de sousveillance la veilsousveillance.
C’est ce qu’ont fait deux femmes que le chef d’un restaurant de Tremblay-en-France refusait de servir au motif qu’elles étaient musulmanes et que « tous les musulmans sont des terroristes ». C’est  aussi ce qui est arrivé l’an passé (mais l’affaire, classée sans suite par la justice, refait surface cette semaine devant l’ordre des médecins) dans les Vosges, où la remplaçante d’un médecin a expliqué « ne plus vouloir de femmes voilées dans son cabinet » et même « en France » et a affirmé que le port du voile constitue un « acte de prosélytisme » et est « illégal ». Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est que la patiente, venue consulter à cause de son hypertension, a eu le droit a une consultation et à une ordonnance, la médecin n’a absolument pas refusé de faire son métier, mais la patiente a été mécontente de son traitement, jugeant l’auscultation bâclée, et refusant le médicament prescrit, qu’elle tolère mal, reprochant à la docteure d’avoir « bâclé en deux minutes » son fils lors d’une consultation passée, et, pour finir, en refusant de payer la consultation, tandis que la praticienne qui se trouvait en face d’elle déchirait l’ordonnance. Toute la partie de l’altercation pendant laquelle le médecin explique son rejet des musulmans a été filmé, avec son accord. Outre l’islamophobie (au sens strict : peur de l’Islam) ordinaire, ce qui se manifeste ici est aussi la modification des rapports entre le médecin et le patient : le patient sait ce qu’il veut, sait comment on doit le soigner, sait quel médicament il ne veut pas, et conteste l’autorité autrefois indiscutée du praticien, jusqu’à le faire sortir de ses gonds et, pour finir, exprimer le fond de sa pensée jusqu’à risquer d’être radié de l’ordre des médecins pour une consultation à vingt-trois euros.

Tout ça me fait penser à un signe mineur de la fin des temps dans l’eschatologie islamique : Les objets parleront aux hommes afin de les informer de ce qui s’est produit en leur absence2.

Prochaine étape : apprendre à filmer dans la largeur et pas dans la hauteur.

Prochaine étape : apprendre à filmer dans la largeur et pas dans la hauteur, car ça donne une petite image avec des marges, sinon.

On reproche au hijab d’être un vêtement sexiste, un signe de soumission et en même temps un instrument de prosélytisme. Tout ça n’est pas nécessairement faux, mais j’ai défendu cette semaine l’idée que l’on pouvait dire à peu près la même chose d’un vêtement tel que la cravate. Tout d’abord, la cravate est un vêtement plutôt sexiste : certes des femmes en portent, notamment avec certains uniformes (et ça prend sans doute un sens dans le rapport sexué à la domination), mais en général, c’est un ornement vestimentaire masculin qui est, je cite un article de l’Express, « un accessoire à la symbolique phallique, qui (…) a longtemps tenu lieu de caractère sexuel secondaire. Les plus chatoyantes rappellent la queue d’un paon ou d’un faisan. Cet appendice inutile et gênant tend à montrer le niveau hiérarchique de celui qui le porte » (l’ouvrier ne porte pas de cravate, le risque d’accident bête étant certain). La plupart des gens qui portent des cravates ne le font pas pour une raison personnelle, pour le plaisir, mais y sont contraints, et s’en débarrassent même avec plaisir lorsqu’ils rentrent du bureau.
Il est difficile de savoir quelle est la signification exacte du port de la cravate, car il en existe sans doute plusieurs3. À l’origine, c’était un signe d’engagement sentimental, les hussards croates qui ont donné leur nom à l’objet le portaient pour signaler qu’ils avaient une épouse ou une fiancée au pays — c’est une représentation de la « corde au cou ».
Je ne peux pas interdire aux gens de porter une cravate, je connais d’ailleurs des gens qui en portent avec plaisir, c’est leur choix et je le respecte. Mais je sais aussi que certaines personnes sont forcées d’en porter. Dans certains environnements professionnels, les personnes qui refusent de porter des cravates sont mal vus, et n’ont tout simplement pas le choix. À l’Assemblée nationale, les 422 hommes élus par le peuple pour voter ses lois et décider de leur propre salaire se voient refuser l’entrée dans l’hémicycle par des huissiers s’ils ne sont pas vêtus correctement, c’est à dire s’ils ne portent pas de cravate. Les services de l’Assemblée disposent de tout un stock de cravates à nouer au cou des étourdis.
Cette soumission à un code vestimentaire censé signifier le respect des valeurs républicaines est volontaire, ou presque, puisque ce sont les députés eux-mêmes qui valident régulièrement ce règlement. Mais il n’en est certainement pas de même dans tous les bureaux de la Défense, où la cravate et autres signes allégeance au monde du travail constituent des obligations.

A

En 1347, après onze mois de siège, le roi Henri III d’Angleterre reçoit les clefs de la ville de Calais, apportées, comme il l’a exigé, par les six plus importants bourgeois de la ville, qui portent tous une corde au cou en signe de soumission : ils offrent leur vie pour sauver leur cité (l’histoire a longtemps retenu un sacrifice, mais des témoignages semblent laisser penser que ce sacrifice était juste symbolique).

