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Soupe aux croûton

Deux jeunes femmes ont jeté de la soupe à la tomate sur un Van Gogh et ont collé leurs mains avec de la super-glue sur les cimaises de la National Gallery, et tout cela afin d’attirer notre attention sur 1. les menaces subies par la nature du fait notamment du réchauffement climatique, 2. le fait que des gens n’ont même pas de quoi se payer une boite de soupe à la tomate. Et enfin 3. le fait que nous nous indignons plus facilement pour le destin d’un tableau que pour la fin du monde.

Fun fact : Just Stop Oil s’attaque à la National Gallery alors même qu’un autre collectif, Art not Oil, a obtenu la fin de partenariats financiers entre les compagnies pétrolières et de nombreuses institutions culturelles : Tate, la Royal Shakespeare Company, la National Portrait Gallery (dont le prix du portrait était doté depuis trente ans par BP), le Southbank Centre, les National Galleries écossaises, etc. et même… la National Gallery de Londres. Bref, le musée n’est pas vraiment récompensé de son souci, peut-être tardif mais apparemment réel, pour les questions environnementales !

Bonne nouvelle, le tableau était protégé par une vitre, on a eu peur pour rien, ha ha ha on vous a bien eus, très drôle, allez, arrêtez de faire cette tête, on faisait semblant, c’était pour rire. Bon, bien sûr, un coup d’éponge ne suffira pas, le verre va devoir être démonté afin de vérifier l’état du cadre et l’éventuelle infiltration de matière organique entre la surface de la peinture et la vitre, puis remonté. Mais il faut bien que le personnel des musées s’occupe.

Bon. J’ai déjà évoqué ce mode d’action du collectif Just Stop Oil dans un précédent article, je ne vais pas y revenir, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la réception de cette action (la plus médiatisée à ce jour je pense) et les arguments donnés.
Tout d’abord, ma propre réception : je trouve ça bête. Je trouve ça bête parce que le lien symbolique entre la cause défendue et le résultat me semblent assez peu évidents et maîtrisés. Je viens de retourner voir mon commentaire sur Facebook, il était assez court : « Pfff… ». Notez, s’il faut situer mon point de vue, que je me soucie fortement d’écologie, et que c’est même ma motivation principale pour voter depuis deux bonnes décennies, mais aussi que je me soucie de création artistique, ma profession étant même précisément d’accompagner des talents artistiques. Je ne me sens donc pas concerné par une quelconque mise en balance qui opposerait l’Art à la préservation de la Nature, je crois qu’il n’y a à aucun moment de raisons de choisir l’un contre l’autre. Et je demande à entendre ce que diront des réfugiés pakistanais dont la maison a été emportée par une inondation lorsqu’on leur expliquera qu’on s’occupe d’eux à Londres en jetant de la soupe sur un Van Gogh.

Van Gogh a fait de nombreuses versions de ses tournesols. C’est celle-ci que l’on peut voir à la National Gallery de Londres. Beaucoup de gens parlent du prix de cette peinture, qui serait de 84 millions de dollars, nombre indécent bien sûr, mais le tableau ayant été acquis comme donation par le musée il y a un siècle, il n’a jamais valu ce prix, n’a pas coûté une telle somme au contribuable britannique, et fait partie d’un trésor commun à tous les citoyens du pays…

Bien sûr, je comprends en partie le geste : il est absurde et dérisoire, parce qu’il résulte d’une forme de désespoir, parce que rien ne marche. Pendant les années 1970 et 1980, on pouvait accuser les services de relations publiques de l’industrie pétrolière et de l’industrie automobile d’avoir habilement masqué une réalité pourtant connue de longue date (je relisais L’Autre côté du rêve, d’Ursula Le Guin, publié en 1972, l’autrice y évoquait largement le réchauffement climatique lié à l’activité humaine, et c’est loin d’être l’unique occurrence à l’époque), mais depuis une décennie ou deux, tout a changé, les scientifiques climatosceptiques ont vu leurs arguments largement démontés, et leur honneur réduit à néant lorsque l’on a constaté des cas indiscutables de corruption. Aujourd’hui, ce n’est plus le manque d’information qui explique l’inaction, c’est bien plus grave que ça, c’est l’impossibilité à penser des solutions, car nous vivons dans un monde bouché : nous sommes captifs de nos habitudes de consommation, nous sommes conscients de notre incapacité à adopter des comportements individuels qui aient un effet parmi sept milliards d’autres humains (j’y pense et puis j’oublie, c’est la vie c’est la vie), et nous sommes souvent conscients de l’indécence qu’il y a, depuis les pays développés, à demander à ceux qui accèdent à la consommation et au confort de faire les efforts que nous n’avons jamais faits nous-mêmes et continuerons de ne pas faire.

Dans la série The Good Place (attention je raconte la fin), le Paradis est vide, tous les trépassés sont envoyés en Enfer, car avec la complexité de notre monde, personne ne peut dire qu’il ne fait rien de mal : nous polluons, nous exploitons, nous tuons. Nos esclaves ne sont pas dans notre maison, ils fabriquent nos vêtements en Thaïlande ou au Cambodge ; nos guerres ne se déroulent pas sous nos yeux mais pour notre confort (pétrole pour l’automobile, coltan pour le téléphone mobile,…) ; nos déchets ne sont pas dans notre jardin mais envoyés en Inde ou en Afrique ; etc.

Le monde est d’une complexité impossible à embrasser, même mentalement, l’état de la planète est déjà largement dégradé et le resterait encore des siècles même si demain on corrigeait radicalement notre mode de vie. Même les plus expéditifs « y’a qu’à » sonnent faux dès qu’on étudie bien la question : le Nucléaire produit des déchets et l’uranium est en quantité finie ; le solaire ou l’éolien posent d’immenses problèmes de conservation de l’énergie, de rendement, de maintenance et de fabrication des équipements ; supprimer les pièces jointes des e-mails ne change en vérité rien à la consommation électrique d’Internet ; etc. Tout ce que nous savons, ce n’est plus que nous ne savons rien, c’est que nous ne savons pas quoi faire. Dans ce cadre, un geste gratuit, désespéré, peut se comprendre. Mais comme le militantisme repose sur l’illusion d’être utile, ce n’est pas dit comme ça par les organisateurs. C’est revanche assumé par beaucoup de ceux qui les défendent : « S’adresser au cerveau, ça fait cinquante ans qu’on essaie, et qu’on s’entend dire qu’on est des illuminés. Quoi qu’on fasse on nous dit que c’est inutile, donc face au désespoir, autant faire des choses dénuées de sens, à défaut d’être utile, ça défoule ! » (je résume et condense plusieurs choses lues).

J’ai aussi eu droit à des procès d’intention : « vous pensez qu’un tableau est plus précieux que la planète ». Ben non. Si en brûlant toute l’œuvre de Vincent Van Gogh on était sûr de sauver la planète, il n’y aurait pas à réfléchir, je serais le premier à parcourir les musées avec une hache. Mais je sais, et tout le monde sait, que ça ne changera rien, qu’un tel sacrifice n’a pas d’utilité et que ce n’est pas parce qu’il y a des tableaux dans les musées que le monde se meurt.
Pour avoir dit ça, je me suis fait appeler « boomer » (les baby-boomers, en démographie, ce sont plutôt mes parents mais passons) « qui a profité et qui ne veut pas assumer les conséquences » (ah, si vous le dites !), « qui est indifférent à l’état de la planète » (certainement pas !) et qui « ne propose rien de mieux [que de jeter de la tomate sur un vieux tableau] ». Sur le tout dernier point, je plaide coupable, je ne fais rien mais je remarque que des personnes qui ne font pas rien ont elles aussi exprimé leurs doutes sur la forme de l’action militante, ainsi François Gemenne, politologue spécialiste des questions politiques consécutives aux effets du réchauffement climatique, qui s’est fendu d’une suite de tweets désespérés dont je retiens cette citation : « (…) deux jeunes activistes ont décidé que tout ça ne servait à rien, et que pour alerter l’opinion publique et la presse, c’était plus efficace de jeter de la soupe sur un tableau (…) Leur ‘performance’ a surtout conduit à aliéner une bonne partie du public à la cause du climat. Un public indécis que nous essayons de convaincre depuis des années. Jamais je n’ai reçu une telle gifle en pleine figure. Jamais je n’ai ressenti un tel mépris pour mon travail ».

La flotte grecque n’arrive pas à se rendre à Troie car les vents lui sont défavorables, par la faute du roi Agamemnon qui a un jour froissé la déesse Artémis. Pour apaiser cette dernière, il se résout à sacrifier ce qu’il a de plus cher ou à peu près : la vie de sa fille Iphigénie.

Je me demande s’il n’y a pas un fond sérieux chez ceux qui mettent en balance l’art et la planète. S’il ne s’agit pas de la même pulsion qui menait nos prédécesseurs antiques à sacrifier des vierges ou des trésors pour apaiser les Dieux. Un de ces calculs tordus qui semblent avoir existé dans d’innombrables cultures humaines et qui (je tente l’hypothèse), s’explique peut-être en psychologie évolutionniste, comme toute superstition sans doute : puisqu’il faut parfois faire des sacrifices cruels pour améliorer une situation, la notion de sacrifice est (si j’ose dire) gravée en dur dans nos cerveaux, ce qui nous pousse à croire que le sacrifice a une vertu en lui-même, indépendamment de tout calcul rationnel. Amputer son propre bras coincé dans un piège pour pouvoir se dégager, c’est rationnel. Douloureux mais rationnel. Aider à mourir les personnes âgées qui ralentissent une tribu nomade, c’est rationnel. Cruel mais rationnel. Jeter une pièce dans une fontaine en faisant un vœu ou laisser dehors une assiette de gruau pour attirer sur sa ferme la sympathie du « petit peuple », c’est certes inoffensif mais avant tout parfaitement irrationnel. Enfin presque, car ça indique tout de même une volonté, un engagement, qui peuvent s’accompagner d’actions nettement plus logiques.
Quand on me dit « ça ne sert peut être à rien d’envoyer de la soupe sur Van Gogh mais au moins ça défoule », j’ai du mal à ne pas penser aussi aux observations (peut-être un peu datées, je ne connais pas l’état de l’art de la neurologie) d’Henri Laborit sur le stress : selon lui, face à un stress (état causé par un problème persistant), le cerveau peut retrouver sa quiétude, son état de fonctionnement optimal par exemple en résolvant le problème, mais aussi en le fuyant, ou enfin, par l’agression. Taper sur quelqu’un permet autant d’évacuer un stress que résoudre la cause de ce stress !

Mon oncle d’Amérique, par Alain Resnais, illustre les théories d’Henri Laborit. Ici, deux rats qui sont contraints à subir des chocs électriques réguliers sans pouvoir rien y faire ne dépérissent pas car il leur reste une action : s’agresser mutuellement.

On m’a dit que l’important n’était pas que l’action soit symboliquement pertinente, mais qu’elle fasse parler. C’est le fameux « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! » de Léon Zitrone. Sur ce point j’ai une objection forte : ça fait parler, certes, mais parler de quoi ? Du changement climatique ? Je me permets d’en douter. On parle des formes du militantisme, de l’état du tableau agressé, mais pour le reste, personne ne va changer d’opinion au sujet du climat.
On m’a aussi dit que je ne comprenais rien. Et que tous ceux qui trouvent idiot de jeter de la soupe sur un tableau ne comprennent rien.
Une fois n’est pas coutume, je m’autoriserai à me réclamer de ma casquette d’enseignant, non pas en tant que spécialiste de la pédagogie, ce que je ne suis pas (les enseignants du supérieur n’y sont généralement pas formés), mais plutôt en faisant le bilan de mes succès et de mes échecs dans le domaine. Je crois pouvoir affirmer, fort de cette expérience, que quand la personne à qui on explique ne comprend pas ce qu’on lui explique, c’est souvent qu’on explique mal. Et quand c’est toute une assemblée qui ne comprend rien, il est même certain que le problème n’est pas le manque d’intelligence ou d’attention des personnes à qui on s’adresse. Ça peut être que ce qu’on cherche à expliquer réclame un long développement (il faut en savoir des choses pour arriver à comprendre une notion en physique des particule…). Et ça peut être aussi tout simplement qu’on n’est pas intelligible.
On m’a dit que j’étais ignorant : « Vous êtes en train d’étaler aux yeux du public votre méconnaissance de l’action Stop Oil ». Là aussi, c’est en tant qu’enseignant que je rappelle que le remède à l’ignorance existe, que ce n’est ni le mépris, ni l’insulte, ni le surplomb, c’est l’instruction.
Mais au fait, est-ce que le but est bien d’édifier le public ? N’est-ce pas juste de créer du clivage, de tracer la frontière entre le camp du bien et le camp du mal ? Le militantisme écologiste est souvent accompagné du sentiment de vertueuse supériorité de certains de ses tenants : leur cause, c’est leur chose, leur raison de haïr le voisin qui n’agit/pense pas pareil. Mais sur ce sujet précis, c’est complètement absurde, nous sommes tous dans le même navire, nous sommes tous le problème et peut-être tous la solution, ça devrait pas être un concours.

