Devoir d’exemplarité

Je vois quotidiennement passer sur les réseaux sociaux des images récentes de violences policières : charge brutale, tabassage à dix contre un, tir de flashball à bout portant,…
Je ne regarde plus la télévision mais il semble que ce genre d’information y soit très peu présente, au point qu’on peut dire qu’elle y est occultée1, au profit des images de « black blocs », auxquelles est donnée une telle emphase que beaucoup de gens qui vivent loin des boulevards supposent de bonne foi que les violences policières sont marginales et sans doute systématiquement justifiées par un contexte dont on ne dispose pas. Les gens qui sont tout prêts à excuser d’emblée les policier par peur ou par haine de ceux à qui ils font face invoquent en tout cas souvent les images manquantes : « Bon d’accord, ces policiers en armure sont à dix pour tabasser une jeune femme qui ne doit pas peser plus de cinquante kilos, d’accord ce n’est pas bien de perdre son sang-froid mais ça arrive : cette femme n’aurait-elle pas poussé à bout les agents, en les insultant, par exemple ? ». Je comprends et j’accepte cette objection, cette hypothèse, cette excuse, mais on peut pousser le raisonnement encore un peu plus loin et étendre le bénéfice du doute à la personne violentée : cette femme a peut-être insulté les policiers, admettons. mais qu’ont-ils fait, eux, pour le mériter ?
Et puis hier, je suis tombé sur cette courte séquence où un policier pousse une femme, à qui son collègue fait un croche-patte. Le mouvement est si bien huilé qu’il semble avoir été répété. Derrière sa cagoule, le policier qui vient de causer la chute toise fièrement la caméra.


Nulle tragédie, ici. Cette femme est jeune, apparemment en bonne santé, elle se relève en tout cas aussitôt après sa chute (a-t-elle seulement perçu à quel point l’enchaînement qui l’a fait choir était intentionnel ?),., on suppose qu’il n’y aura pas de séquelles physiques.
Mais à l’image, on voit tout de même deux fonctionnaires de police se coordonner pour faire tomber une citoyenne, dans une chorégraphie aussi fourbe que minable. Et si la chute n’est pas grave — c’est le genre de chute que l’on peut faire soi-même —, elle aurait pu l’être, il s’en est fallu de peu que la tête de la jeune femme atteigne un potelet, à se demander si les policiers farceurs auraient été peinés de voir leur victime s’ouvrir le front sur du mobilier urbain par leur faute. Qu’il y ait des séquelles ou non, le sournoiserie du geste n’en est pas moins pathétique.
Nous avons ici des fonctionnaires, payés par nos impôts et dont la mission est très claire —assurer la sécurité des citoyens — qui se comportent en voyous, en petites frappes, en bullies, bien loin de leur mission pourtant définie par le code de la sécurité intérieure :

Le policier ou le gendarme est au service de la population.
Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie et requiert l’usage du vouvoiement.
Respectueux de la dignité des personnes, il veille à se comporter en toute circonstance d’une manière exemplaire, propre à inspirer en retour respect et considération (…) Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas.

Code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale

Émotionnellement, le premier réflexe que j’éprouve face à des violences injustifiables commises par des agents de l’État, le premier sentiment qui me vient, est une envie réciproque de violence. Pendant quelques micro-secondes je ne serais pas fâché que quelqu’un, depuis un balcon, envoie un pot de fleurs sur la tête de ces types. Un pot de fleurs, une enclume, ou un piano, puisqu’on est dans le registre burlesque et qu’ils ont des casques.
Mais il faut chasser ce genre d’idée, car la violence, comme le dit une formule populaire, ne résout rien. Ou pire, la violence (physique ou verbale) permet d’évacuer à peu de frais le stress et l’indignation, et permet donc de créer un retour à l’équilibre, une équité : tu me tapes ? je te tape, on est quittes. Ou plus souvent : tu mords ? J’aboie !
Cette haine se traduit par une hostilité, par des insultes, par des slogans (« ACAB », « mort aux vaches »,…), par des jets de projectiles, enfin tout un tas de faits télégéniques qui vont effrayer le (petit/moyen/grand)-bourgeois, lequel, entre deux violences, défendra naturellement celle qui a le moins de chances de l’atteindre personnellement : après tout, tant qu’on ne vit pas dans une cité de banlieue, tant qu’on baisse les yeux face au policier qui nous tutoie et tant qu’on évite les lieux de manifestations, on a assez peu de chances de recevoir un coup de matraque. En revanche, le respect de ces conditions ne garantissent en rien que l’on ne verra pas sa voiture incendiée ni l’entrée de son immeuble graffité en marge d’une manifestation.

Choquée par la même séquence vidéo, Anne Sinclair a émis ce tweet qui lui a valu moult remarques aigres : « Vous étiez en hibernation ? », « Vous débarquez sur Internet ? », « Vous vous réveillez ? »2. Ces remarques s’entendent mais on peut voir le bon côté des choses : une journaliste nationale, qui ne semble pas hostile à la politique économique du gouvernement ou qui n’a en tout cas pas la réputation d’être une extrême-gauchiste enragée, s’émeut du comportement des policiers qui, a priori3 défendent son monde . N’est-ce pas un progrès ?