Je sais que cette comparaison entre le hijab et la cravate ne pourra que choquer certains. Effectivement, il n’y a pas, derrière la cravate, de groupes de pression religieux qui font progresser ce vêtement à coup de scandales ou de polémiques. Mais je pense de mon côté que dans beaucoup de pays du monde — pas en France, certes, le hijab est un vêtement certes fortement codé, imposé par la société, mais qui n’est pas plus réfléchi ou théorisé par celles qui le portent que ne l’est la cravate de par chez nous.
Oublions la cravate. Oublions le tissu.
En France, en 2016, les musulmans, les juifs, et un certain nombre de personnes originaires d’Afrique subsaharienne (quelle que soit leur religion) pratiquent une mutilation rituelle sur des garçons, généralement après leur première semaine d’existence, où plus tard dans le cadre d’une conversion. Dans l’immense majorité des cas, cette mutilation traditionnelle n’est pas pratiquée sur des personnes consentantes, elle est tout simplement imposée à des nourrissons. Les justifications à cette opération sont diverses : alliance avec Dieu, appartenance communautaire, appartenance à la gent masculine ou encore hygiène (sans la moindre base scientifique). Même si cela semble rare, cette opération peut mal se passer, la mutilation peut s’accompagner d’hémorragies, d’infections, de nécrose, et d’accidents divers. Il semble que pour le nourrisson, la douleur soit intense. Si la sexualité des hommes circoncis, une fois adultes, n’est apparemment pas affectée, ce n’est pas toujours l’avis de leurs partenaires, dont certaines se plaignent d’avoir des difficultés à atteindre l’orgasme ou constatent plus de douleurs liées aux rapports sexuels4.
La république est très à cheval sur des pratiques ostentatoires mais réversibles, comme le fait de porter ou non un truc sur la tête, et refuse fermement une mutilation (incomparablement plus grave il est vrai) comme l’excision, mais ne dit rien sur la circoncision sans justification médicale, qui est pourtant théoriquement illégale en France autant que selon une récente décision du conseil de l’Europe, puisqu’elle constitue une violation de l’intégrité physique de l’enfant. L’actuel premier ministre Manuel Valls, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur (et des cultes) avait fortement pris position en défense de la circoncision et de l’abattage rituel Casher (ou Halal, c’est le même) :

La France, république laïque, s’est dotée d’un cadre juridique clair, qui garantit le libre exercice des pratiques religieuses. Il est donc hors de question de revenir sur l’abattage rituel et les pratiques traditionnelles. Je l’ai dit, je le répète : les Juifs de France peuvent porter leur kippa avec fierté. Ils peuvent manger casher et procéder à la circoncision. Le débat sur la » remise en cause » de la circoncision relève de la méconnaissance la plus totale de ce que sont l’identité et la culture juive. Une telle remise en cause est idiote et indigne. En France, la liberté de pratique vaut pour toutes les religions dans le cadre prévu par la laïcité. Un cadre qui impose notamment l’absence de signes religieux dans les écoles publiques et les services publics5.

…On ne comptera donc pas sur l’actuel premier ministre pour mettre en cause cette pratique archaïque6. Ni sur grand monde d’autre, les juifs comme les musulmans me semblent attachés à la circoncision, qui fait partie de leur identité collective, de leur histoire, et surtout, de leur biographie individuelle : difficile de vouloir que ses propres enfants soient exclus d’une tradition immémoriale, difficile d’admettre qu’on a subi une violence pour rien, et pire que tout, difficile d’admettre qu’on a infligé à sa propre progéniture une souffrance inutile.
Tout ça se comprend très bien, mais il serait tout de même normal que, comme les tatouages ou les piercings, la décision d’attenter à sa propre intégrité physique soit prise par les intéressés en connaissance de cause. Mais je sais bien que ce n’est pas facile, d’autant que plus la personne est âgée lors de sa circoncision et plus les complications médicales ou la souffrance psychologique sont nombreuses.

circoncision

Étant donné l’escamotage de son corps après son décès (canular dont les conséquences se font sentir deux mille ans plus tard !), il n’existe qu’une relique de Jésus : son prépuce. Enfin ses prépuces, car quatorze institutions religieuses ont affirmé en détenir un. On se demande si le brith milah a été réalisé par sections successives, jusqu’à obtenir quatorze prépuces, si le morceau de chair repoussait magiquement ou s’il a été débité après coup.
Lorsque les premiers chrétiens ont commencé à accueillir des non-juifs parmi eux, ces derniers ont été dispensés de la circoncision, qui les effrayait à juste titre. Puis la non-circoncision est devenue un moyen de distinguer les chrétiens des juifs, quoiqu’elle se pratique encore chez certains chrétiens, chez les Coptes d’Égypte et d’Éthiopie, notamment, mais aussi aux États-Unis, où l’opération est pratiquée de manière relativement générale, sans justification religieuse.

Le même Manuel Valls a en revanche commis un vibrant plaidoyer7 pour la liberté de ne pas mettre de fichu sur ses cheveux, voire de se promener le sein nu : « Marianne a le sein nu parce qu’elle nourrit le peuple ! Elle n’est pas voilée parce qu’elle est libre ». On remarque que le sein est ici au singulier, et c’est malin : les algorithmes pudibonds d’analyse d’image de Facebook détectent efficacement la présence de poitrines nues lorsque deux seins sont présents, mais ne perçoivent pas ce motif lorsqu’un seul tétin est présent. Ainsi, un sein unique reste compatible avec les valeurs de Facebook. Mais est-ce compatible avec les valeurs de la République ? La question est moins évidente, puisque montrer sa poitrine dans l’espace public peut-être (mais dans le cas des femmes seulement) puni comme « exhibition sexuelle » et valoir à la contrevenante une inscription au fichier des délinquants sexuels, ainsi que c’est arrivé à Éloïse Bouton, à l’époque membre des Femen, qui avait fait grand peur au curé de l’Église de la Madeleine en lui montrant sa poitrine découverte et taguée de slogans (et accessoirement en simulant un sanglant avortement à l’aide d’abats d’animaux).
Pas si claire, cette histoire de poitrine de la République.

Sur la présence du voile dans l’espace public, en tout cas, j’ai eu cette semaine une épiphanie, il me semble avoir compris les grandes différences de perception du phénomène selon les individus. En discutant, j’ai réalisé que pour les gens qui ont aujourd’hui vingt, voire vingt-cinq ans, le hijab a toujours existé. Tandis que pour les vieux comme moi, et a fortiori plus âgés et moins urbains, le voile est une nouveauté. Ce sera peut-être difficile à imaginer pour les plus jeunes, mais avant les années 1990, voire même 2000, le hijab n’existait pas en France. Les femmes musulmanes d’âge mûr se mettaient souvent un fichu sur la tête, mais c’était à peu près le même que celui de leurs voisines d’origine portugaise, italienne, yougoslave ou paysanne des campagnes françaises, et ce vêtement n’était pas identifié comme religieux ni, a fortiori, comme prosélyte. C’était un truc de femme âgée8. Cette apparition assez brusque d’un vêtement qui rend visible toute une population pourtant déjà présente, a clairement été vécue comme une invasion visuelle par beaucoup de gens en France, expliquant les tensions qui agitent tant le pays en ce moment.