Vincent Van Gogh peignant ses tournesols (enfin une de ses x toiles avec des tournesols), par Paul Gauguin.

Bon, je peux continuer longtemps à égrener mes arguments, ou à dire que la connaissance et la création, l’art et la science, font partie des rares choses qui confèrent sa beauté et sa valeur à notre espèce, et qu’il est dommage de les prendre précisément pour cible. Certains objecteront que l’art est bourgeois, superflu, inutile, non-productif. C’est vrai, et l’art est même par essence anti-naturel : art, artefact, artifice… Je ne crois pas que cette considération fasse partie du kit rhétorique de Just Stop Oil, mais certains l’ont émise malgré tout.

Je finirai avec ce « bingo » assez pénible, qui met sur un même plan tous les arguments (de la blague à l’insulte, du préjugé anti-jeunes aux réflexions construites et informées) qu’ont pu donner les personnes critiques de l’action de Just Stop Oil :

Je trouve ce genre de « bingo » de plus en plus horripilant car il n’est pas très honnête, il place sur un même niveau des opinions qui n’ont aucun lien, et laisse accroire que toute critique ou toute remarque fait partie d’un même ensemble. Ce qui implique aussi qu’aucune critique ne mérite d’être entendue, que toute observation qui n’est ni passionnément favorable (ni au moins démagogiquement indulgente) est par essence malveillante et opposée à la cause défendue. Soit on est d’accord, soit on se tait, quoi. Et puisque la cause est grande, puisqu’elle est immense (le Monde !) alors les moyens employés, les tactiques, la stratégie, l’efficacité, l’effet, sont des questions qu’il est presque indécent d’évoquer.

Je remarque pour ma part qu’on pourrait faire un « bingo » exactement réciproque en compilant les arguments qui célèbrent l’action de Just Stop Oil : « y’avait une vitre alors apprends à te renseigner avant de t’indigner » ; « toi même tu en parles, tu vois que ça marche » ; « tu crois qu’un vieux tableau est plus intéressant que le climat ? » ; etc.
Mais aura-t-on avancé pour autant ?

Lire ailleurs : Contre Van Gogh, deux activistes du climax, par Jean-Marc Adolphe.

Just stop oil painting

Au Musée du Louvre, le 29 mai 2022, travesti en femme âgée sur un fauteuil roulant, un jeune homme s’est subitement levé pour envoyer une tarte à la crème en direction de la Joconde de Léonard de Vinci. Alors qu’il se fait escorter par des agents de sécurité, le jeune homme explique sa motivation : sauver la planète.

« Pensez à la Terre, il y a des gens qui sont en train de détruire la Terre, pensez-y (…) Tous les artistes pensez à la Terre. C’est pour ça que j’ai fait ça. Pensez à la planète. »

L’identité du vandale n’a pas été officiellement révélée, pas plus que les éventuelles suites judiciaires à son action1, mais il s’agirait (on m’a dirigé vers lui, mais j’avoue avoir du mal à le reconnaître) d’un youtubeur de faible notoriété qui, à en croire son profil, « rêve d’être acteur » et « exerce l’humour ». Ses vidéos ne traitent jamais d’écologie, on peut donc supposer qu’il s’agissait avant tout d’accéder à la célébrité en s’en prenant au tableau le plus célèbre du monde et en se réclamant d’une cause plutôt consensuelle2. Je note que le jeune homme n’a pas communiqué ensuite sur ce coup d’éclat, et ça n’est pas étonnant car on ne peut pas dire qu’il soit très marquant : le discours militant est pour le moins évasif (« pensez à la planète », ça sonne un peu comme « parlez-en à votre médecin »), la portée symbolique du geste est pauvre, l’événement est anecdotique (pas de dégâts irréparables, et tant mieux, et puis ce n’est pas la première fois que quelqu’un s’en prend à des tableaux, ni même à ce tableau précis…).
Ici, donc, l’engagement militant semble assez superficiel.

Les militants de Just Stop Oil, la main collée au cadre de la Cène de Léonard de Vinci. Je n’ai vu nulle part de mention du type de colle employé, mais sur cette image issue d’une vidéo, on voit le tube, minuscule, ressemble fort à celui des colles Everbuild au cyanoacrylate, qui collent instantanément, et sont toxiques. J’espère que ces gens savent de qu’ils font !

Il en va tout autrement avec l’épidémie d’actions de militants pour le climat dans des musées britanniques depuis le 29 juin dernier. Leur mode opératoire le plus courant consiste à se coller une main au cadre d’une peinture célèbre : les Pêchers en fleurs de Van Gogh à la Courtauld Gallery, une copie de la Cène de Léonard de Vinci à la Royal Academy, et ainsi de suite : National Gallery, Kelvingrove Art Gallery, Manchester Art Gallery,…
Cette action non-violente et sans danger pour les peintures, due au collectif Just Stop Oil, est destiné à réclamer un arrêt pur et simple des projets d’exploitation pétrolière et gazière. Sur les murs ou sur le sol du musée, ils peignent des slogans à la bombe.

En voyant les photos, j’ai l’impression qu’il ne s’agit pas de bombes de peinture émaillée, comme celles qu’on utilise pour la carrosserie des automobiles ou les tags, mais de bombes de marquage, comme on en utilise dans la construction. Ces peintures s’enlèvent assez facilement, mais leur composition n’en est pas moins polluante. Le liant est composé d’huiles minérales (pétrole, bitume, houille), les solvants sont des mélanges « d’hydrocarbures aliphatiques et d’esters », je ne sais pas ce que c’est mais ça ne semble pas être de l’eau, et le gaz propulseur est un mélange d’Isobutane et de propane. Si l’isobutane est un gaz employé en substitut à divers gaz à effet de serre, le propane, lui, est obtenu lors de la distillation du pétrole brut.
Je dis ça, je dis rien.
Le collectif n’agit pas que dans des musées. Avec une pertinence autrement plus forte, ils ont par exemple perturbé des courses automobiles. Les « sports mécaniques », où des véhicules à essence font des tours de piste pour revenir à leur point de départ me semblent difficilement justifiables dans le contexte actuel.
Au passage, je me demande si le rapport entre la peinture et le slogan « just stop oil » a été réfléchi, car je ne peux m’empêcher de noter ici qu’il s’agit de peintures à l’huile, et le mot « oil » désigne bien entendu le pétrole, bien sûr, mais aussi l’huile, et, comme en Français du reste, peut être utilisé comme synonyme de « peinture à l’huile ».

La Charrette de foin, de John Constable, est un des plus grands classiques de la peinture anglaise. Il y a quelques années, il avait déjà servi à une autre démonstration militante : un membre des Fathers4justice avait collé une photo d’enfant sur la peinture afin de sensibiliser les législateurs aux droits paternels.

À l’exception du choix de la Cène (le dernier repas des apôtres, qui symbolise peut-être ici l’imminence d’une catastrophe ?), les peintures choisies sont toujours des paysages. Et ce choix, quoi qu’on pense du mode d’action, est intéressant. Car le pétrole, l’automobile, a un impact majeur non seulement sur la qualité de l’air, sur le climat, mais aussi sur le paysage3. Sur le paysage visuel comme sur le paysage sonore.
C’est ce qu’ont cherché à démontrer deux jeunes activistes le 4 juillet à la National Gallery. Avant de coller leurs mains au cadre du tableau, ils ont posé sur La Charrette de foin, de John Constable, des lés de papier sur lesquelles était imprimée une reproduction altérée du célèbre tableau. On y voit des usines fumantes, une route bitumée et, dans le ciel, des avions.
On pourrait (et du reste ça a déjà été fait plus d’une fois) s’emparer d’innombrables classiques de la peinture de paysage et les réactualiser de la même manière pour montrer ce que nous ne voyons plus : la laideur du monde bétonné, goudronné, bruyant, encombré de véhicules. Le cerveau humain est plastique, il s’habitue à tout, il se lasse de tout, alors ce qui peut nous aider à voir ce qui ne va pas aujourd’hui, c’est peut-être de comparer, d’avoir sous les yeux à la fois notre présent et notre passé4. Les artistes peuvent tenir le journal du temps, exactement comme l’ont fait les paysagistes qui partaient sur le motif aux siècles passés, ou décrire un idéal de beauté, comme le faisait Claude Gellée dit « Le Lorrain » dans la campagne romaine. Et ils peuvent même spéculer sur l’avenir en nous avertissant de ce vers quoi nous allons.
Tout ça, ce sont des choses pour lesquelles l’art peut aider.

En 1796, alors qu’il était en charge de l’aménagement du nouveau musée, le peintre Hubert Robert a peint plusieurs vues imaginaires de la grande Galerie du Louvre. Certaines de ces vues montrent le Louvre en ruines, comme une paisible évocation de la vanité des ambitions humaines, que le temps rattrapera toujours. Pas de discours particulier sur l’écologie, bien entendu, mais aujourd’hui des artistes, des cinéastes, des romanciers et même des auteurs de jeux vidéo produisent des œuvres autour de ce thème : qu’allons-nous laisser derrière nous ?

Pour justifier leurs actions, les activistes de Just Stop Oil ont un discours un peu ambivalent. Ils disent à la fois que c’est le moyen qu’ils ont trouvé pour attirer l’attention, et on peut admettre que ça fonctionne, mais si c’est l’unique but, alors pourquoi les musées ? Et pourquoi pour cette cause ? Si la seule justification est la publicité, alors n’importe quelle ONG, n’importe quel groupe peut envahir un musée pour défendre une cause, bonne ou mauvaise, d’ailleurs. Ils disent aussi qu’ils veulent parler de la beauté du paysage, et de ce qui la menace : que sera la Provence telle que peinte par Van Gogh quand le pourtour méditerranéen sera un désert ? Pourquoi pas, ici au moins on voit le rapport. Ils disent enfin des choses telles que5 : « On ne veut pas faire ça à cette merveilleuse peinture mais on le fait parce qu’on est terrorisés par le futur » ou encore « Cette peinture fait partie de notre patrimoine mais ce n’est pas plus important que les 3,5 milliards d’hommes, de femmes et d’enfants qui sont déjà en danger en raison de la crise climatique ». Ou enfin « on ne peut pas s’attendre que [les jeunes] respectent la Culture alors que leur avenir est menacé ». Dans ces propos je lis un mélange de revanche (le musée, truc des vieux qui ont pourri le monde) et d’un principe d’équivalence assez tordu qui rappelle les spéculations de cour de récré : « tu préfères manger du caca ou te faire couper un bras ? » ; « tu préfères un tableau ou des humains ? ». Mais jamais nulle part on n’a eu à faire un tel choix !

Dans sa communication, le groupe Just stop oil recourt souvent à une comparaison pour se justifier : en mars 1914, juste avant le début de la guerre, la Suffragette Mary Richardson a massacré, au hachoir, la Vénus au miroir de Diego Velázquez, dans le but de protester contre les conditions de détention d’une de ses camarades de lutte, Emmeline Pankhurst, que l’on forçait à s’alimenter malgré sa grève de la faim. Le tableau, qui venait assez récemment d’entrer dans les collections nationales, était alors extrêmement médiatisé. Le geste, très brutal bien sûr, n’était pas gratuit : tandis que les femmes se voyaient refuser d’être des citoyennes à part entière, la tradition artistique faisait (et persiste à faire, du reste) de leur nudité des objets de contemplation, tout comme la société contrôlait (et contrôle encore) leur corps par la loi, les injonctions sociales ou le regard. Les positions idéologiques, théoriques, philosophiques, sont une chose, mais notre rapport aux images est à mon sens bien souvent animiste : s’en prendre au dessin d’une figure, d’un corps, ça ne peut être anodin. Dans ses textes, Richardson a écrit avoir voulu « détruire l’image de la plus belle femme du monde » (Vénus) afin de protester contre la « destruction du plus beau personnage du monde moderne » (Emmeline Pankurst). Je ne sais pas à quel point Just Stop Oil maîtrise la référence, mais d’une part, toutes les suffragettes n’ont pas soutenu les actions destructrices de ce genre — je ne saurais dire si ce coup d’éclat a joué dans l’accès au droit de vote des britanniques, juste après guerre —, et d’autre part, Mary Richardson s’est fait défavorablement connaître quelques années plus tard pour un autre engagement : fascinée par les chemises brunes, elle est devenue militante (et importante responsable) du parti fasciste britannique (British Union of fascists), qu’elle n’a quitté, après deux ans, qu’en constatant que les positions féministes du mouvement n’était pas aussi sincères qu’elle l’avait espéré. C’est la seule chose qui la gênait.