La détestation du policier est en fait bien commode pour ce dernier puisqu’elle l’exonère moralement de toute responsabilité positive envers la population : on ne doit rien à ceux qui nous haïssent. Au contraire, ils nous donnent l’autorisation de nous montrer haïssables.
Elle est bien commode aussi pour l’exécutif, qui fait passer ses lois dans un vrai climat de violence « pour l’exemple », mais en s’autorisant un air offusqué lorsqu’on évoque ce sujet :

« Ne parlez pas de répression, de violences policières.
Ces mots sont inacceptables dans un État de droit »

(Emmanuel Macron, « grand débat » à Gréoux-les-Bains, le 7 mars 2019.

Je ne dis pas ça si souvent, mais pour le coup, je suis tout à fait d’accord avec Emmanuel Macron : ces mots sont inacceptables dans un État de droit. Alors s’ils sont malgré tout nécessaires pour décrire notre actualité4, c’est que peut-être nous n’évoluons plus vraiment dans un État de droit. Quand on dit cela, il se trouve toujours de bonnes âmes pour rappeler (à raison) que le niveau de brutalité policière en France reste inférieur à celui de tel ou tel pays — généralement un régime autoritaire ou tyrannique. Mais ce n’est pas à des dictatures ou à des époques barbares qu’il faut comparer notre situation, c’est à des pays démocratiques européens, ou même, à notre propre pays tel qu’il était il y a seulement vingt ou trente ans. Et là, les nombres en termes de mutilations liées au « maintien de l’ordre » sont sans appel : des dizaines de gens ont perdu un œil, un bras, un pied, des dizaines de personnes ont la mâchoire brisée ou des vertèbres en vrac, des dizaines de personnes ont subi des traumatismes crâniens, vous vivre toute leur vie avec des douleurs, des acouphènes, des problèmes respiratoires ou neurologiques. C’est nouveau, et ce n’est pas acceptable. Et dans le même temps on constate que les policiers sont en roue libre, puisque leur responsabilité individuelle n’a jamais été si peu questionnée : leur hiérarchie ne les contraint pas à porter leur numéro de matricule (pourtant obligatoire depuis 2014) ; le port de cagoules dissimulant les visages est devenue la norme (« pour se protéger des gaz lacrymogènes ») ; quant à la destruction par des policiers du matériel photographique des citoyens ou des journalistes, il ne semble qu’elle ne soit en rien sanctionnée, alors même qu’il n’y a pas de symbole plus inquiétant dans une démocratie5.

À toute cette violence, bien triste (ces policiers ont-ils des enfants, des parents, arrivent-ils à se regarder dans la glace le matin ?) qui ne tire sa légitimité que du droit du plus fort, nous ne devons pas répondre par des crachats, des insultes, du défoulement, nous devons garder froide notre colère, rappeler (et nous rappeler) nos droits. Nous devons être exigeants, nous devons porter plainte, nous devons témoigner, avec exactitude, avec précision, avec justice. Nous devons rappeler aux policiers et aux élus qu’ils sont au service du public, c’est à dire à notre service.

  1. Lire sur Télérama : Violences policières, France 2 et BFM zélées auxiliaires de la préfecture, par Samuel Gontier. []
  2. J’ai aussi vu passer des critiques sur la réserve émise par Anne Sinclair : « Si elle (cette vidéo) est authentique ». Je ne vois pas de quoi s’indigner ici encore : la vidéo est bien sûr authentique, mais ce qui pourrait ne pas l’être (et je n’ai pas le moindre avis sur la question) c’est le lieu et la date de provenance des images. []
  3. Je dois dire que j’ai assez peu d’opinion sur l’opinion d’Anne Sinclair ! []
  4. Même le journal Le Monde, traditionnellement prudent et rarement agressif envers les gouvernements en place, recourt à la locution Violences policières comme une évidence pour décrire le moment que nous vivons. []
  5. Je me souviens, au début des années 1980, avoir vu le film Missing, par Costa-Gavras. Un policier ou un militaire du régime Pinochet y saisissait l’appareil photo d’un journaliste pour l’ouvrir et voiler la pellicule. Je tremble encore à l’idée de la violence de ce geste, de cette intention, et depuis, je considère l’information comme sacrée. Aucune démocratie n’existe sans information libre. []

2 réflexions sur « Devoir d’exemplarité »

  1. Enzo33

    Salut Jean-No,

    Juste une petite remarque, à propos de la citation de Macron. Je confesse avoir piqué cette remarque à Frédéric Lordon.

    Non Monsieur le Président, et non Jean-No, ce ne sont pas ces mots (répression, violences policières) qui n’ont pas leur place dans un état de droit, ce sont ces choses.

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