  1. Si vous n’êtes pas familier du catholicisme et des Évangiles le lavement des pieds (notamment les pieds d’étrangers, de voyageurs ou de pauvres), est un rituel banal pour les papes. []
  2. Si je ne craignais pas une fatwa, j’écrirais une histoire de voyage dans le temps dans laquelle le prophète est projeté quelques jours à notre époque, observant sans comprendre le monde tel qu’il est 1400 ans après sa naissance, et en ramenant des visions de signes annonciateurs de la fin des temps : L’usure (les banques, quoi) se propagera – Le vin sera licite et sera largement consommé – Les forces de police seront multipliées (promesse de campagne) – Les vieux se feront jeunes – le salut ne sera adressé qu’à ceux qu’on connaît – Les bergers construiront des maisons de plus en plus hautes (Dubaï) – Les déserts seront construits – Les femmes seront habillées mais nues – Les saisons seront trompeuses,… []
  3. Lorsque Piet Mondrian peignait en costume et avec une cravate soigneusement nouée autour du cou, c’était clairement pour faire son punk, en signifiant que son travail abstrait géométrique était en rupture avec la tradition cradingue des Beaux-Arts. Les cravates fines que portent certains musiciens ont sans aucun doute un sens différent de celle des cadres ou des banquiers, etc. []
  4. Lire : Male circumcision and sexual function in men and women, 2011, par Morten Frisch1, Morten Lindholm1 et Morten Grønbæk, mais aussi
    The Foreskin: Why Is It Such A Secret In North America?
    , par Spoony Quine (2015), qui explique sa découverte de la sexualité avec un homme « intact » : « This frictionless appendage made me realize that sex doesn’t have to be painful or cause hazardous inflammation ». []
  5. Dans : Information Juive, Octobre 2012. []
  6. Une autre mutilation pratiquée sur les nouveaux nés n’est pas souvent mise en question, et est quant à elle récente : l’ablation de caractères sexuels ambigus (Intersexuation). Ici, la peur de l’ambiguité sexuelle pousse le chirurgien à assigner autoritairement une identité sexuelle à un enfant, non pas avec une connaissance de l’identité sexuelle qui prédomine dans son organisme, s’il y en a une, mais sur un critère esthétique, en privilégiant ce qui sera le plus discret. Théoriquement destiné à épargner à l’enfant des troubles psyshologiques, cette pratique peut en causer d’autres et sert surtout à rassurer la société entière sur la frontière imperméable qui sépare le masculin du féminin. []
  7. Colomiers, le 28 août 2016. []
  8. Une amie marocaine me dit que dans son pays, le hijab est récent aussi, et que pour elle, le tournant date d’il y a exactement quinze ans, avec l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center, qui a plongé les musulmans de nombreux pays du monde dans un sentiment de fragilité. Jusque lors, le hijab était un vêtement porté par certaines femmes particulièrement pieuses, et pouvait être comparé au voile des religieuses catholiques. Après le 9/11, c’est devenu un signe d’affirmation d’un attachement à la religion, et peu à peu, une injonction à affirmer son appartenance religieuse. []

Mettre les voiles

(Contexte : la France de l’été 2016 se passionne pour le Burkini1, une tenue de bain féminine très habillée qui cache même les cheveux de celle qui le porte et a été conçu pour une clientèle musulmane. L’affaire a connu deux temps forts : d’abord, l’annonce de l’organisation d’une « journée burkini » dans une piscine privée puis, dans la foulée, l’interdiction municipale de porter ce vêtement sur la plage dans des villes telles que Cannes et Villeneuve-Loubet.)

Le burkini a fait beaucoup parler ces jours-ci, et j’ai envie de rassembler ici mes interrogations, mes observations et mes arguments au sujet des vêtements réputés musulmans, car la crispation qui les entoure me semble malsaine, mais en même temps, ne saurait disparaître simplement, et surtout pas en se contentant de renvoyer les gens que le voile inquiète à un supposé racisme — lequel existe bel et bien mais n’est qu’une partie du problème.
Désolé, cet article est à la fois long et décousu.

Des images volées sur un site de maillots de bains pour musulmanes. De manière assez troublante, on n'y voit aucun visage : certains sont floutés, d'autre remplacés par des formes géométriques.

Des images volées sur un site de maillots de bains pour musulmanes. De manière assez troublante, on n’y voit aucun visage : certains sont floutés, d’autre remplacés par des formes géométriques. Une manière de protéger les modèles ?

Ceux qui ont légiféré contre le voile intégral (Niqab, Burqa) en 2010 avaient un bon argument : le visage est au centre des rapports entre les êtres humains. C’est par lui que nous nous identifions, et c’est en grande partie par les expressions de notre visage que, comme les autres primates (et contrairement à la quasi totalité des autres animaux), nous exprimons de manière immédiate notre joie, notre dégoût, notre hostilité,… Nous disposons bien entendu d’autres moyens de communication, comme l’attitude corporelle et la parole, mais le visage tient tout de même une place à part chez les humains. C’est pour ça que les femmes déguisées en fantômes — autant que les automobiles occupées mais dont les vitres sont fumées, ou les personnes qui portent des masques, du reste —, nous inquiètent spontanément : celui qui cache son visage cache ses intentions, ne veut pas être reconnu, et a peut-être les pires raisons pour cela.

sans_visage

La blogueuse Rana Jarbou, qui a porté le voile intégral en Arabie Saoudite (où c’est un vêtement minoritaire : les femmes doivent cacher leurs cheveux mais pas forcément leur visage) raconte dans l’article Arabie Saoudite: L’expérience d’être “sans visage” que ce vêtement lui conférait une forme d’invisibilité. Le revêtant, elle cessait d’exister en tant que personne. En regardant d’autres femmes au visage invisible, elle remarque que cela les rend même capables d’avoir un comportement habituellement réprouvé et donc, paradoxalement, de profiter d’une certaine liberté vis à vis des conventions : « Je me suis trouvée dans de nombreuses situations où une dame en niqab resquillait devant moi ou m’interrompait quand je parlais à un vendeur, caissier ou autre. j’ai aussi observé des femmes en niqab gâter leurs employés de maison en public. On aurait dit que le niqab leur donnait licence de se conduire à leur guise »