La section féminine du parti fasciste britannique saluant Oswald Mosley, le fondateur du mouvement. Mary Richardson expliquait avoir été attirée par les chemises brunes du fait de leur colère, de leur sens de l’action, de leur loyauté, autant de valeurs qu’elle avait connues lors de son engagement féministe. Mais c’est en voyant que ses amis fascistes se faisaient attaquer « sans raison » qu’elle en est venue à les admirer, notamment parce qu’ils répondaient à la violence par la violence, et qu’ils frappaient fort.
Notons que Sylvia Pankhurst, la fille d’Emmeline Pankhurst (décédée à l’époque), avait critiqué le ralliement aux chemises brunes de Mary Richardson.

Quoi qu’il en soit, on aura du mal à me convaincre que des démonstrations spectaculaires dans des musées servent vraiment la cause du climat : les militants, habitués à accepter que les fins soient décorrélés des moyens, justifieront l’action ; les amateurs de peinture s’indigneront ; les automobilistes continueront d’utiliser leur automobile, et les sociétés pétrolières, de leur fournir du carburant. A-t-on jamais convaincu quelqu’un de l’intérêt d’une cause en lui marchant sur le pied ? Puisque les problèmes environnementaux concernent tout le monde, on peut difficilement faire l’économie de convaincre tout le monde de leur urgence. Et de convaincre en s’adressant au cerveau plutôt qu’avec des gesticulations hasardeuses.

  1. J’ai lu quelque part qu’il avait 36 ans et avait été admis en psychiatrie juste après son geste, mais sans détails, et il semble que le Louvre ne veuille pas communiquer sur la question. []
  2. L’écologie est une cause consensuelle, car si, certes, peu de gens sont pressés de sacrifier leur confort pour le bien de la planète, peu de gens se présentent clairement comme des adversaires de l’écologie. []
  3. Le paysage n’est pas la nature, c’est le point de vue d’un observateur sur la nature, et la manière dont la nature est aménagée pour ce point de vue. C’est le point de rencontre entre le naturel et l’artificiel, entre nous et ce qui nous environne,… []
  4. Détail amusant : Constable n’avait pas réussi à vendre sa Charrette de foin la première fois qu’il l’a présentée. Peut-être qu’en 1821, ce qui nous semble pittoresque aujourd’hui était trop banal pour intéresser le public. []
  5. Traduction & synthèse par bibi. []

Chouiner l’anticapitalisme

Je viens de lire Pleurnicher le vivant, un texte enlevé de Frédéric Lordon, dans le Monde Diplomatique, où l’auteur s’en prend, à coup de punchlines défoulatoires, à une série de douze articles que Le Monde a consacré à des « penseurs du vivant », qui si je comprends le résumé qu’en fait Lordon (je ne peux pas lire les articles qu’il fustige), désigne des gens plus ou moins soumis à l’influence de Bruno Latour et qui prêtent un point de vue aux arbres, aux Icebergs ou aux oiseaux, dans le but abominable de ne jamais dire que le Capitalisme était la cause de tous les malheurs1. Ainsi, les philosophes, les artistes, les écrivains, les zoologues ou les océanologues qui s’intéressent à la biodiversité, aux interactions du vivant et à l’harmonie de la nature, ne seraient que les benêts représentants d’une lucrative tendance éditoriale, les meilleurs alliés d’une dépolitisation de l’écologie, les tenants d’une radicalité feinte qui fait le jeu d’un greenwashing philosophique, artistique et littéraire parfaitement compatible avec l’ultra-libéralisme, lequel est justement la cause de tous les malheurs des lichens, des ours et des manchots-empereurs. Même s’il concède au passage que « être ornithologue et prendre fait et cause pour les oiseaux depuis sa position disciplinaire d’ornithologue est une chose très belle en soi, et surtout très incontestable », l’auteur cache mal son agacement, et va jusqu’à comparer des travaux scientifiques à un article du site parodique Le Gorafi qui prête la parole aux cafards. Peut-être m’abusè-je, mais cette lecture me donne la sensation diffuse que Frédéric Lordon reproche l’échec de Nuit debout à la trop grande importance qu’on y a donné aux thèmes écologistes (bienveillance, résilience,…), au détriment des oppositions politiques classiques du XIXe siècle, apparemment indémodables. Au passage, je reprocherais à l’auteur du texte de traiter par dessous la jambe une multitude d’auteurs sans doute bien différents les uns des autres, qui n’ont pour la plupart pas l’honneur d’être nommés2 et qui ne semblent former un ensemble qu’en tant qu’ils sont par lui honnis.

Danse des Otahïtiennes en présence du roi, détail du papier peint Les Sauvages de la mer du Pacifique, par Jean-Gabriel Charvet (1804), œuvre emblématique de son temps, qui célèbre de manière littérale et naïve l’«État de nature» cher à Rousseau ( « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais » ), en même temps que la prédation du Pacifique par les explorateurs européens.

Passé une certaine irritation face à cette forme whataboutisme3, face à cette critique plutôt banale de la radicalité inoffensive (on est toujours le révolutionnaire de salon de quelqu’un d’autre !), et en mettant de côté quelques rapprochements assez incongrus (Elon Musk, Jeff Bezos, le blockchain et le solutionnisme technologique), on peut tenter de prendre au sérieux le texte et se poser cette question : est-ce qu’une sympathie avec le vivant, une empathie avec les animaux, est une manière de vider les grandes questions de leur charge politique4, et au fond, de préférer la nature aux sociétés humaines ?
Je venais à peine de lire la charge de Lordon quand je suis tombé sur une information : dans tous les pays développés, mais aussi en Chine, les jeunes ont de plus en plus tendance à préférer l’idée d’adopter un animal à celui de fonder une famille et de faire des enfants. Ça ne dérange pas le capitalisme, et la banque Goldman Sachs conseille à ses clients d’investir massivement dans le marché des animaux de compagnie. Voilà qui en dit sans doute long sur la manière dont ceux qui habiteront l’avenir l’envisagent en ce moment.
J’ai pensé aussi au roman Do Androids Dream of Electric Sheep?, par Philip K. Dick, où les question de l’empathie, des animaux et de la place de la nature, dans un monde ultra-urbain, écologiquement ravagé, ultra-capitaliste et totalement dépolitisé sont centrales5.
J’ai même pensé à Brigitte Bardot, qui semble n’être plus animée que par le célèbre adage « mieux je connais les hommes, plus j’aime les bêtes ».

Image
Bambi est de retour, et il n’est pas content !
(La bête du Gévaudan. Estampe allemande de 1764)

Il y a peut-être une question intéressante, derrière le texte de Frédéric Lordon, donc. Peut-être une opposition qui a un sens. Après tout il existe plusieurs écologies politiques parfois opposées : celle qui est motivée par la connaissance des données scientifiques, contre celle qui est motivée par une détestation de la science. Celle qui se complaît dans une forme de spleen collapsologique apocalyptique6. Celle qui croit que le salut viendra de l’ingéniosité technique et de la maîtrise scientifique. Celle qui est motivée par l’envie d’un futur meilleur, et celle qui croit que les réponses se trouvent dans une Arcadie perdue. Celle qui croit aux petits gestes et celle qui ne croit qu’au pouvoir des grands mots. Celle qui croit que le monde doit être aménagé pour nous et celle qui dit que c’est à nous de nous adapter au monde. Celle qui croit que l’Humain et le monde sont dans une Histoire et peuvent co-évoluer, face à celle pour qui l’Humain ne peut vivre en harmonie avec la nature qu’au sein de structures sociales (et notamment sexuelles) traditionalistes et rigides7. Ou encore celle pour qui nous sommes un intrus malfaisant, un bug dans le système du vivant qui, en notre absence, serait parfait8.
Et peut-être que chacun de nous est empreint non d’une seule de ces approches, de ces humeurs, mais de plusieurs à la fois, dans des proportions variables et à des niveaux différents : émotif, affectif, cognitif, cartésien…

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Il y a deux ans (et deux jours !), je me rendais au Havre pour rencontrer mes étudiants. À Rouen, le train est passé sous un nuage vraiment anormal, ne serait-ce que par son format : sans doute des kilomètres de long. Je l’ai aussitôt pris en photo. Les gens qui sont montés dans la voiture toussaient, l’odeur était âcre.

Je pourrais conclure en distribuant des bons points, en disant ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, pour que ceux qui sont d’accord avec moi se disent que j’ai bien raison, et que les autres se disent que je suis un âne. Mais je préfère que nous nous posions, chacun à nous-mêmes, des questions, même si c’est bien sûr moins rassurant et confortable que d’avoir des certitudes et des réponses.

Je suis malgré tout certain d’une chose : l’état de notre planète n’est pas un petit sujet et, si nous étions un tant soit peu rationnels, ou un rien plus courageux, ce serait le plus grand sujet de l’élection qui se prépare. Sinon on peut parler de Zemmour.

  1. Personnellement, je comprends bien qu’on reproche le désastre écologique au capitalisme, qui repose sur la prédation, la conquête, le productivisme, tout cela dans une forme de fuite en avant, mais il me semble que les mêmes errements aient pu être observés dans des discours ou des réalités politiques qui se disaient anti-capitalistes… []
  2. Vinciane Despret, à qui il était difficile de ne pas penser, est absente du texte, mais pas le titre de son livre Habiter en oiseau. []
  3. Whataboutisme : on reproche à celui qui parle d’une chose de ne pas parler d’une autre dont on a décidé qu’elle était le vrai sujet… []
  4. La politique, c’est la vie de la cité, comme chacun sait. []
  5. Ces thèmes existent en sourdine dans le film Blade Runner, par Ridley Scott, mais me semblent plus présents (il faut que je le revoie) dans le récent Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve. Au passage, pour rester dans la dialectique marxiste, les « réplicants », qui sont pourchassés par le personnage principal, sont de beaux prototypes de prolétaires. []
  6. le monologue du professer Falken dans WarGames,… []
  7. Ravage de Barjavel, Lanza del Vasto, l’Anthroposophie,… []
  8. Avatar, Princesse Mononoke,… []

Quand t’as pas les pouces verts (bis)

Donc, Nathalie et moi-même n’avons pu voter au premier tour des primaires de l’écologie : privés d’élection pour cause de non possession de téléphone mobile.
Mais notre fille Florence, elle, dispose d’un numéro de téléphone et souhaitait participer à la primaire. Elle s’est donc inscrite pour le faire, payant les deux euros réglementaires. Et puis un beau jour, un peu avant l’ouverture du vote, elle a reçu le message qui suit :

De : election@acces-neovote.com <election@acces-neovote.com> de la part de Primaire écologiste <election@acces-neovote.com>
Envoyé : jeudi 16 septembre 2021 08:33
À : Florence Lafargue <***@***.fr>
Objet : Primaire des écologistes

Bonjour,

Nous avons le regret de vous informer que, suite à des contrôles de sécurité opérés par notre prestataire, et ce conformément aux Conditions Générales d’Utilisation (CGU), votre inscription à la Primaire des écologistes et votre droit de vote pour ce scrutin ont été suspendus. Comme indiqué dans nos CGU, aucun remboursement ne sera effectué.

En vous remerciant de votre intérêt pour la Primaire de l’écologie,

L’équipe de la Primaire des écologistes 

Elle n’a pas été seule dans son cas, ce sont en fait 1464 personnes qui ont été privées de droit de vote et pour qui aucun-remboursement-ne-sera-effectué-en-vous-remerciant-salut, au motif que leur identité était suspecte. Une raison du soupçon est la similitude de la partie conservée des numéros de carte bancaire : il suffit qu’une personne ait un certain nombre de chiffres en commun pour que le système considère que la carte employée est la même.

Au même moment, sur Twitter, un troll se vantait d’avoir voté six fois… Pour la candidate qu’il juge « bête » et « folle » et qui lui semble la plus à même de faire échouer son parti lors de l’élection nationale qui arrive.

Les captures d’écran prouvent juste que leur auteur a pu atteindre la page de vote, et donc voter au moins une fois, mais j’imagine que la multiplication frauduleuse des votes reste, quant à elle, à prouver. Espérons qu’il ne s’agit que de vantardise.

Bon, bref, avec trois souhaits de participation contrariés, notre famille est un peu spécialiste des problèmes de vote en ligne. J’en tire trois conclusions :

  • tout d’abord, que même le parti qu’on aurait cru le plus à même de faire une critique du téléphone mobile l’impose comme instrument de citoyenneté et preuve d’identité.
  • ensuite, un constat que la démocratie en ligne n’est pas très au point. Il existe pourtant des solutions — comme celle de stocker l’identité exacte des électeurs, connue par un prestataire de confiance tiers.
  • et pour finir, l’intuition personnelle que les candidats, malgré une convergence sur le programme, se défient les uns des autres et restent, malgré leurs belles paroles contre le présidentialisme monarchique à la française, embarqués dans une guerre d’égos. Je ne vois en effet que le manque de confiance et de fair-play qui explique un fonctionnement si rigide et capable de causer tant de faux positifs. Le prestataire Néovote insiste en tout cas sur le fait que la situation est consécutive à des choix explicites de la part des écologistes.

