Parcours atypique

[mise à jour : ma description de la séquence s’appuie sur un extrait diffusé sur Twitter, la séquence complète est déjà plus digne, sa fin rattrape quelque peu les images franchement insultantes du début.]

Séquence hallucinante sur LCI. L’artiste-activiste Pavlenski a un nouvel avocat, Yassine Bouzrou, et une chroniqueuse de la chaîne décrit son parcours. Plutôt que de parler de l’aura professionnelle assez prestigieuse de ce quadragénaire, ou de rappeler les affaires fortement médiatisées qui ont émaillé sa carrière, la chroniqueuse se focalise sur son « parcours atypique », à savoir une origine immigrée modeste et une scolarité difficile.

Jade Partouche (à gauche) dans l’émission Le Club, de Valentine Desjeunes (droite). On aimerait bien savoir avec quelle marge de liberté le « service infographie » de LCI a produit la séquence animée.

La présentation est soutenue par une infographie on ne peut plus claire : il ne s’agit pas de s’émerveiller de la vie professionnelle de quelqu’un qui a survécu à des déterminismes sociaux divers et variés, il s’agit de dire au public que cet avocat-là est suspect, que c’est un cancre.
Cancres, les auteurs de l’infographie doivent l’être aussi un peu puisque dans leur précipitation à persifler, ils ont laissé passer deux fautes d’orthographe. Pour commencer, la ville de Bezons n’a pas le droit à sa lettre de terminaison – puisque Bezons s’écrit avec un « s », donc :

Ensuite, le mot École est écrit avec un accent grave. Il est juste et bon de mettre un accent sur une capitale, beaucoup trop de gens se croient dispensés de respecter cette règle typographique, mais il est dommage de ne pas en avoir profité pour choisir le bon accent :

Pardonnons : l’orthographe est la science des ânes, dit-on. Est-ce pour ça que l’infographiste dysorthographique a affublé Yassine Bouzrou d’un bonnet d’âne ? Le portrait utilisé n’a pas vraiment été choisi pour être flatteur. Il a le regard dans le vague (le cancre qui rêvasse ?), et son maxillaire est ramolli par le détourage… D’autres photos bien différentes existaient.

On nous montre donc les trois écoles d’où l’avocat a été renvoyé, et on nous apprend que cette scolarité lui a « coupé les portes du bac L », et qu’il a donc dû faire un « bac technique » :

« — (…) et puis il va se découvrir une passion pour le droit pénal
— merci Jade pour cet éclairage (…) ».

Voilà, c’est tout, la présentation s’interrompt, on ne nous rappelle pas que l’avocat a prêté serment et ouvert son cabinet il y a treize ans1.
On ne nous parle pas non plus de son engagement contre les discriminations au faciès, non, on se contente de le justifier par l’exemple.
Cette séquence a fait grand bruit, et Valérie Nataf, directrice de la rédaction de LCI, a admis ce matin que la présentation était maladroite :

Bien. Mais est-elle vraiment si maladroite, cette présentation ? Ou au contraire, malgré ces excuses pudiquement contrites sur Twitter (« ce média qui ne parle pas aux Français », selon la députée LREM Olivia Grégoire), n’a-t-elle pas atteint le but de rendre suspect tout ce que dira désormais cet avocat ? De faire de son parcours professionnel une blague de bistrot ? (« t’as vu l’avocat qu’ils lui ont collé ? ») ? Je remarque en tout cas que ce Curriculum vitæ infamant et emprunt de mépris de classe va plutôt à rebours des récits médiatiques habituels, qui raffolent des retournements de situation et aiment nous raconter, notamment, des histoires de personnes qui ont obtenu des satisfactions professionnelles auxquelles on ne les aurait pas crues prédestinées. Ce genre de récit n’a pas forcément une fonction positive, ceci dit, il sert parfois à culpabiliser les gens qui ne sont rien, ou à utiliser l’exception pour marteler la règle. Faire une présentation aussi dénigrante ne peut pas relever du hasard complet.

Avec l’affaire Griveaux, beaucoup de soutiens de la majorité actuelle ont martelé que, en politique, tous les coups ne doivent pas être permis. Ils ont raison, et c’est du reste ce que doivent se dire aussi les vingt-cinq éborgnés, les cinq personnes qui ont perdu une main, et les proches des deux qui ont perdu la vie dans le cadre de manifestations depuis un peu plus d’un an. C’est ce que doivent se dire les journalistes entravés, mis en garde à vue ou privés de leur matériel alors qu’ils couvraient les mouvements sociaux.
Et c’est ce que l’avocat Yassine Bouzrou est fondé à se dire lui aussi.

Je suis l’espèce de punk au premier rang à droite, sous la garde de madame Thévard, notre professeure de mathématiques. Je l’aimais bien car elle me laissait dessiner pendant ses cours, tant que j’écoutais. Et j’avais plutôt de bonnes notes chez elle, même si je m’intéressais à l’époque à tout (dessin, graffiti et musique, surtout) sauf à l’école.