L’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public est entrée en vigueur il y a cinq ans, fort bien, c’est fait2, mais il fallait en rester là. Or ça n’a pas suffi, cette interdiction semble avoir au contraire donné à certains l’espoir d’une interdiction étendue à tous les indices de la présence de l’Islam en France, et tout particulièrement ceux qui concernent les femmes. En France, il est vrai, cela fait plus de vingt-cinq ans que des affaires de voile (et dernièrement, de jupes trop longues et de maillots de bain trop couvrants) sont médiatisées au delà du raisonnable. Il s’est installé dans de nombreuses consciences l’idée que le simple hijab, qui est porté sans y penser (comme le cadre porte une cravate) par des centaines de millions de femmes dans le monde, est une arme de propagande et d’oppression, est le signe d’une soumission plus ou moins volontaire à un ordre patriarcal qui impose aux gens des vêtements en fonction de leur sexe. Et ce n’est du reste pas faux, mais ce n’est qu’un cas parmi bien d’autres de vêtements sexués : il me serait difficile de porter une jupe dans l’espace public en France, alors même que j’ai de très belles jambes et que ça m’irait sans doute très bien.
Une autre idée s’est installée, celle qu’une femme qui porte le hijab aujourd’hui finira par porter le niqab un jour, comme s’il y avait une progression inéluctable. Qui vole un œuf vole un bœuf, qui porte le hijab porte le niqab.

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La France et les tenues de bain…

J’imagine que cette obsession locale n’est pas due qu’à notre attachement aux grands principes de laïcité et de droits de l’homme dont nous nous prétendons champions, mais est le résultat d’une blessure plus ancienne liée au passé colonial de la France et à la guerre d’Algérie. Lorsque l’Algérie était un département français (où malgré des avancées tardives, les musulmans étaient des citoyens de seconde classe), le fait pour les femmes de renoncer au voile était une manière de signifier leur envie de modernité et leur désir de séduire l’empire colonial.

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Une affiche de propagande pendant la guerre d’Algérie. Le voile, parfois ôté de force par les autorités3, est devenu un symbole de résistance.

Derrière la question de l’Islam en France, il y a la guerre d’Algérie, puis cinquante ans d’histoire de l’immigration maghrébine et, tout particulièrement, algérienne.
Il est intéressant de noter que c’est aussi parmi les gens de culture arabe ou maghrébine que l’on trouve les personnes les plus vigilantes à dénoncer tout progrès de l’Islam politique en France4 : des Kabyles, des libres-penseurs, des personnes issues d’un milieu social et culturel élevé, des personnes qui ont fui la guerre civile des années 1990, d’autres encore qui ont vu le voile revenir en force après 2001, quand il semblait relégué au statut de curiosité archaïque et folklorique. Si leur vigilance est plus que compréhensible, ils dramatisent lorsqu’ils annoncent un glissement général comparable à celui de pays comme le Maroc ou il n’a fallu que quelques années pour passer d’une marginalité du voile à une situation où les femmes qui ne le portent pas sont regardées en biais, et où le phénomène accompagne un net recul des libertés pour les femmes. Ils dramatisent, car la situation entre les deux rives de la Méditerranée ne sera jamais semblable : les habitants du Maghreb sont ultra-majoritairement musulmans, ce qui n’est pas le cas en France où la pression religieuse ne touche qu’une part de la population, et doit peut-être son succès au besoin qu’éprouve cette part de la population à affirmer sa présence : le même fait ne répond pas exactement aux mêmes situations. Je ne veux pas dire que je me lave les mains d’un problème qui ne touche que les musulmans, je veux dire que la raison d’être du problème est différente.

soumission_interdiction

Voilà ! Dire aux musulmans qu’ils doivent raser les murs à cause de récents attentats, tout comme leur demander de se « désolidariser », revient à leur demander d’accepter implicitement une part de culpabilité. Cela n’insulte et ne heurte que les innocents qui, mettez-vous à leur place, ne peuvent que refuser.

C’est ce qui expliquerait en tout cas ce curieux paradoxe d’un vêtement théoriquement motivé par un souci religieux de modestie, d’obéissance et de discrétion, qui s’avère en même temps ostentatoire, revendicatif, et qui, dans le contexte français actuel, est souvent vécu comme une forme de provocation.
C’est un uniforme, et qui dit uniforme, dit armée, l’uniforme est un moyen de se reconnaître et de se faire connaître, d’estimer et de montrer son nombre, de se distinguer de l’adversaire et de l’impressionner, et de faire pression sur ceux qui ne sont pas dans le rang.
Le communautarisme, si mal vu en France, constitue certes une rupture dérangeante dans la solidarité de la société (solidarité dont l’existence et le caractère harmonieux restent à prouver), mais c’est aussi un moyen de se protéger, parce que face à une menace, face à une exclusion, il est naturel de chercher la protection de son entourage immédiat, de ceux que l’on considère comme semblables, en se calant sur leur comportement, quitte à abdiquer une part importante de son libre-arbitre. Les sectes s’appuient sur ce réflexe grégaire, tout comme les nationalismes et comme bien d’autres phénomènes coercitifs humains ponctuels ou non, où l’on étouffe temporairement son besoin de liberté et son intelligence pour se placer sous l’aile d’un groupe.

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Nadine Morano, avec Éric Ciotti, fait partie des champions du mauvais usage du concept de laïcité. Il n’y a pas qu’à propos de ce mot que son éducation civique est à refaire, puisqu’elle pense qu’on peut priver de ses droits civiques une personne qui contourne un simple règlement municipal. J’ignore si sa bigoterie catholique est une construction opportuniste.