Tout ça ne me donne pas très envie d’être attentif à la suite de la campagne des écologistes, je dois dire, alors même que les questions traitées n’ont jamais été si urgentes. Ce n’est bien sûr que le tout premier épisode déplaisant d’une campagne qui, toutes tendances politiques confondues, s’annonce particulièrement pénible.

Mise-à-jour du 28/9/2021 Sur Facebook, une amie s’étonnait d’avoir été elle aussi considérée comme possible troll-de-bourrage-d’urnes. Elle ajoute : « l’écologie ce n’est pas que trier ses déchets et réduire les émissions de gaz à effet de serre, pour moi c’est une forme d’attention aux choses et aux êtres qui se situe aussi au niveau des rapports sociaux. je suis atterrée du peu d’intelligence relationnelle dont ils ont fait preuve ».

Nous vivons une Apocalypse

Depuis quelques semaines je me retiens régulièrement d’écrire sur la crise que nous vivons : l’avant, le pendant, l’après, il y a plein de choses à en dire, et plein de gens en parlent. Les tribunes, les analyses, les points de vue d’historiens, les journaux de confinés, les interviews : nous croulons sous les lectures sur le sujet, et même lorsque les auteurs sont intéressants, même lorsque les propos sont fertiles, même et peut-être surtout lorsque je sais que je vais être d’accord, je décroche de ma lecture dès les premières lignes, car tout ça m’ennuie profondément. Et je me dis que si tout m’ennuie, tout ce que je pourrais écrire à mon tour risque fort d’ennuyer mes lecteurs.
Mais bon, je vais écrire quand même, en me rappelant que le premier lecteur de mes blogs, c’est moi-même. Je m’explique : mes articles servent en grande partie à structurer et à mettre au clair mes idées, à me documenter et, des années plus tard, ils me servent à faire l’archéologie de mes états d’âme et de mes opinions, ils me servent à constater le passage du temps. Pour une fois, et afin de régler le paradoxe qu’il y a à produire un contenu dont on ne voudrait pas pour soi-même, je vais publier ce billet en catimini, sans l’annoncer sur aucun réseau social, sans en attendre d’indulgents likes ni d’amorces de discussion. Ne le lisez pas. Ouste, dehors !

Bible de Cologne (1479), les quatre cavaliers de l’Apocalypse. « Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre. »

Qu’est-ce qu’une Apocalypse ?

Le mot Apocalypse est souvent employé comme synonyme de désastre, et je l’utilise facilement moi-même dans ce sens, ou dans sa forme adjectivale : apocalyptique (« il s’est mis à grêler d’un coup, c’était apocalyptique ! »). Le sens premier du mot grec ἀποκάλυψις ne contient pourtant pas l’idée de désastre, il signifie « dévoilement », ou « mise à nu », ou bien encore « révélation », mot qui lui aussi tire son étymologie (latine, cette fois), de la même idée, puisqu’il est composé de re, le mouvement en arrière, et velum, le voile : Apocalypse et Révélation ont l’un comme l’autre le sens de « soulever le voile ».
La célèbre Apocalypse de Jean, aussi nommée Livre des Révélations, fait bien la description visionnaire d’événements cataclysmiques, et c’est ce que l’on en a retenu, mais elle s’inscrit avant tout dans une tradition littéraire, celle des Apocalypses, car il en existe plusieurs : Apocalypse de Paul, Apocalypse de Pierre, Apocalypse d’Adam, Apocalypse d’Esdras, Livre d’Hénoch,… Ces textes, qui fourmillent de visions, entendent expliquer le monde présent et l’avenir à l’aide d’images fortes et de symboles souvent brumeux : animaux, processions, figures mystérieuses (la Grande Prostituée, l’Antéchrist,…), nombres, etc. De tous ces textes, le plus populaire est donc l’Apocalypse de Jean, attribuée à Jean de Patmos et composée vers la fin du premier siècle de notre ère. Les religieux ont longtemps débattu pour savoir si ce texte devait être inclus au canon biblique, d’autant qu’il s’en prend frontalement à l’Empire romain — pourtant devenu l’épicentre de la chrétienté entre temps —, et attaque en préambule « ceux qui se disent juifs mais ne le sont pas », qualifiés de « synagogue de Satan » alors même que l’apôtre Paul de Tarse, un des plus importants fondateurs de ce qui est devenu le Christianisme, faisait de l’œil aux gentils, c’est à dire aux non-juifs suiveurs du Christ1.
L’Apocalypse de Jean nous révèle ce qu’est le monde, ce qu’il a été, mais aussi, selon beaucoup de ses interprètes en tout cas, ce qu’est l’avenir : les empires qui disparaîtront, les tensions, les guerres, les conflits, les désastres qui surviendront, et enfin, les modalités du règne final du Christ et de Dieu ainsi que le destin des morts et des vivants dans ce grand plan. D’innombrables théologiens professionnels ou amateurs ont cherché à identifier l’Antéchrist (le pape ? Napoléon ?), la nouvelle Jérusalem, la bête à dix cornes et sept têtes, la Grande prostituée de Babylone, les sept sceaux, les quatre cavaliers, les vingt-quatre anciens, etc.
Le succès populaire de l’Apocalypse de Jean et des thèmes eschatologiques2 en général s’explique sans doute grandement par la subversive promesse d’inversion sociale qui y est faite. En effet, être roi, être riche, disposer d’un pouvoir temporel quelconque ne saurait empêcher d’être rétribué selon ses actes lorsque la fin des temps adviendra.

La moisson des âmes, fresque de l’église Saint Michel de Montaner (Pyrénées-atlantiques). On voit que le fait d’être roi ou religieux ne protège personne et on a même l’impression que le peintre a pris un malin plaisir à le représenter.

Les fondateurs du protestantisme, tels que Luther, Calvin ou Zwingli, n’ont pas prêté une grande attention à ce texte qui ferme pourtant le canon biblique3. Mais son succès n’en est pas moins énorme au sein des communautés évangéliques, la version populaire et vivace du protestantisme actuel, alors que les Catholiques l’ont largement oublié — je demande souvent aux gens qui ont fait le catéchisme s’ils ont le moindre souvenir d’y avoir entendu évoquer l’Apocalypse, et la réponse est invariablement négative4.

Nous vivons une Apocalypse

Si j’écris que le moment que nous vivons est une Apocalypse, c’est tout d’abord parce que la pandémie de Coronavirus révèle des choses, elle lève le voile sur des vérités que nous découvrons ou que feignons de découvrir alors qu’elles ont toujours été sous nos yeux. Nous découvrons subitement l’importance des « gens de peu » : sans caissières, sans caristes, sans infirmières, sans éboueurs, sans transporteurs, sans paysans, plus rien ne fonctionne. Inversement, le fait que les « super-riches » aient collectivement perdu des centaines de milliards de dollars (virtuels, c’est juste la valeur des actions qui a baissé) en quelques semaines ne changera pas nos vies — du moins pas tant qu’ils n’auront pas réussi à obtenir compensation en faisant voter des lois qui leur permettront d’éponger leurs pertes d’une manière ou d’une autre, par exemple en leur épargnent l’impôt ou en privatisant des services publics. On a passé des décennies à dire aux travailleurs qu’ils étaient inutiles, qu’on les embauchait par charité, qu’aujourd’hui tout était finance, astuce, usines chinoises et Intelligence artificielle, mais il suffit d’un rhume mondial pour prouver tout le contraire. Année après année on a prolétarisé5 les médecins généralistes, on a dit aux chercheurs qu’ils devaient rapporter de l’argent ou bien qu’ils ne servaient à rien, mais là aussi, c’est sur ces gens que nous comptons pour nous tirer d’affaire.
Une autre révélation, qui est liée à la précédente, est que ces « gens de peu » qui font fonctionner le pays, qui nous soignent, nous nourrissent, sont nos soldats (et sur ce point seul, la métaphore guerrière tient !), et ils sont même nos appelés, car beaucoup sont mobilisés sans être volontaires, sans avoir le choix. Ils s’exposent à des risques sanitaires, ils font face aux problèmes liés au confinement, comme l’absence de lieu ou envoyer leurs enfants ou la raréfaction des transports, et ils le font afin que les malades soient soignés et afin que la vie des confinés continue. Nous les remercions chaque soir à vingt heures en frappant sur des casseroles, mais que va-t-il se passer après le confinement ? Est-ce que ce n’est pas l’égoïsme des uns et la servitude des autres qui apparaît ?
On voit aussi apparaître les différences entre ceux qui ont un jardin et ceux qui ne vivent que dans quelques mètres carrés, ceux qui ont des loisirs domestiques comme la lecture et les autres, ceux dont le foyer est plus une source d’angoisse qu’autre chose. Et nous découvrirons peu à peu la vie des sans domicile, des sans papiers, des étudiants confinés exilés loin de leur pays, et de toutes les personnes qui auront du mal à obtenir des aides et vivront la parenthèse du confinement dans une misère extrême.

Le troisième cavalier de l’Apocalypse : famine (manuscrit du XIIIe siècle)

Une autre révélation causée par l’épidémie est celle de la fragilité de nos économies, qu’il semble possible de mettre à bas en quelques semaines de ralentissement d’activité, qui transforme même le flux tendu de la production en surproduction : le pétrole ou le lait s’entassent de manière problématique et sans clientèle, alors que, ai-je lu, les semences dont dépendent les agriculteurs pour produire tardent à être disponibles, laissant craindre des pénuries alimentaires pour l’année à venir.
Outre l’économie, l’infrastructure de la France semble fragile, après des décennies
de désindustrialisation de « rationalisation » des services publics tels que l’hôpital.
L’épidémie est aussi l’occasion de révéler la fragilité de notre confiance en l’État comme la confiance qu’ l’État envers les citoyens — deux méfiances qui s’entretiennent par le défaussement6, par le reproche, par le mensonge, par le soupçon ou par la rumeur, les uns entraînant mécaniquement les autres. C’est aussi la révélation du faible niveau de solidarité qui lie les Français entre eux, et, une fois encore, de la méfiance qui nous sépare les uns des autres, de notre capacité à juger voire à dénoncer le voisin que l’on jalouse. Il faut dire que nous n’avons plus d’occasion de fraterniser beaucoup. Les lieux de la convivialité et de la communion (bistros, restaurants, festivals, stades, lieux de culte) sont fermés depuis un mois, accompagner des moribonds dans leurs derniers instants ou conduire les morts au cimetière est à peu près interdit, une simple promenade ne peut se faire qu’en rond, sur un kilomètre et pendant une heure, en ayant rempli et signé un formulaire ad hoc, en bravant la peur très concrète de rencontrer un policier zélé qui y verra une irrégularité et y trouvera l’occasion de distribuer une contravention.
C’est aussi la révélation bien plus préoccupante de la fragilité de notre capacité à la coopération internationale : des pays économiquement liés se mentent, se menacent, se volent7, ou s’utilisent comme argument rhétorique souvent fallacieux et parfois insultant ou insensible : « notre situation est terrible mais nous nous en tirons mieux que le voisin » ; « les Français doivent accepter telle mesure, puisqu’elle fonctionne ailleurs ».

John Martin, la cité céleste et le fleuve d’eau de la vie (1841)

Enfin, les mesures liées à l’épidémie, à savoir le confinement et la baisse mondiale du nombre de trajets aériens, terrestres ou maritimes, révèlent en creux l’exorbitante place que nous prenons sur Terre : les oiseaux chantent à nouveau, les dauphins, les requins ou les baleines se montrent le long des côtes, des canards se promènent sur les boulevards parisiens, les animaux sauvages reprennent quelque peu leurs droits, les pandas du zoo de Hong Kong, enfin tranquilles, s’accouplent après quinze ans d’abstinence sexuelle, et c’est jusqu’à la croûte terrestre qui semble connaître une activité sismique plus faible que jamais.

Les nombres, les symboles, les personnages, l’interprétation

Je peux continuer l’analogie entre le moment que nous vivons et une Apocalypse en évoquant l’accumulation de nombres qui nous sont donnés chaque jour, ou entre les « grands personnages » qui émergent à la faveur des événements : le docteur Didier Raoult, bien sûr, mais aussi ceux que l’on présente comme ses ennemis jurés, les assemblées de chercheurs parisiens, l’industrie pharmaceutique, les ministres, etc.