Une chose me touche particulièrement dans cette affaire : moi aussi j’ai un parcours atypique. Je n’étais pas très intéressé par l’école, quand j’étais petit. J’écoutais d’une oreille, j’ai retenu des choses, et j’ai toujours fait le minimum pour surnager. Ça n’a pas toujours suffi, surtout à l’adolescence, puisque j’ai redoublé ma classe de troisième, et que je n’ai pas de baccalauréat scientifique, ni littéraire, ni technique, je n’ai pas de baccalauréat du tout, j’ai été « orienté » en Lycée professionnel afin de passer, après trois années à apprendre la photographie, un CAP, que je n’ai d’ailleurs pas eu non plus. À peine non-diplômé, j’ai été viré de mon premier emploi, comme photograveur, après une semaine. Je ne regrette pas d’être allé à l’école et je remercie tous ces gens généralement bien intentionnés qui se relayaient au tableau pour m’expliquer la grammaire, l’orthographe, les mathématiques ou l’histoire, mais je me rends compte que je n’ai jamais fait le moindre effort scolaire pour ce qui ne m’intéressait pas, et que j’ai fait encore moins d’efforts pour ce qui m’intéressait, puisque ce qui m’intéressait rentrait tout seul.
J’ai commencé à apprécier l’école une fois parvenu (par des chemins tortueux) dans l’enseignement supérieur : là, enfin, c’était à moi de savoir ce qui m’intéressait, à moi de creuser mon sillon, par moi-même, pour moi-même, et pas uniquement pour prouver ma capacité d’adaptation au milieu scolaire, but que j’ai toujours méprisé avec une pointe d’orgueil mal placé, qui est peut-être la seule chose que je regrette car après tout, on peut tout à fait être quelqu’un d’intelligent, d’original, de créatif et d’intéressant même si on a le malheur de n’avoir pas été cancre. J’ai connu plus d’un cas.

  1. Mise-à-jour : on me dit dans l’oreillette que ce que j’ai dit ici est faux et que le montage complet – que je n’ai pas vu, j’avoue m’être contenté d’extraits sur Twitter – racontait la suite du parcours de l’avocat, ce qui change tout, même si les images de départ sont intrinsèquement problématiques. []

2 réflexions sur « Parcours atypique »

  1. Rubens33

    Salut Jean-No,

    Pour ton parcours atypique, je cosigne tout ce que tu dis.

    Je note ta mise au point postérieure à l’article, mais je crais qu’elle ne change pas grand chose à la tonalité de ton propos. Certes le reportage ne s’arrête pas aux placards de l’avocat, mais il les mentionne tout de même. Je n’ai plus la télé depuis longtemps et je suis en décalage perpétuel avec ce qu’il s’y raconte, mais je suis curieux de savoir s’il arrive souvent, dans une affaire judiciaire faisant l’objet d’une importante couverture médiatique (comme c’est le cas pour l’affaire Griveaux), qu’un nouvel arrivant fasse l’objet d’un reportage détaillé sur son parcours.

    Je crains que ce ne soit pas le cas, et du coup cette présentation orientée n’est absolument pas une maladresse, mais le choix délibéré de la part de LCI de discréditer à l’avance toute personne, même un avocat, qui graviterait autour du sieur Pavlenski. Etant donnée l’ampleur du séisme qu’il a provoqué, le discréditer ne suffit pas, rouler dans la merde l’avocat qui prendra en charge sa défense est toujours bon à prendre. De toute façon, au vu de ce qui lui est reproché, je doute fort que Pavlenski échappe à une condamnation pour violation de la vie privée, c’est ce que tout le monde claironne sur tous les toits depuis une semaine et c’est probablement ce qui arrivera, quand bien même sa défense serait assurée par un arhyen dolichocéphale ténor du barreau.

    Un point, en revanche, me semble totalement occulté dans cette affaire, c’est la faute dont s’est rendu coupable Benjamin Griveaux. Et ce point me semble autrement plus grave que le sort de Piotr Pavlenski, parce que le Maire de Paris est un personnage public important. Je ne suis pas une sainte-nitouche, mais j’avoue avoir quelque difficulté à ne pas voir une certaine forme de perversité à se filmer (ou se laisser filmer) pendant l’acte sexuel. Il fait ce qu’il veut hein, ça le regarde !

    Mais là où ça ne le regarde pas seulement lui, c’est quand on imagine ce qui aurait pu arriver si Griveaux avait été élu Maire de Paris, et si cette vidéo était tombé entre de mauvaises mains, par exemple un chef d’état étranger qui n’aurait pas manqué de le faire chanter. Tu me diras que j’extrapole, évidemment que j’extrapole, mais si cette perspective a été rendue impossible, c’est justement grâce à Piotr Pavlenski.

    Avec Benjamin Griveaux, je n’ai pas l’impression que nous perdions un grand personnage politique, un « homme d’état » comme on a tendance à les appeler. Tout simplement parce que l’ENA nous produit des personnages comme lui au kilomètre, et que pour la vingtaine que compte le gouvernement il y en a 100, ou 1000, qui feront le boulot aussi bien. En revanche, nous sommes débarrassés d’un personnage dont la double vie l’exposait à des influences diverses, qui auraient pourri son action à la Mairie de Paris. C’est en cela que son affaire n’est pas seulement une affaire privée.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Rubens33 l’argument « ça pourrait être utilisé pour le faire chanter » a été émis par d’autres. Je le comprends, mais ça reste de la spéculation. Même si Griveaux n’est pas vraiment un politicien intéressant, je ne pense pas que la manière employée pour le faire sortir du jeu politique soit digne ou juste. Terminer la carrière de quelqu’un alors qu’il n’a pas commis de délit a priori, et que c’est même clairement lui la victime, je trouve ça harsh et difficilement défendable.

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