Mais comment savoir ce que les femmes qui portent le Burkini pensent exactement ? Dans cette affaire, les baigneuses sont traitées comme une abstraction : l’ensemble des personnes qui considère avoir quelque chose à dire sur le sujet l’avait fait avant que l’on voie passer un premier article donnant la parole à des personnes directement concernées : tout le monde a un avis sur elles, sur leur « radicalisation », sur l’influence qu’exercent sur elles le wahhabisme, le salafisme, les frères musulmans, voire Daech, mais personne ne cherche à confronter ces opinions à la réalité en allant tout bêtement poser la question.
Sont-elles nombreuses, au fait ? Il paraît que les ventes du costume de bain ont explosé depuis le début de la polémique.
Une autre chose me frappe : on parle d’elles comme si les femmes qui portent tel ou tel vêtement religieux en maîtrisaient l’histoire ancienne et récente, les implications philosophiques et théologiques, et qu’elles étaient conscientes et actrices de tous ces faits, qu’elles font de la propagande où, comme on l’a lu récemment, font « référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre » (Thierry Migoule, secrétaire général de la maire de Cannes), sont « un manifeste politique » (selon… un manifeste politique du « printemps républicain ») et sont « la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme » (Manuel Valls)… Tout en les considérant comme des victimes exploitées, brimées, soumises, forcées, manipulées… Il faut pourtant bien choisir. J’imagine que si l’on pensait sincèrement que les femmes qui portent des habits halal ne le font que sous la contrainte, le problème serait vite tranché : ce ne serait qu’un déguisement temporaire (comme la cravate du député à l’Assemblée ou la robe du soir des actrices au festival de Cannes), externe à la personnalité de celui ou celle à qui on l’impose. C’est bien parce que le voile est porté volontairement qu’il pose problème.

Le Hijab en France (résultat d'une recherche d'images avec Google)

Une chose me frappe dans l’iconographie des différents habits musulmans lorsque les médias en parlent, c’est qu’on ne montre que des femmes jeunes, sveltes, qui savent s’apprêter. On nous les montre souvent étudiantes, ou bien manifestantes et revendicatrices… Ou bien des photographies prises dans d’autres pays que la France. On ne nous montre que rarement les mères des immigrées de seconde ou troisième génération, ces femmes qui ont passé quarante ans à nettoyer des bureaux à six heures du matin, et qui portent aussi un foulard sur la tête : elles font partie des invisibles qui font fonctionner ce pays, elles sont pauvres, elles n’ont jamais réclamé à changer de statut social, elles ne constituent pas une menace, elles n’ont pas d’existence médiatique. On note au passage que, puisqu’il est difficile de reprocher aux musulmans qui vivent en France d’être trop riches, comme on le faisait avec les juifs dans les années 1930, on trouve des richesses à critiquer : l’économie du Halal ou les pétromonarchies du Golfe.

Les demandes d’interdiction sont tout aussi paradoxales : c’est au nom de la liberté des femmes à disposer de leur corps qu’on veut leur interdire de porter un certain vêtement de bain, et que l’on interdit de baignade celles qui ne veulent pas aller à la plage dans une autre tenue. Je répète pour que ce soit clair : on interdit quelque chose à des femmes au nom de la liberté, de la laïcité et du féminisme. Voilà qui semble résolument absurde, intenable, même en comprenant très bien les arguments de ceux qui voient dans l’injonction au port du voile un chantage phallocratique où les femmes sont d’avance jugées fautives des agressions qu’elles subissent, et coupables des manifestations de la libido des hommes. On peut inventer toutes les raisons du monde pour interdire les vêtements religieux, mais on n’a pas le droit de faire croire qu’une interdiction faite à une personne rend cette personne libre. Et si on tient absolument à rendre une personne plus libre qu’elle ne le veut elle-même, et selon des modalités qu’on a édictées à sa place, on n’a pas le droit de faire croire qu’on se soucie de son indépendance, car ce faisant, on nie sa capacité à décider de son propre sort, de son autonomie, elle est sous tutelle.
On entend couramment dire que le problème des vêtements halal, c’est la pression exercée par les hommes, qui imposent aux femmes une honte de leur corps, etc. Si c’est la question, est-il logique d’en faire peser le poids sur les femmes en les tracassant à coup d’amendes ?
Prive-t-on quelqu’un de béquille parce qu’on trouve  injuste qu’il souffre d’un handicap ?
Rien de tout ça n’a de logique.

contrastes

À ceux qui disent qu’on n’empêchera pas de sitôt des religieuses de se rendre sur des plages, ou que les tenues de surf couvrent aussi le corps, un chœur puissant répond : « mais ça n’a rien à voir, comment peux-tu comparer ? ». Et c’est juste, la situation est différente. Pourquoi est-ce que des bonnes sœurs à la plage sont sympathiques, folkloriques, tandis que des femmes portant des vêtements réputés musulmans ne le sont pas ? Il me semble important de ne pas inventer de fausses réponses à ces questions, comme d’invoquer la laïcité. Après tout, les moniales qui « prennent le voile » en s’imposant une vie chaste admettent implicitement l’idée que la vie d’une femme habituelle est impure : philosophiquement, ce n’est pas moins dérangeant qu’autre chose. Mais c’est leur choix. Du moins en 2016, puisqu’on se souvient que les couvent ont souvent servi de prisons pour des femmes que leur famille voulait voir disparaître.

Un argument assez amusant et passablement culotté (mais irrésistible) que de nombreux non-musulmans emploient contre les vêtements halal consiste à opposer aux musulmans le Coran et à leur dire ce qui est et ce qui n’est pas le « vrai Islam ». Il est curieux de demander aux gens de vivre leur religion telle qu’elle se pratiquait il y a 1400 ans, mais surtout, c’est peine perdue, car une religion n’est pas une quête spirituelle intime, c’est un fait social (si la recherche du divin était intime, personnelle, alors on n’aurait pas besoin de religion). Il suffit d’aller lire les forums où de jeunes musulmanes s’échangent des informations et des avis, souvent dans la surenchère, pour savoir ce qui est admis, obligatoire, etc. Elles invoquent bien les grands savants de l’Islam, et font une exégèse superficielle du Coran et des Hadiths, mais en les lisant, j’ai le sentiment qu’elles sont moins motivées par une recherche mystique, une forme de vérité vis à vis du Dieu auquel elles affirment croire5, que par le besoin d’approbation de leurs « sœurs », ou parfois par la vaniteuse envie de se montrer la plus intransigeante, la plus authentique, c’est à dire de donner des leçons de pureté6. Les conséquences à long terme sont différentes, mais le mécanisme est sans doute assez proche de ce que les gens de mon âge ont souvent vécu à l’adolescence lorsqu’ils affirmaient leur existence (plus que leur personnalité) en étant punks, rastas, grunge, heavy-metal, new wave ou hip-hop. Si vous avez vécu ce genre d’emballement, vous vous rappelez sans doute aussi de la valeur que vous accordiez aux avis que portaient là-dessus les représentants du monde adulte.