Matthias Gerung, L’Adoration de la bête à dix cornes et sept têtes (~1530)

Reste une ultime raison de parler de la pandémie comme une Apocalypse, c’est celle de l’exégèse et de prédictions : chacun affirme que rien ne sera plus comme avant, et chacun interprète les faits et prophétise l’avenir sous son prisme personnel : économie, écologie, géopolitique, sociologie, rapport à l’État ou au service public, aux autorités policières, anthropologie, philosophie.
Beaucoup espèrent que l’issue de ce que nous vivons mènera le monde entier à tirer de conclusions favorables à ses vues et à ses vœux. Aurons-nous découvert que la décroissance est possible ? Que nous ne sommes pas prêts à affronter de catastrophes ? Qu’une réorganisation de l’école, du travail ou du territoire sont possibles ? Que nous avons besoin de solidarité ou au contraire que nous devons nous défier les uns des autres ?
Certains, enfin, espèrent un jugement : ceux qui se sont trompés, ceux qui ont pris de mauvaises décisions, ceux qui ont menti, tous ceux-là seront punis, qu’ils soient rois ou grands scientifiques. Encore une préoccupation typiquement apocalyptique.

Pour ma part, même si, je le jure, je ne suis ni catastrophiste, ni pessimiste, j’ai un petit démon collapsologue sur l’épaule qui me souffle : « ce n’est qu’une répétition ».

  1. Épître aux romains, chapitre 9 : « ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés comme descendance ». []
  2. Eschatologique : ce qui se rapporte à la Fin des Temps. []
  3. Il n’y a pas de canon biblique officiel chez les Protestants, mais les Bibles les plus répandues dans le monde protestant (Louis Segond, Bible de Jérusalem) se ferment sur l’Apocalypse. []
  4. Il est à noter que le thème de la Fin des Temps est extrêmement vivace dans la culture islamique, mais avec une différence de taille : personne n’est censé chercher à en prédire la date (et ni le Coran ni les Hadiths ne fournissent d’indices dans ce sens). C’est donc un événement qui arrivera lorsqu’il arrivera et qui ne peut être revendiqué, appelé, voulu, prédit… []
  5. Autrefois notable, le médecin, malgré de longues études et tout en conservant des revenus corrects, est aujourd’hui soumis à des normes, des procédures, des règlements ou un rythme de travail qui en font un triste agent administratif de la santé, qui risque les procès avec la sécurité sociale comme avec les patients… []
  6. ça existe ? []
  7. Je pense aux diverses affaires de lots de masques détournés de leur destination par la France, la Tchéquie ou les États-Unis. []

Luc fait rire

Comme disent les médecins, pour rester en bonne santé, il faut s’énerver une fois par jour (c’est pas ça ?). Aujourd’hui ça tombe sur Luc Ferry, philosophe et ancien ministre.
J’admets que mon titre est un peu nul, mais bon, ce sont les vacances..

Les philosophes médiatiques savent prendre un ton raisonnable pour émettre des opinions qui ne sont pas toujours si raisonnables ou qui relèvent de la philosophie de comptoir, et pas toujours de la bonne philosophie de comptoir. Cette année, par exemple, Luc Ferry appelait les policiers à utiliser leurs armes contre les Gilets Jaunes et se demandait pourquoi le gouvernement ne déployait pas l’armée pour faire cesser ce mouvement, que par ailleurs il affirme soutenir, allez comprendre.
Et il y a quelques jours, Le Point a publié une interview de Luc Ferry où ce dernier reprend un de ses thèmes redondants : les écolos sont des fachos. L’interview contient plusieurs longues citations, j’en déduis qu’elle a été réalisée par écrit ou corrigée avant publication, et donc, que l’interviewé maîtrise ses propos et peut en être totalement jugé comptable.

Luc Ferry est une victime célèbre de l’autonomie des universités : ayant un budget serré à boucler, l’université Paris-Diderot avait fini par lui réclamer d’assurer les cours pour lesquels il était payé, ou au moins de rembourser les 4500 euros mensuels de son salaire. N’étant intéressé par aucune des deux solutions, il avait alors pris sa retraite.
(photo : Luc Ferry au Forum CB Richard Ellis – cliché CBRE France/Wikimedia Commons)

Le Point interviewe Luc Ferry pour lui demander s’il existe des liens entre écologie et fascisme. Sachant que le philosophe a écrit au siècle dernier un livre dont c’était la thèse centrale1, je doute que l’intervieweur s’attendait à une réponse mesurée. Un des prétextes de l’interview est que Patrick Crusius, auteur du meurtre de 22 personnes dans un supermarché d’El Paso, avait intitulé le texte dans lequel il justifiait le massacre Une vérité qui dérange, « comme le documentaire d’Al Gore », précise Le Point, qui n’a pas vraiment le sens de la nuance, car le titre du documentaire d’Al Gore est An inconvenient truth, tandis que le texte de Patrick Crusius est The Inconvinient truth. « La » vérité qui dérange et non « Une » vérité qui dérange. On ne peut pas écarter l’idée que l’auteur de la tuerie ait voulu faire une référence au titre de l’œuvre d’Al Gore mais si oui, c’est sans grand souci d’exactitude et sans semer d’indices allant dans ce sens. Si son texte mentionne quelques thèmes liés à l’environnement, il ne parle pas du tout de réchauffement climatique (le sujet d’Al Gore). Quant à la « vérité qui dérange » sur laquelle il essaie d’attirer l’attention, ce n’est pas le dérèglement du climat, c’est en fait la théorie d’un complot organisé notamment par les Démocrates (le parti d’Al Gore) pour favoriser l’invasion du Texas par des mexicains. Eh oui, car malgré son nom, la ville d’El Paso ne se trouve pas (enfin plus) au Mexique, mais bien aux États-Unis.
Du reste, si Crusius réagit aux menaces écologistes, c’est en affirmant que la solution n’est pas de changer de mode de vie, mais de se débarrasser d’un maximum de non-étasuniens pour que le mode de vie des étasuniens reste soutenable :

I just want to say that I love the people of this country, but god damn most of y’all are just too stubborn to change your lifestyle. So the next logical step is to decrease the number of people in America using resources. If we can get rid of enough people, then our way of life can become more sustainable.

Patrick Crusius, The Inconvenient Truth

L’un dans l’autre, il est un peu spécieux, voire assez malhonnête de faire un rapprochement entre ce texte raciste et les préoccupations écologistes d’Al Gore. Si on devait rapprocher ce qui motive le tueur de la pensée d’une autre figure politique des États-Unis, on penserait plus aisément au « The American way of life is not up for negotiations. Period » que George Bush père répondait aux écologistes du sommet de Rio en 1992.

« Marchez au lieu de rouler », sticker. Piqué sur le compte Instagram ActionMinimum. Aussi présent sur Twitter.

Revenons à Luc Ferry.
En introduction de l’interview, il prend la précaution de dire qu’il est tout à fait légitime de se soucier des problèmes environnementaux tant qu’il n’est pas question de s’en prendre au système capitaliste. L’obsession de la destruction du système capitaliste, dit-il, est le point commun entre l’extrême-droite et le gauchisme2.
La suite du texte est un brouet assez indigeste. Ferry rappelle par exemple que les premières lois votées par les Nazis concernaient la défense des animaux et de la beauté de la nature, préoccupation qui selon lui est directement tributaire de la contestation de la Révolution française et du rejet des Lumières par les Romantiques. Je ne suis pas historien des idées mais je trouve toujours étrange de présenter deux périodes successives comme adversaires. Ne peut-on voir des germes du Romantisme chez Jean-Jacques Rousseau — qui, sans contresens anachronique qui en ferait un précurseur de l’écologie politique, est bien le philosophe de la Nature —, ou chez Immanuel Kant, qui a théorisé la question du Sublime et la distinction entre beauté et utilité, notions centrales du Romantisme ?
Et il faudrait oublier que le Romantisme peut certes être vu comme une réponse aux limites du rationalisme, mais au moins autant comme une réaction à la Révolution industrielle qui commençait, ou aux guerres massives qui ont épuisé les peuples à l’entrée dans le XIXe siècle. Mais admettons, je me sens trop ignorant pour en débattre sérieusement.
En revanche, pour parler concrètement, si le régime nazi n’était resté dans l’Histoire que pour son attachement à la préservation de la Nature, si l’on n’avait que ce crime à lui reprocher, ça se saurait. Et si tout gouvernement d’extrême-droite (Jair Bolsonaro, en ce moment, par exemple) était fondamentalement écologiste, ça se saurait aussi.

« Décroissance ». Sticker. Piqué sur le compte Instagam ActionMinimum.

Le Point demande ensuite à Luc Ferry ce qu’il pense de l’objection des écologistes qui
considèrent que la récupération des thèmes environnementalistes par l’extrême-droite n’est qu’une forme de green-washing. Je ne me souviens pas avoir entendu souvent cette objection, personnellement. Les gens qui connaissent un peu l’histoire de l’écologie politique savent que celle-ci a plusieurs sources, dont une part est indissociable de valeurs réactionnaires : Ravage de Barjavel (qui place le retour à l’arrière-pays niçois comme alternative à la corruption de la ville, dans une ambiance bien pétainiste) ; l’Anthroposophie ; le très catholique et sexiste Lanza del Vasto ; Brigitte Bardot ; Pierre Rabhi… Mais il existe aussi une écologie politique plutôt humaniste, tiers-mondiste, féministe, progressiste, anarchiste : Thoreau, Reclus, Anders, Arendt, Illich… Et c’est justement celle que Ferry qualifie de « gauchiste ».
Je ne résiste pas à la tentation de citer l’intégralité de la réponse, en mettant en gras les parties qui selon moi mériteraient d’être soutenues par des rires enregistrés tant elles me semblent outrancières ou ridicules :

Il y a pourtant bien un point commun entre le brun et le rouge, à savoir l’anticapitalisme radical, la défense de la nature contre l’Occident libéral, un thème que l’on voit transparaître aussi bien dans un film à succès comme Danse avec les loups que dans la littérature néoromantique ou néomarxiste. Gauchos comme fachos veulent que nous renoncions à nos voitures et à nos avions, à nos climatiseurs et à nos ordinateurs, à nos smartphones, nos usines ou nos hôpitaux hi-tech, voire à nos enfants pour sauver la planète. Cet écologisme mortifère, punitif, à vocation totalitaire, n’est en réalité que le substitut des diverses variantes d’un marxisme-léninisme défunt associé pour l’occasion à quelques relents de religion réactionnaire. Après la chute du communisme, la haine du libéralisme devait absolument trouver une autre voie. Quand les maos ont été obligés de reconnaître que leur idéal sublime avait quand même entraîné la mort de soixante millions d’innocents dans des conditions atroces, il leur a fallu inventer autre chose pour continuer le combat contre la liberté. Miracle ! L’écologisme fit rapidement figure de candidat idéal. Nourri de constats plus ou moins scientifiques, il prit la place du Petit Livre rouge. Du rouge au vert, il n’y avait qu’un pas, bien vite franchi par ceux qui voulaient à tout prix réinventer des mesures coercitives pour continuer la lutte finale contre nos démocraties. De là le fait qu’on les appela des « pastèques » : verts à l’extérieur, rouge à l’intérieur.

Danse avec les loups (Kevin Costner, 1990).
Héros lors de la guerre de Sécession, John Dunbar vit planqué dans une cabane. Ses seuls amis sont un loup, un cheval et des sioux avec qui il échafaude un plan diabolique : détruire le monde occidental et la démocratie en empêchant Luc Ferry d’utiliser sa voiture.

La thèse de Luc Ferry est donc celle-ci : puisque le Communisme n’a pas fonctionné, il fallait trouver autre chose pour maltraiter les gens et les priver de leurs libertés. Le tri sélectif, la taxe carbone, les pistes cyclables, les ados qui deviennent subitement végétariens et les épiceries bio ! Il ne semble pas imaginable, pour Luc Ferry, que ce soit le souci de la pérennité de la planète qui préoccupe les écologistes, ce serait trop simple.
Il ne paraît pas avoir remarqué le fait que les communistes un peu radicaux (Trotskistes, Maoïstes) considèrent souvent encore, malgré l’urgence, que les questions environnementales (tout comme le féminisme, du reste) ne servent qu’à détourner les prolétaires du seul combat qui vaille : celui des travailleurs contre la bourgeoisie.

Revenons à la question de la surpopulation.
S’il est indiscutable que l’angoisse de la surpopulation est fondamentale dans l’histoire de l’écologie politique, et si elle est aussi au cœur des fantasmes des tenants de la théorie du « Grand Remplacement », c’est avant tout parce que la population mondiale augmente effectivement comme jamais dans l’histoire3, tandis que la Terre ne s’agrandit pas et que ses mers, ses sols, ses sous-sols s’épuisent. La Révolution verte et les progrès de la médecine l’ont permis, et humainement, on aura du mal à se plaindre de l’augmentation de l’espérance de vie et de la quasi disparition des famines aux causes non-politiques, mais c’est un fait, notre nombre augmente et nous en sommes tous suffisamment conscients pour nous demander s’il y a de la place pour tous, pour nous demander ce qui se passera lorsque le système craquera. Et cette angoisse peut avoir des effets bien avant que les vrais problèmes ne soient flagrants, comme le disait Claude Lévi-Strauss quelques années avant sa mort :

Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même, parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué.

Claude Lévi-Strauss, L’ethnologue devant les identités nationales (2005)

Le texte de Lévi-Strauss parle avant tout de la responsabilité que l’Humanité a vis à vis de l’ensemble du vivant, et appelle à s’intéresser aux civilisations qui ont cherché à maintenir un équilibre raisonnable entre l’Humain et la nature — et donc surtout pas la civilisation industrieuse née en Europe (mais devenue mondiale) à la Renaissance, fondée sur l’exploitation, la prédation, le gâchis. Certains l’ont lu à mon avis de travers, choisissant de croire qu’il appelait au repli nationaliste4.

« Travaillons moins », sticker. Piqué sur le compte Instagram ActionMinimum

Luc Ferry présente donc l’Écologie comme un moyen de nuire à « l’Occident libéral ». Si nombre de mouvances écologistes considèrent l’économie libérale comme une cause de l’accélération de nos problèmes environnementaux et entendent au minimum l’encadrer, il me semble qu’il est rare que les mêmes lient ça à un combat entre « Occident » et… Et quoi, et qui, au fait ?
Cette division de notre Monde, très « Choc des civilisations », très « eux ou nous », est précisément ce qui distingue les suprémacistes des tenants de l’écologie politique « gauchiste »5 qui scandalise Ferry.
En fait, en mentionnant « l’Occident libéral », Luc Ferry valide une grille de lecture d’extrême-droite6. L’interview ne dit pas ce que Luc Ferry propose, lui, en matière d’écologie. J’ai lu dans une ancienne interview qu’il soutenait le Transhumanisme — idéologie de la démesure pour laquelle les problèmes environnementaux trouveront une solution technologique, en tout cas pour l’élite qui saura en profiter —, et on se souvient qu’il a aidé Laurent Wauquiez (dont l’engagement écologiste est me semble-t-il minimal) à mettre au point son programme politique (mauvais cheval !). On sait qu’il est trouve la corrida cruelle et qu’il aime les chats, un peu comme tout le monde, quoi. On sait aussi, de par son livre, qu’il est contre l’écologie qu’il nomme « profonde », celle qui croit affirme la nature est un système et qui pense que nous avons le devoir de repenser la manière dont nous y participons.
Ce que d’autres nomment l’écologie, quoi.

  1. Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Grasset 1992. []
  2. Plusieurs fois dans l’histoire l’extrême-droite a affirmé s’en prendre au capitalisme, c’est vrai, mais une fois au pouvoir, je ne vois pas d’exemple flagrant qui montre que le projet ait été très sincère. Au contraire, l’interdiction de manifester ou de se syndiquer – mesures dont le capitalisme s’accommode assez bien – font partie des mesures habituelles de ce genre de régime. []
  3. La population mondiale a plus que doublé depuis l’année ma naissance (1968) et, malgré un léger ralentissement, elle augmente encore de plus d’un pour cent par an. On parle souvent du Phylloxéra, de l’écrevisse de Louisanne ou du Frelon asiatique comme autant d’espèces invasives qui perturbent l’éco-système, mais l’homo-sapiens techno-industriel motorisé n’est pas mal non plus dans le registre, il pend beaucoup de place et il n’a même pas l’excuse d’ignorer sa propre propagation. []
  4. Exemple : Identité nationale : Lévi-Strauss aurait fait bondir la gauche (Yves Thréard le 4 novembre 2009). []
  5. Je cite : « Beaucoup d’observateurs ont peur de discréditer un juste combat pour la protection de la nature en le rapportant à des idéologies funestes comme le fascisme, le nazisme, et j’ajouterai aussi le gauchisme dont on parle en effet moins, mais qui est l’arrière-fond idéologique dominant des Verts. » []
  6. Lire aussi la tribune Luc Ferry: «Sauver la planète ou détruire l’Occident?», parue début juillet dans le Figaro. []

Les déchets radioactifs

Récemment, le centre national du graphisme à Chaumont (Le Signe) a posté une annonce de résidence de recherche/création destinée à des créateurs ou des théoriciens œuvrant dans le champ du design graphique. Les personnes accueillies en résidence sont logées, perçoivent deux mille euros par mois et bénéficient d’un budget de production. Rien que de très familier, il existe de nombreuses résidences fonctionnant de cette manière en France, mais celle-ci est un peu particulière car elle est financée par la sulfureuse Agence Nationale pour la gestion des déchets radioactifs, l’ANDRA, et l’objet de la recherche à mener est une réflexion sur la signalétique de déchets dont la nocivité va perdurer pendant des millénaires. Cette question était abordée dans l’excellent, effrayant et désespérant livre Yucca Mountain, par John d’Agata chez l’éditeur Zones sensibles.

Un exemple de réaction par Christian Benedetti, acteur, metteur en scène et directeur de théâtre. Je le mets en exergue car il a publié ce post en tant que personne publique et en tant que militant de la France Insoumise, et car sa « punchline » a été ensuite reprise par d’autres.

L’annonce de cette résidence a aussitôt provoqué une levée de bouclier chez un certain nombre de personnes selon qui cette opération constitue un insupportable exemple de green-washing1. J’ai donné mon avis sur la question et j’aimerais le synthétiser ici, car je pense que l’enjeu est important et que le réflexe d’opposition est mal informé ou, osons le mot, hypocrite2.

Entre les années 1960 et 1970, et particulièrement après le premier Choc Pétrolier, la France a fait le choix de faire du nucléaire civil sa première source d’approvisionnement en électricité. Le procédé permettait, sans se poser trop la question de l’eau et celle de l’approvisionnement en uranium, de disposer d’une véritable autonomie énergétique. C’est ce qu’on nomme un choix politique. Les citoyens n’ont pas vraiment été consultés, mais ont été peu nombreux à protester puisqu’ils ont longtemps profité d’une des meilleures filières d’approvisionnement électrique du monde. Le nucléaire français est pour l’instant le plus sûr du monde, puisqu’il n’a pas encore connu d’accident tragique comme ce fut le cas à Three miles Island, Tchernobyl ou Fukushima, mais il est bien possible que ça advienne un jour et que des régions entières doivent être évacuées et laissées pour mortes parce que les centrales de Fessenheim (située sur une zone sismique !), de Flammanville ou autres auront subi un incident grave.
De nombreux nuages s’accumulent au dessus du nucléaire : vieillissement des équipements, coût de plus en plus élevé de leur sécurité, acquisition des matières premières (dont la France produit 7 tonnes par an tandis que le Kazakhstan en produit 17000 !), mais aussi problèmes commerciaux absurdes induits par l’ouverture à la concurrence imposée par l’Union européenne3, ou encore problèmes liés au climat, car les centrales doivent en permanence être refroidies, ce qui réclame beaucoup d’eau4 et qui fonctionne mal en cas de grosses chaleurs : cet été, plusieurs réacteurs ont dû être mis à l’arrêt en raison de la canicule5. Les deux plus gros problèmes restent la gestion des déchets et le démantèlement des centrales, opération qui s’étale sur des décennies et coûte des centaines de millions d’euros pour chaque réacteur,

Dans les tunnels du laboratoire de recherche souterrain de Meuse/Haute-Marne à Bure (photo Old.timer CC-BY 2.5)

Le public est légitimement inquiet, mais son inquiétude n’est pas toujours bien placée — un sondage avait par exemple fait apparaître que deux français sur trois pensent que le nucléaire contribue au réchauffement climatique, alors même que cette méthode de production énergétique produit une quantité relativement négligeable de CO2. De même, si une majorité des gens aimeraient que la France réduise la part du nucléaire dans sa production d’énergie, voire qu’elle sorte totalement du nucléaire, il ne semble pas que beaucoup d’entre nous soient déterminés à refréner notre incroyable voracité énergétique, certes historiquement encouragée par EDF, mais néanmoins complètement déraisonnable. Personnellement je plaide coupable : mon ordinateur est allumé pendant tout le temps où je suis moi-même éveillé, et ce n’est qu’un élément de ma facture électrique parmi d’autre. Pourtant, moi aussi je forme le vœu de voir un jour la France quitter la filière nucléaire, tout en doutant que ça soit possible rapidement, puisque je sais qu’aucune autre solution n’est sans tache ni possibles à généraliser, pour des questions de ressources naturelles ou d’espace. Sortir du nucléaire doit à mon sens constituer un objectif, mais c’est plus facile à dire qu’à faire6. Et même en ayant l’abandon du nucléaire comme but, on peut et on doit persister à réfléchir à la sécurité et à l’amélioration technologique de la filière7.

Don’t shoot the éboueur

Ce qui me gène dans l’opposition de principe à l’ANDRA, c’est que l’ANDRA n’est pas la cause de notre politique en matière énergétique, c’est sa conséquence. On a bien sûr tout à fait le droit d’être solidaire des riverains du Laboratoire de Bure (proche de Chaumont), où sont menées de recherches sur l’enfouissement des déchets mais dont les projets d’extension font craindre que le lieu serve tout simplement de site d’enfouissement des déchets radioactifs : qui voudrait de ça dans son jardin ?8 On peut aussi s’émouvoir de l’habituelle brutalité de l’État lorsqu’il s’agit de préempter des terrains jugés d’utilité publique.

Dans Yucca Mointain – projet fou d’enfouissement des déchets nucléaires aux États-Unis – on apprend que le Cri de Munch avait été pressenti comme signalétique pour avertir les générations futures – alors que la langue anglaise aura disparu depuis des siècles, que le mausolée n’abrite pas un trésor mais au contraire, un péril mortel…

Mais au delà de ça, la gestion des déchets nucléaires n’est pas un caprice d’élu ou un projet politiquement contestable (comme l’extension d’un aéroport, par exemple), c’est une affaire vitale : on peut décider ou non de continuer à produire de l’énergie nucléaire mais on ne peut pas décider de cesser de gérer les déchets radioactifs. En fait, même si on fermait toutes les centrales demain, il faudra encore gérer les déchets déjà accumulés pendant des siècles, ou même, des millénaires. Et cette gestion implique des efforts, des recherches, il me semble tout à fait absurde de s’en prendre à l’institution qui se trouve en bout de chaîne. Est-ce que ceux qui se bouchent le nez lorsque l’on évoque l’ANDRA refusent aussi de travailler avec EDF ? Ou de travailler avec l’État français, qui est comptable de sa politique énergétique ? Ou de collaborer de près ou de loin avec quelque industrie gourmande en Mégawatts ? En fait c’est surtout parce qu’il y a écrit en gros « nucléaire » sur l’ANDRA que cette société est un repoussoir, ça relève presque de la superstition à mon sens9 . Pour moi c’est un peu comme si on accusait les éboueurs d’être responsables de la production de déchets ménagers, ou comme si l’on accusait les sociologues d’être coupables des réalités dont ils rendent compte. Ou comme si on pensait qu’il suffit de ne pas faire la vaisselle pour que les couverts sales n’existent plus.
Quant au fait de refuser que des designers graphiques s’associent à cette recherche, et à les accuser de participer à une forme irréfléchie de greenwashing, ça revient à considérer le design comme une activité purement décorative, ou comme un simple outil de communication.
C’est assez curieux venant de designers !

La vertu ne sauvera pas le monde. C’est peut-être une attitude très satisfaisant lorsque l’on a envie de se sentir moralement supérieur au commun des mortels, mais c’est sans doute la plus contre-productive des manières de réagir aux enjeux écologiques actuels.