Un extrait de conversation sur un forum fréquenté par de (apparemment surtout) jeunes musulmanes.

Un extrait de conversation sur un forum fréquenté par de (apparemment surtout) jeunes musulmanes.

« L’Islam, ce n’est pas le voile ! », entend-on régulièrement. Effectivement, en dehors d’un hadith non-canonique, les textes n’indiquent pas clairement de vêtement obligatoire pour les femmes, enjoignant seulement ces dernières à la pudeur et à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qu’elles exposent de leur anatomie lorsqu’elles sont en présence des hommes. « Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de resserrer sur elles leur mante : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées. »« Dis aux croyantes de baisser les yeux et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge, de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement ». Le Coran, rédigé au septième siècle, est un texte difficile à traduire : comment savoir, par exemple, ce que tel ou tel nom de vêtement signifie précisément ? Ainsi, le texte parle du « Jilbab », mais ne définit pas le sens qu’avait le mot lorsqu’il a été écrit. Au cours des siècles, on a nommé « Jilbab » la robe qui couvre intégralement les femmes, c’est, si je comprends, l’usage qui donne son sens au mot, et pousse le traducteur à utiliser le mot « mante », issu du vocabulaire religieux catholiques.

À gauche, les maillots de bains en 1890 aux États-Unis. Quelques décennies plus tôt, en 1847, le maire d'Arcachon avait défini clairement les limites de la décence pour les baigneurs, obligeant les femmes à être vêtes "d’une robe prenant également au cou et descendant jusqu’aux talons, ou bien d’une robe courte mais avec un pantalon". Que des hommes et des femmes puissent se baigner côte à côte lui faisait craindre des paroles ou des gestes indécents.À droite, lorsque Louis Réard a inventé le Bikini, en 1946, aucun modèle ne veut défiler dans cette tenue, et c'est finalement une danseuse nue des Folies-Bergère, Micheline Bernardini, qui accepte de le faire.

À gauche, les maillots de bains en 1890 aux États-Unis. Quelques décennies plus tôt, en 1847, le maire d’Arcachon avait défini clairement les limites de la décence pour les baigneurs, obligeant les femmes à être vêtes « d’une robe prenant également au cou et descendant jusqu’aux talons, ou bien d’une robe courte mais avec un pantalon ». Que des hommes et des femmes puissent se baigner côte à côte lui faisait craindre des paroles ou des gestes indécents.
À droite, lorsque Louis Réard a inventé le Bikini, en 1946, aucun modèle ne veut défiler dans cette tenue, et c’est finalement une danseuse nue des Folies-Bergère, Micheline Bernardini, qui accepte de le faire.

L’Islam n’est pas le voile, mais le Christianisme, ce n’est pas le bikini ! En fait, l’exposition des cheveux des femmes était même un problème pour l’un des principaux inventeurs du Christianisme, Paul de Tarse : « Car si une femme n’est pas voilée, qu’elle se coupe aussi les cheveux. Or, s’il est honteux pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou d’être rasée, qu’elle se voile » (Corinthiens 11:6). C’est aussi ce que dit le Talmud, texte postérieur à la destruction du second temple de Jérusalem qui répondait à un besoin de préservation de la partie orale de la tradition religieuse parmi les juifs de la diaspora. Chez les juifs orthodoxes, il y a des femmes se rasent la tête et remplacent leurs cheveux par une perruque, et d’autres qui sont voilées avec un vêtement tout à fait semblable au niqab, la frumka — sur laquelle est parfois cousue une étoile juive pour éviter toute confusion, ai-je lu quelque part.

La célèbre mosaïque des bikinis de la villa Casale, en Sicile.

Une célèbre mosaïque de la villa du Casale, en Sicile, construite aux alentours du IIIe siècle. Mise au jour en 1959, elle fait immédiatement penser au Bikini, qui commençait alors tout juste à être considéré comme une tenue de bain acceptable (et un signe de modernité) dans la plupart des pays. Les femmes représentées sur la fresque ne sont pas à la plage, elle pratiquent des exercices physiques.

Comme bien des injonctions religieuses, les vêtements couvrants peuvent avoir une origine pragmatique. Dans toutes les campagnes du monde, les femmes se protègent les cheveux, généralement avec un fichu. Peut-être se protègent-elles du regard masculin (le cheveu est bel et bien un caractère sexuel secondaire et tertiaire7, et donc un « appât », comme on dit — quel vilain mot, si on y songe), mais elles se protègent avant tout de la poussière des champs et de l’agression du soleil. Dans de nombreuses cultures, on utilise des coiffes traditionnelles pour signaler les âges et le statut marital des femmes. Enfin, avant la très récente (et pas forcément durable, depuis qu’on en constate les effets secondaires) mode du bronzage, la séduction féminine passait par la pâleur de la peau : quelle que soit la latitude où elles vivent, entre le début de leur adolescence et l’âge de la ménopause, les femmes sont plus pâles (en fait, plus vertes) que les hommes du même âge qui partagent leur patrimoine génétique, dont la peau a une teinte plus caramel. Ce dimorphisme connaît son pic vers l’âge de vingt ans. Il est dû aux différences hormonales et constitue donc un caractère sexuel et un indicateur de fertilité. Un autre caractère sexuel qui distingue hommes et femmes est le contraste : les sourcils, les yeux, la bouche des femmes sont plus marqués que ceux des hommes. Même si la mélanine (le bronzage) n’a aucun rapport, on peut supposer qu’empêcher l’exposition solaire des femmes, et particulièrement de leur visage, est un moyen artificiel (parmi d’autres, comme le maquillage) pour leur donner une apparence plus juvénile.
Aujourd’hui, enfin, nous commençons à être vraiment conscients que le soleil n’est pas toujours notre ami. L’injonction au bikini, c’est aussi l’obligation d’utiliser en permanence de la crème solaire protectrice. Aheda Zanetti, l’inventeuse du vêtement, estime qu’entre 35 et 45% de ses clientes ne sont pas musulmanes et sont juste soucieuses de la santé de leur peau.