  1. Peut-être faudrait-il parler de « culture-washing » plutôt ? []
  2. Par souci de transparence, je me dois de signaler que j’ai beaucoup d’amitié pour Jean-Michel Géridan, actuel directeur du Signe, et que j’aide ce dernier à monter une exposition. Je suis néanmoins persuadé que cela n’influe pas sur mon opinion car ce n’est même pas le Signe que je défends ici, mais l’Andra ! []
  3. Afin de permettre une concurrence à EDF, l’entreprise nationale doit vendre à prix coûtant son énergie à des pays qui ne pourraient pas la produire ! Voir par exemple la chronique de Henri Sterdyniak pour Le Média. On projette désormais de scinder EDF en deux entreprises : EDF « nucléaire » (et dette) qui resterait un service public ; EDF « vert » (et commercialisation de l’énergie) qui deviendrait une société privée… []
  4. En France, 60% des prélèvement d’eau douce sont destinés à être exploités par des centrales thermiques (nucléaires ou non). []
  5. On m’a expliqué, cf. commentaires, que le problème des grosses chaleurs n’était pas exactement un problème de sécurité des centrales, mais en cas de températures trop élevées, l’eau relâchée dans la nature (eau saine et non radioactive) est elle aussi trop chaude lorsqu’on la déverse, ce qui perturbe l’écosystème. []
  6. Certains pays très fiers de l’augmentation des énergies renouvelables dans leur production d’électricité obtiennent ce résultat en achetant son électricité à la France. La France est le premier exportateur d’électricité en Europe, notamment vers la Suisse, l’Italie et l’Espagne. []
  7. Peut-être n’est-ce qu’une nouvelle Lune, mais la piste du traitement des déchets au laser qu’évoque le prix Nobel Georges Mourou semblent prometteuse. Lire : Avec le laser, « On peut réduire la radioactivité d’un million d’années à 30 minutes ». []
  8. Je n’ai par ailleurs aucun a priori personnel sur la pertinence du choix du site de Bure. Certains avancent qu’il a été sélectionné à l’économie plutôt que parce qu’il était le lieu le plus adapté. []
  9. J’imagine que c’est pour échapper à sa réputation radioactive qu’AREVA se nomme à présent ORANO. Voilà une société nettement plus suspecte de par ses œuvres comme de sa vocation que ne l’est l’ANDRA ! []

Jaunisse

Pendant l’interminable séquence de grève de la SNCF, l’an dernier, j’ai régulièrement haï les cheminots. Je comprenais leurs revendications, je les soutenais, même, puisque nous sommes tous dans le même bateau — enfin dans le même wagon —, et c’est donc aussi au bénéfice de l’usager qu’ils défendaient le modèle public des transports. J’en étais parfaitement conscient, à un niveau intellectuel. Mais en tant que passager, en tant que non-automobiliste dépendant de la bonne circulation ferroviaire, à la fois au titre de banlieusard et à celui de turbo-prof, j’ai surtout eu l’impression de me faire punir moi, car après tout, seuls ceux qui dépendent du train ont personnellement souffert de la grève. Bien entendu, les grévistes n’ont pas mille moyens pour rappeler à tous que leur travail est indispensable, mais je garderai le souvenir de mois terriblement pénibles. Jusqu’à me donner parfois l’envie de passer mon permis.
Les « gilets jaunes », je les comprends aussi : il n’est pas très plaisant de voir son budget (cessons de parler de pouvoir d’achat !) directement altéré par une taxe dont l’augmentation est certaine, mais dont la destination reste floue, surtout venant d’un gouvernement qui ne cesse de réduire son engagement écologiste.

Photo de Thomas Bresson (licence CC-BY-4.0)

Il est aussi assez gonflé de la part de l’État de « punir » aujourd’hui les pollueurs qu’on a hier fiscalement incités à acheter des véhicules diesel et qui se retrouvent, tels des drogués, à la merci de hausses de tarifs qu’ils ne peuvent plus refuser une fois devenus dépendants.
Au passage, si je ne suis pas automobiliste, je n’en suis pas moins concerné, car je me chauffe au fioul. Et puis je vois bien que dans la campagne où vivent mes parents, où les gens ne sont souvent pas bien riches, l’automobile n’est rien d’autre qu’une nécessité vitale : augmenter le prix du gazole ne va pas modifier les habitudes des gens qui vivent dans le monde rural, ne va pas les inciter à changer de voiture (pour qu’après trois ans on leur dise que finalement c’est l’essence qui pollue le plus ?), cela va juste avoir pour effet d’altérer immédiatement leurs conditions d’existence.

La colère des « gilets jaunes » est compréhensible, donc. Et pourtant, je dois dire que ces manifestants, hors toute polémique sur les débordements scabreux recensés ici ou là1, ne m’inspirent que de vilains sentiments, parce qu’ils défendent un modèle de civilisation construit autour de l’automobile et du pétrole, un modèle qui ruine le paysage et l’atmosphère, un modèle qui donne de la force aux dictateurs et qui sème des guerres pas si lointaines2, un modèle qui devra disparaître pour que nous vivions mieux.

Photo : Thomas Bresson (licence CC-BY-4.0)

S’ils manifestaient pour que leurs emplois soient plus proches de leur domicile, s’ils manifestaient pour que les services et les commerces de proximité ne disparaissent pas, s’ils manifestaient contre tout ce qui leur rend l’automobile vitale, je les soutiendrais sans faille. S’ils se battaient pour que l’on favorise le télétravail, s’ils se battaient contre les fermetures de petites gares, de bureaux de poste, d’écoles, de bistrots, de librairies3 ,… Mais non. Ils se battent pour que la taxe sur le diesel reste inférieure à la taxe sur le super sans plomb4. En fait, lorsqu’il a fallu se battre pour sauver un modèle bienveillant d’organisation économique (je dis cela au passé car j’ai peur que la messe soit dite), la mobilisation n’a pas été aussi massive. Je ne donnerai pas de leçons sur ce point, je ne suis pas non plus descendu dans la rue pour défendre ce en quoi je crois, mais la popularité effectivement importante des « gilets jaunes » montre bien où se situent les priorités communes5. Tout comme les actionnaires d’une société, qui ne sont ni amis ni d’accord, mais sont solidaires sur la seule question des bénéfices de l’entreprise, les « gilets jaunes » ont des profils politiques très divers, mais se rejoignent au départ sur un seul et unique point : le prix du gazole à la pompe. Cette revendication, dite en ces termes, me semble bien mesquine, sachant les enjeux locaux ou globaux qui sont à l’œuvre, mais je la comprends, bien entendu, de même que si on doublait du jour au lendemain le prix de mon carburant à moi, le café, je n’en serais pas ravi, alors même que ça serait peut-être justice et raison à tout point de vue.
Je ne pense cependant pas que je me mettrais à brûler du café pour faire connaître mon mécontentement, comme certains « gilets jaunes » brûlent expressément des carburants.

Dépenser du carburant pour se plaindre de son prix, ça me rappelle l’univers de Mad Max, où la pénurie ne pousse personne à l’économie.

Je comprends, donc, mais ce que je comprends mal (ou que je ne comprends que trop bien mais que j’ai du mal à accepter) c’est la veulerie de la récupération politique dont le mouvement « gilet jaune » fait l’objet. En dehors de La République en Marche, toute la classe politique française me donne l’impression de croire avoir gagné à la loterie : enfin elle a un prétexte à la Révolution, ou plutôt, enfin une occasion pour exciter la masse et espérer gagner des sièges de députés aux prochaines élections européennes. Venant de partis dépourvus de conscience écologique, des fascistes aux trotskistes en passant par la droite dure, la gauche comateuse et le centre mou, ce n’est guère surprenant. Que les Insoumis, dont je maintiens qu’ils portaient le meilleur programme sur l’écologie, tentent de récupérer le mouvement est autrement pathétique. Et ne parlons pas des louvoiements d’Europe-écologie-les-verts.
Au passage, je ne souscris pas du tout aux arguments de type « il faut taxer les grosses sociétés, pas les particuliers » et autres « les porte-conteneurs polluent plus que toutes les voitures »6, car s’il est certain qu’il y a trop d’avions et trop de bateaux, il est un peu facile de se faire croire que ce sont « les autres » : qui prend l’avion ? Qui consomme des vêtements jetables venus d’Asie ? Et si on ferme les ports du Havre ou de Marseille, combien de camions seront affrétés pour remplacer le trafic maritime ? Tout ça est lié.

Je comprends à la rigueur que l’on s’enthousiasme du fait que les « gilets jaunes » aillent contre le mouvement le plus naturellement imposé à chacun de nous par l’environnement politique et médiatique : la résignation. Mais si défendre une cause est bien, la qualité de la cause défendue n’est pas une question accessoire. Comme le dit l’adage des programmeurs : « garbage in, garbage out ». Si le prétexte à s’insurger est médiocre, ce qui en sortira ne le sera pas moins.

« Garbage in, garbage out », ça commence bien : le bully Cyril Hanouna, qui a à mon avis fait plus pour altérer les capacités cognitives de ses spectateurs que tous les perturbateurs endocriniens et tænias parasites du liquide céphalorachidien réunis (oh ça va, j’ai le droit d’être méchant, parois, moi aussi, non ?), se propose de devenir le « porte-parole » des « gilets jaunes ». C’est un peu la première fois qu’il s’engage sur un sujet politique, je crois.

S’affliger de la pauvreté du débat qui entoure ce mouvement spontané constitue-t-il, comme on ne cesse de me le dire, un mépris de classe de bobo parisien privilégié ? Peut-être, mais tant pis. En ce moment, je suis dans la lecture du Troupeau aveugle, de John Brunner. Un livre de 1972 que je n’avais jamais ouvert jusqu’ici et qui traite de l’écologie avec une prescience (contemporaine du célèbre rapport Meadows bien sûr), que l’on peut juger rétrospectivement extraordinaire : qualité de l’air, allergies, disparition des abeilles, des lombrics, mille et un détails nous ramènent à des débats actuels. Le livre parle de toutes ces choses, mais surtout, il raconte la lutte quasi-générale des populations pour maintenir le système qui les tue.
Je n’en ai lu que le premier tiers, je ne sais pas encore comment ça se termine.

  1. Je parle bien entendu des invectives racistes, sexistes, homophobes, violences contre les journalistes ou encore de l’épisode d’arrestation de migrants par des « gilets jaunes »,.. Difficile de dire que ces événements résument la pensée gilet jaune, mais il semble clair qu’ils ne la contredisent pas. []
  2. Quand les pays occidentaux soutiennent la dictature saoudienne, ils soutiennent non seulement un exportateur de pétrole mais aussi l’exportateur de l’Islam le plus régressiste, qui finance mosquées et imams. Quand aux guerres que nous menons au Moyen-orient, et qui sont liées au contrôle du pétrole et du gaz, elles forgent des djihadistes-boomerangs, nés ici, formés là-bas au meurtre, et prêts à revenir tuer ici. []
  3. À ce propos, lire On peut se passer d’auto dans le rural montrent la Suisse et l’Autriche, sur Reporterre.net. []
  4. La taxe sur le litre d’essence (0,828 euros) reste supérieure à celle sur le diesel (0,730 euros). Lire le résumé par Checknews/Libé.  []
  5. Je ne peux en tout cas pas m’empêcher de penser que les causes du ras-le-bol général actuel sont à chercher dans la politique que les électeurs ont plébiscité pendant des décennies. Ils ont élu Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron, et quoi qu’on pense de ces gens, leurs programmes ne constituent pas vraiment des trahisons, ils ont peu ou prou suivi les caps qu’ils s’étaient fixés et qui aboutissent à un abandon des campagnes, à un enrichissement des déjà-riches et à une érosion des services publics. []
  6. Affirmation devenue récemment populaire mais erronée, car s’appuyant sur des extrapolations faites en 2009, démenties par les faits, et ne portant que sur un type précis de pollution, cf. cet article. []

Humeur sombre et théorie de la relativité

Les gens comme Marsault dont je parlais ces jours-ci, Alain Soral, Éric Zemmour, Renaud Camus, mais aussi les Indigènes de la République, La Manif pour tous, Daech ou Donald Trump travaillent à un monde qui m’angoisse. Obsédés par la distinction, ils veulent (à quelques variations idéologiques et particularités locales près) que les blancs soient blancs, que les noirs soient noirs, et que les hommes prouvent leur virilité en imposant une place subalterne aux femmes. Toute personne un peu entre-deux (ou plus), métisse, androgyne, issue de plusieurs cultures, ou religions, qui ne peut pas ou ne veut pas se faire imposer une place binaire et définie, est leur ennemie, et comme ils sont — comme chaque personne sur Terre — eux aussi plusieurs choses à la fois, ils pourchassent le métissage en eux-mêmes, ils s’imposent une absurde pureté. Une telle manière de voir semble croître dans un monde plus  petit que jamais. Petit parce que nous sommes nombreux et qu’il ne grandit pas, mais petit surtout parce qu’il faut vingt heures au plus pour se rendre n’importe où sur la planète, parce qu’on s’informe et on communique bien au delà de ses frontières (mais pas sans frontières), on peut tout savoir de chaque mètre carré du monde, on a les mêmes marques de vêtements, les mêmes téléphones, on peut écouter la même musique, regarder les mêmes films, enfin on vit dans le même monde, non seulement on respire le même air, mais en plus, on le sait. Ce sont nos arrière-arrière-arrière-grands parents qui auraient un peu de peine à nous comprendre, pas les gens qui vivent à dix mille kilomètres.

La galaxie M83 contient environ 40 milliards d’étoles, elle est deux fois moins grosse que notre galaxie, la Voie Lactée. J’ai récemment lu une comparaison intéressante pour comprendre ce qu’étaient les millions et les milliards. Un million de secondes représente onze jours et demi. Un milliard de secondes représente trente-et-un ans et deux-cent-cinquante-et-un jours.

Au passage, beaucoup de gens cherchent leur « pureté » chez ces arrière-arrière-arrière grands parents, dans un monde qu’ils n’ont pas connu, où ils n’ont, en fait, aucune envie de se rendre vraiment à moins de pouvoir le faire comme les voyageurs temporels de science-fiction, c’est à dire à la carte, sans renoncer à tout ce qui leur a été donné par des siècles de progrès scientifique et technologique. Les défenseurs de la théorie de la Terre plate et ceux qui doutent qu’on envoie des satellites ou des astronautes en orbite ne jettent pourtant ni leur téléphone mobile ni leur GPS, qui ne sauraient pourtant fonctionner si leur croyance était fondée. Les djihadistes rejettent tout ce qui est moderne ou étranger, sauf les armes à feu, les automobiles ou les moyens de communication grâce auxquels ils peuvent diffuser leur propagande. Ils ne se demandent pas non plus si l’inventeur ou le fabriquant de la fibre synthétique du niqab de leurs épouses est musulman. Ceux qui rêvent des valeurs de la France bucolique du XIXe siècle n’aimeraient ni l’ambiance coercitive du village, ni le pouvoir du curé, ni l’absence d’eau courante ou d’électricité, et renonceraient difficilement à l’hypermarché où ils font leurs courses chaque samedi comme au véhicule qu’ils utilisent pour s’y rendre.
Tous ces retours au passé, à la simplicité, à l’ordre, sont bien entendu illusoires (quoi que l’on fasse on ne peut se rendre que dans l’avenir) et ceux qui font la promotion plus ou moins violente de la régression le savent parfaitement. Ce qu’ils cherchent est ailleurs. Et on va me juger paranoïaque, mais ce que cherchent volontairement ou non les nationalistes, les masculinistes, les traditionalistes, les intégristes, c’est à rassembler des camps, à fédérer des factions, car il est plus facile de diriger des gens lorsqu’on leur donne des ennemis communs, car il est plus facile pour faire naître un groupe de lui trouver un péril à craindre collectivement que de lui inventer un projet positif. Créer des inimitiés a même de tout temps été pour les chefs le plus sûr moyen pour se garantir la fidélité et l’obéissance de ceux qu’ils dirigent. Mais pour le faire bien, on ne peut pas se contenter d’exciter les gens avec des guerres à venir, il faut provoquer effectivement la guerre.

Les œuvres du chat, qui se rend vite compte qu’un oiseau ou une souris sont moins digestes que la pâtée qui lui est fournie par ses humains.

J’ai peur que beaucoup de gens, bien au delà du petit nombre des cyniques qui y œuvrent sciemment, préparent inconsciemment la guerre, parce qu’ils savent confusément que notre futur est sombre : le pétrole et l’uranium dont notre civilisation d’énergie ne peut se passer, le coltan et les terres rares indispensables aux équipements numériques, l’eau non souillée, la biodiversité et les terres cultivables nécessaires à notre alimentation, tout ces biens sont en quantités finies, en voie de raréfaction et leurs valeurs financières sont appelées à augmenter, leur contrôle est un enjeu géopolitique stratégique de plus en plus critique. Et comme toujours dans ce genre de cas, la solution est la guerre, et pour qu’une guerre se fasse, il faut avoir des ennemis, et si on veut attaquer en se donnant le beau rôle, il faut affirmer que c’est celui que l’on désigne comme ennemi qui nous veut du mal, ou trouver quelque autre raison supérieure qui permette de se sentir moralement légitime à attaquer le premier. L’autodéfense préventive. C’est le principe de beaucoup de blockbusters où l’on sait que le « méchant » est méchant parce que le « gentil » s’autorise à lui taper dessus. C’est le principe de la politique extérieure étasunienne depuis un certain temps, mais ils ne sont pas les seuls — ils en ont juste, en ce moment, plus les moyens que les autres.
À quatre-vingt dix sept ans, Claude Lévi-Strauss résumait la chose d’une manière puissante :

« Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué ».

(Claude Lévi-Strauss, en 2005)

Quant aux contes (l’âge d’or, la patrie, les divinités), ils permettent de donner un peu de noblesse, de hauteur, à des actions motivées par la peur ou l’égoïsme.
Malgré ces sombres pensées du jour, je suis d’un naturel assez gai parce qu’il m’en faut vraiment très peu pour être heureux, comme dit la chanson : de l’amitié, de l’amour, des choses intéressantes à apprendre ou à faire, et un petit verre de rouge de temps en temps. Je me méfie de la peur qui rend bête et de la bêtise qui rend mauvais, mais je sais que si la veulerie est partout, le courage aussi, et je crois (je crois car je suis à peu près incapable de les éprouver moi-même) que la haine, la soif de dominer, ne sont jamais qu’une manière de se défendre de la peur d’être abandonné ou d’être sans substance.

Il y a deux semaines, j’ai été invité par le festival d’Astronomie de Fleurance pour parler de l’histoire du cinéma, j’étais un des invités hors-sujet conviés pour détendre un peu le public au terme d’un marathon de conférences de douze heures.
Je suis resté sur place deux journées entière ensuite, et je n’y ai rien fait d’autre que d’assister à des conférences d’astrophysiciens, à des débats entre astrophysiciens, et même à un cours de mathématiques par Roland Lehoucq, qui calculait les poussées à faire et les directions à ajuster pour passer d’une orbite à une autre en dépensant le moins de carburant possible.
Malgré la canicule, physiquement éprouvante, ces deux jours ont été une bouffée d’air frais. Quand on réfléchit à l’échelle cosmique, en milliard d’années, en milliards d’années-lumières, en centaines de milliards de galaxies dont les plus petites sont formées de dizaine de milliards de soleils, quand on essaie de comprendre les trous noirs ou encore l’énergie sombre, quand on comprend à quoi sert d’envoyer une sonde vers le Soleil ou de créer des machines géantes pour détecter des ondes gravitaionnelles ou des particules, on est bien forcé d’admettre que la plupart des éléments de l’actualité politique qui nous occupent l’esprit quotidiennement sont bien mesquins. À l’échelle cosmique, on se fiche au fond un peu de connaître le montant de la facture de la piscine du Fort de Brégançon.

Il paraît que ce point rosâtre est la planète Mars, peuplée d’une forme de vie techno-poétique : des robots à roulette qui errent en attendant d’être bloqués par un rocher ou par un dysfonctionnement fatal de leurs panneaux solaires.

Sur les deux-cent quarante milliards de planètes que l’on estime exister dans notre galaxie (qui n’est qu’une parmi des centaines de milliards d’autres galaxies), nous n’avons de preuve d’existence d’une forme de vie que sur un seul et unique modeste caillou, le nôtre, notre Terre. Et les distances sont à ce point considérables que nous savons que si d’aventure un message émis par une forme de vie extraterrestre intelligente nous parvenait, ceux qui l’ont émis auront sans doute disparu depuis des centaines de milliers d’années à l’instant où nous accuserons réception : nous sommes tout seuls dans le noir, tout seuls et fragiles, et le tour que prend notre évolution rend improbable que nous ayons le temps (et sans doute est-ce pour le mieux) de diffuser un jour notre présence au delà du système solaire.
Ici, donc, nous avons de la vie, de l’intelligence, une capacité à nous émerveiller de la beauté et une capacité à en produire (ça va avec), c’est tout ça qu’il convient de sauver. Peut-être que notre planète est l’unique endroit de l’univers où existent des oiseaux, des insectes, des poissons, la poésie et la musique. Et peut-être aussi que vivons sur la seule planète où des pignoufs nationalistes se perdent en Méditerranée pour essayer de naufrager des gens qui fuient la guerre, ou qui font des selfies dans les Alpes dont ils ont décidé de défendre les frontières immatérielles (et toujours disputées entre la France et l’Italie !) contre quelques malheureux qui cherchent leur chemin pieds-nus dans la neige. Quelle pathétique petitesse, quelle perte de temps, d’énergie.

L’histoire est fausse : les cyclistes sont morts au Tadjikistan, à des milliers de kilomètres de la zone contrôlée par l’État islamique et ils ignoraient courir des risques. Rien ne prouve que leur randonnée ait eu pour but de prouver la bonté humaine, mais ils se félicitaient effectivement du chaleureux accueil dont ils bénéficiaient partout. L’histoire est fausse alors on retiendra surtout un fait : il existe des gens (comme l’auteur de ce tweet mais aussi nombre de ses amis) capables de se réjouir d’un meurtre perpétré par Daech. Cela fait des gens comme ce Richedy des alliés objectifs de Daech, rien d’autre.

Que l’on croie qu’il existe un sens supérieur à notre existence ou que l’on considère que c’est à nous d’inventer ce sens, comment peut-on être aussi minable ? Ne sommes-nous pas suffisamment minuscules et perdus comme ça ?

Think cosmically, act globally.

Toujours plus d’écrans pour rien

Cette semaine, il va faire très froid et cela va poser un problème d’alimentation électrique :

EDF et sa filiale RTE recommandent aux français d’avoir une consommation électrique responsable : débrancher les appareils en veille, éviter de faire tourner son lave-linge, sa machine à laver la vaisselle ou son four à certaines heures, etc.
Par ailleurs, la tension de l’électricité risque d’être baissée de 5% et certaines entreprises particulièrement énergivores (et volontaires) pourraient être fermées (et dédommagées, si j’ai tout bien compris). Je n’ai rien à redire à ces mesures exceptionnelles et cet appel à une consommation raisonnée : la production d’électricité n’est pas infinie, la priorité doit être donnée à ses usages les plus vitaux, à commencer par le chauffage.
Mais tout à l’heure en passant gare Saint-Lazare, j’ai vu ça :

Je ne sais plus combien il y a de panneaux « Numériflash » dans la gare Saint-Lazare, il faudra un jour que je recompte, mais je sais qu’ils sont plusieurs dizaines. Ces quatre-là diffusent la même publicité en même temps — une publicité au message utile puisqu’il vante les restos du cœur, mais ce n’est pas la seule campagne qui y est montrée.
Certains estiment que la consommation de chaque panneau (et de l’ordinateur qui va avec) équivaut à celle de trois foyers français, hors chauffage. Ce n’est pas moi qui pourrais confirmer ou infirmer cet ordre de grandeur, d’autant que je ne comprends pas bien les unités en énergie, mais il est certain que cette consommation est considérable si on la rapporte au service rendu : afficher des publicités1.
« Ça paye une partie du ticket de métro », pensent savoir certains. Pourtant, entre le moment de l’installation de ces panneaux et aujourd’hui, le carnet de tickets de métro est passé de 11,60 euros à 14,50 euros, soit 25% d’augmentation en seulement six ans, tandis que l’inflation n’a, elle, progressé que de 7,2%.

Ce panneau ne sait pas quoi afficher, alors il se contente de faire de la publicité pour la société à laquelle il appartient, Média Transports.

Ces deux écrans, situés dans un couloir du métro Saint-Lazare, m’intéressent. En apparence, ils sont utiles, puisqu’ils donnent les horaires des bus en temps réel. Mais ils se trouvent dans un couloir circulaire du métro qui est avant tout un lieu de circulation et non de station. Si on les voit face à soi, c’est que l’on vient juste d’entrer dans le métro, et donc que l’on ne s’apprête pas à prendre le bus. Je ne pense pas avoir déjà vu quelqu’un consulter ces horaires. Ces deux panneaux consomment sans doute moins d’énergie que les panneaux publicitaires Numériflash, qui sont bien plus grands, mais, du fait de leur emplacement, sont sans doute encore moins utiles.

En quittant le quai de la ligne 13, j’ai pris un couloir qui n’est emprunté (et assez peu) qu’au moment où les passagers quittent une rame. Ce n’est pas un endroit où l’on traîne. Il en existe beaucoup dans la station, et dans bien d’autres stations, évidemment. Et dans chacun de ces couloirs, un panneau Numériflash s’excite solitairement à diffuser la bande-annonce du dernier Vin Diesel. Quatre-vingt-quinze fois sur cent, il n’a pas de public.

Combien d’écrans d’information comme celui-ci sont allumés jour et nuit pour nous informer qu’ils ne sont hors-service ?

Mon écran préféré. Enfermé dans la gare de ma ville (avec quatre ou cinq copains), il affiche jour et nuit (vérifié) un même message disant que si on veut être informé, il faut qu’on utilise son smartphone. Il est là pour nous informer de l’endroit où on pourra s’informer.

Il y a, certes, une poésie à tous ces écrans (et autres dispositifs, tels les portillons d’accès qui eux aussi clignotent jour et nuit) dont le but semble n’être que d’éclairer les usagers des transports et de constituer, par l’image et par le mouvement, une présence rassurante, qui donne l’impression que tout fonctionne. Mais si les centrales sont à bout de souffle, ne faudrait-il pas envisager des les éteindre, de temps en temps ?

Quelques anciens articles sur le sujet : Des écrans pour ne rien dire ; La peur du noir ; Publicité animée ; La nouvelle gare Saint-Lazare ; Good Cop21 Bad Cop21.

  1. Une enquête réalisée par BuzzFeed conclut que couper tous les écrans publicitaires de ce genre ne suffirait pas à régler le problème des heures de pointe, mais à l’heure où on conseille aux gens de baisser leur thermostat d’un degré ou de débrancher leurs appareils en veille, le symbole n’en reste pas moins étrange.  []