Chez Plantu, les musulmans sont presque aussi antipathiques que des syndicalistes CGT, c'est dire si les déteste !

Chez Plantu, les hommes musulmans sont souvent presque aussi antipathiques que des syndicalistes CGT, une de ses bêtes noires. Les femmes, elles, sont généralement présentées comme des victimes. Plantu n’est pas un éditorialiste avec un propos construit et un projet politique, ce n’est pas non plus un dessinateur d’humour (je ne me souviens pas avoir souvent ri), et j’ai même du mal à voir un lui un dessinateur tout court. Il est en revanche l’expression d’un certain air du temps. Avec ses yeux doux et son trait mou, on supposera qu’il n’est pas méchant, et au moins a-t-il le bon goût de ne pas être trop univoque dans ses représentations — je ne les ai pas reproduits ici mais il y a aussi des dessins où Plantu s’en prend à la polémique sur le burkini plus qu’aux femmes qui le portent. En tant que propagandiste, il n’impose pas sa vision du monde au Monde : c’est parce que son opinion suit (et avec sincérité bien sûr, sinon ça ne marche pas) le courant dominant qu’elle peut être publiée en première page du Quotidien-de-référence-paraissant-le-soir. C’est pourquoi il est très important qu’il s’exprime. Au delà du simple principe de liberté d’expression, Plantu est un indice précieux pour savoir ce que, à un instant donné, une majorité de gens pense, ou en tout cas, est capable de recevoir. C’est là son vrai talent, à mon sens, et de ce point de vue il n’a aucun égal.

Les gens qui défendent le droit à porter le burkini aujourd’hui au nom de la liberté ont raison. Mais s’ils ne sont pas capables de défendre aussi bien le droit à ne pas le porter, le droit à porter n’importe quel autre vêtement, alors ils sont bien hypocrites dans leur utilisation du concept de liberté.
Il convient d’être méfiants à l’endroit des religieux, car on sait que les religions ont une fâcheuse tendance à ne respecter la liberté de conscience, de parole et d’action des gens que tant qu’elles n’ont pas le pouvoir, et il existe d’innombrables exemples de l’ignominie des régimes où la religion dispose d’un grand pouvoir, et a fortiori, des régimes théocratiques ou justifiant un pouvoir temporel par une autorité spirituelle. Les religions ne sont sympathique que lorsqu’elles sont tenues en laisse et ne se mêlent pas de pouvoir.

Tends l'autre joue

Toute la classe politique a quelque chose à dire sur le Burkini, mais on attend toujours des réactions à l’agression d’un passant par un barbu patibulaire qui prie dans la rue (pourquoi Dieu veut-il qu’on s’agenouille, se prosterne, baisse la tête, s’il est si grand, au fait ?) et se prétend « soldat du Christ » — c’est à dire qui affirme suivre les pas d’un homme qui proposait de répondre à la violence par l’amour, si mes souvenirs du catéchisme sont encore bons. Le passant (dont on a du mal à croire que la peau noire ne soit pas liée au traitement subi) aurait « provoqué » ces bons chrétiens en diffusant de la « musique anarchiste » (le temps des cerises ?) sur son portable et en n’ayant pas répondu aux sommations… Mais tout ça se passe assez vite et en tendant l’oreille, on ne perçoit ni chanson communarde, ni discussion : c’est une agression et rien d’autre, j’espère qu’elle aura les suites judiciaires qu’elle mérite.
C’est le genre de scène qui me conforte dans l’idée que la religion n’a rien à voir avec la foi. Ici, il est juste question d’affirmer sa présence, sa capacité à la violence et, si on se fie aux commentaires, à prendre une revanche.

À présent, concluons.
Je n’ai pas de sympathie personnelle pour ce que symbolisent les vêtements halal : le devoir pour les femmes de se cacher pour ne pas être coupables d’attirer les regards concupiscents d’hommes dont on n’attend pas de savoir, eux, se tenir en société ; les provocations régulières orchestrées pour faire débat et forcer chacun à se positionner « pour » ou « contre » ; le chantage exercé envers certaines femmes qui doivent revêtir l’habit sous peine d’être mises au ban de leur quartier8. Tout ça est pénible.
Mais il y a en fait sur cette Terre des milliers de choses, de pratiques, de lubies, pour lesquelles je n’ai pas de sympathie. Il est heureux pour tout le monde que je ne dispose pas du pouvoir de les interdire. Et du reste, qui a dit qu’on devait interdire ce qu’on ne soutient pas, ou que ne pas interdire quelque chose revient à le soutenir ? J’ai l’impression que nous vivons une dérive inquiétante sur ce plan : de tous bord, les gens réclament avec une déconcertante facilité qu’on censure ce qui les dérange, ils ne veulent plus discuter ou comprendre, ils veulent que ce qui leur déplaît disparaisse de leur vue ou disparaisse tout court. Je soupçonne le phénomène d’être une réponse au caractère oppressant et angoissant de notre monde d’information, avec ses sujets montés en épingle et tournant en boucle jusqu’à la nausée9.
Les femmes qui portent des vêtements religieux ont des raisons diverses de le faire10. Une de ces raisons est sans doute le fait que cela fait réagir, que cela ne rend pas indifférent. C’est à l’évidence une manière de s’imposer dans l’espace public, de faire la démonstration de sa présence. Et alors ?

Les musulmans se sentent souvent victimes d’injustice et d’iniquité. La République ne peut que conforter ce sentiment si elle invente des lois qui les visent spécifiquement, et ne fait qu’insulter l’intelligence de tous si elle fait semblant qu’il s’agit de lois générales.
Le djihadisme essaie d’imposer l’idée que l’Islam est à jamais incompatible avec le monde occidental moderne. Ceux qui refusent la moindre once de visibilité des musulmans dans l’espace public, qui ne veulent pas savoir que plusieurs millions de français sont musulmans, ne disent pas autre chose et sont les alliés objectifs de ce qu’ils prétendent combattre.

  1. Le burkini n’a rien à voir avec la burqa afghane, et n’est sans doute pas un vêtement particulièrement promu par l’Islam wahhabite, puisqu’en Arabie saoudite, les femmes n’ont de toute façon pas le droit de se baigner du tout. Le burkini a été inventé en Australie, avec le soutien du grand mufti local. Dans certains pays musulmans, il est considéré comme indécent, car trop moulant et mettant les formes féminines en valeur. Dans d’autres endroits, comme dans certaines piscines marocaines, le vêtement est vu d’un mauvais œil pour des raisons d’hygiène. Le nom « burkini » contracte « burqa » et « bikini », mais la tenue n’est ni un bikini ni une burka.
    Hors de l’Islam, elle semble avoir du succès auprès des juives israéliennes ultra-orthodoxe, et auprès de femmes qui veulent protéger leur peau. J’ignore si on l’emploie en Chine (où de nombreuses femmes se couvrent pour échapper au soleil, notamment avec des masques étranges qui rappellent celui du Fantômas des années 1960, les « facekini »), mais l’immense supermarché en ligne Aliexpress, qui appartient au groupe chinois Alibaba, en propose des modèles. []
  2. J’étais contre, pour ma part, je jugeais le projet stigmatisant envers la communauté musulmane. []
  3. cf. les 20 000 photographies d’identité réalisées par Marc Garanger. []
  4. Exemples : Fatiah Boudjahlat, Fatiah DaoudiAalam Wassef, Waleed Al-Husseini… Mais je pense aussi à des amis ou à des connaissances. []
  5. Ma théorie personnelle est que la croyance en Dieu n’est pas vraiment sincère. Les gens aiment croire en leur croyance, avant tout, et croire en Dieu est surtout une manière de placer ses actions sous une autorité imaginaire. Je ne développerai pas ça ici. []
  6. Il me semble que les motivations des femmes musulmanes sont forcément séculaires, car cette religion laisse à la gent féminine assez peu d’espoir d’une existence intéressante après la mort. Si les femmes seront majoritaires au paradis, c’est uniquement grâce aux houris – des vierges divines sans rapport avec les femmes terrestres – fournies aux hommes méritants (deux minimum, et jusqu’à soixante-douze pour les martyrs). Les femmes terrestres iront pour la plupart en enfer, punies de leur ingratitude vis à vis de leur époux : « Allah m’a montré l’enfer et j’ai vu que la majorité de ses habitants était des femmes, car elles renient » – « Car elles renient Allah ? » – « Car elles renient les bienfaits de leurs époux et les faveurs qu’ils leur font. Tu peux être bienfaisant envers une femme toute ta vie. Il suffit que tu la contraries une fois pour qu’elle dise « Tu n’as jamais été bienfaisant envers moi » (Al-Bukhari). Quand aux rares élues à être sauvées (aussi rares que des corbeaux blancs, dit le prophète), le paradis qui leur est promis est un peu plat, leurs efforts ne semblant être récompensés que par le droit de continuer à être des épouses dévouées : « Si la femme entre au Paradis, Allah lui rendra sa jeunesse et sa virginité.» (Sulayman al-Kharashi). « Leur amour est canalisé sur leur mari, elles ne voient personne d’autre que lui. » (Ibn Qayyim al-Jawziyya). []
  7. On m’a fait remarquer que le cheveu n’était ni un caractère sexuel secondaire ni un caractère sexuel tertiaire. Il me semble pourtant possible de dire les deux. Les caractères sexuels secondaires sont des éléments qui différencient les sexes mais ne sont pas directement liés à la reproduction, comme la forme du crâne, ou la localisation des graisses. Les caractères sexuels tertiaires (notion désuète, semble-t-il), sont des accessoires qui ne font pas partie du corps mais mettent en valeur des caractères sexuels secondaires, et/ou constituent des codes culturels de différenciation sexuelle — en France, les hommes ne portent pas (ou pas dans n’importe quel contexte et sans conséquences) de robes à fleurs ou d’escarpins, par exemple. La grande différence entre le hommes et les femmes du point de vue capillaire est la manière dont les uns et les autres se dégarnissent : une perte de volume chez les femmes, la disparition de zones entières chez les hommes (en fonction de prédisposition génétiques mais aussi à cause de la testostérone qui, en accélérant la pousse, accélère aussi  le moment où les cheveux cessent de repousser). Enfin, il existe dans de nombreuses cultures des coupes de cheveux spécifiquement masculines et d’autres spécifiquement féminines, c’est ce qui me fait parler de caractères sexuels tertiaires. []
  8. un récent article de Nice Matin raconte l’histoire d’une dénommée Samira, qui envisage de prendre sa carte du Front National, persuadée que ce parti pourra la défendre de son propre frère et des amis de ce dernier, qui lui imposent le port du voile car ils sont persuadés que se promener tête nue, pour une femme, est déshonorant pour la famille et le quartier. J’ignore si cette jeune femme est une invention de journaliste, mais j’ai peur que ce genre de situation existe véritablement. []
  9. Je suis conscient que je participe au problème en écrivant cet article qui ne fait qu’ajouter une opinion au corpus de bavardages sur le sujet, mais comment faire autrement ? C’est ça, ou bien m’occuper de mon potager, mais pendant mon service on m’a appris à taper sur un clavier, pas à faire pousser des tomates ! []
  10. Lire Des voix derrière le voile, une enquête de Faïza Zerouala aux éditions Premier Parallèle, qui donne la parole à des femmes concernées. []