Rire des morts

Charlie Hebdo provoque un petit scandale cette semaine en reprenant la campagne de recrutement de l’Armée de Terre, illustrée non par des photos de jeunes gens minces et beaux qui sentent bon le sable chaud avec le soleil sur leur front qui met dans leurs cheveux blonds de la lumière, mais par des dessins de deuil qui rappellent que l’armée, c’est la guerre, et que la guerre fait des morts. Ces dessins font écho à une actualité : la collision de deux hélicoptères, qui a tué treize militaires. Sans surprise, ça ne fait pas rire tout le monde, à commencer par le chef d’État-major de l’Armée de Terre :

Dans une lettre ouverte au directeur de la publication de Charlie Hebdo, le même auteur (Thierry Burkhard), écrit notamment : « (…) Si l’indignation m’a d’abord gagné, c’est surtout une peine immense qui m’envahit en pensant au nouveau chagrin que vous infligez à ces familles déjà dans la souffrance. Une peine doublée d’une incompréhension profonde. Qu’avons-nous donc fait, soldats de l’armée de Terre, pour mériter un tel mépris ? Qu’ai-je manqué moi-même, chef d’état-major de l’armée de Terre, dans l’explication du sens profond de notre engagement, pour qu’avec une telle désinvolture soient raillés ceux qui ont donné leur vie afin que soient justement défendues nos libertés fondamentales ? »

Bien entendu, la série de dessins, signée par l’auteur Biche, recrue récente du journal, n’est pas vraiment en contradiction avec la ligne historique de Charlie Hebdo, il suffit notamment de se rappeler de l’obsession anti-militariste de Cabu1, qui a mené plusieurs fois ce dernier devant des tribunaux2. Il faudrait tout relire pour en jurer mais je n’ai pas le souvenir qu’il se soit souvent moqué de simples soldats morts au combat, il s’en prenait aux gradés, aux généraux, ou à des adjudants-parachutistes patibulaires qu’il dessinait volontiers alcooliques et violeurs, généralement munis d’un couteau ensanglanté. il s’en prenait à l’absurdité de l’autorité et de l’obéissance, et en tout cas plus aux tueurs qu’aux tués. Les antimilitaristes de l’époque de l’armée de conscription ont du reste généralement plaint les simples soldats, considérés comme victimes d’intérêts qui les dépassent. Mais nous n’avons plus une armée de conscription, il est vrai, et ceux qui s’engagent sont censés être responsables de leur choix. En dehors peut-être de ses évocations de casernes dans Le Grand Duduche, Cabu était rarement drôle lorsqu’il s’en prenait à l’armée, et le dessin de Biche est là encore en plein accord avec la tradition puisque son niveau de drôlerie est très faible : la guerre fait des morts, ce n’est pas une surprise, les militaires le savent, les civils le savent, le rappeler relève un peu de l’enfonçage de portes ouvertes. Mais comme c’est désormais la totalité des pages de Charlie Hebdo qui peine à arracher un sourire au lecteur même le plus indulgent, cette série de dessins est juste un peu tristounette. Je n’aurais aucune raison d’écrire à son sujet si je n’avais lu ce matin la défense que Caroline Fourest en a fait :

Certes, Caroline Fourest parle en son nom et n’appartient plus à la rédaction de Charlie Hebdo depuis dix ans, mais l’interprétation qu’elle fait ici me procure un certain sentiment de vertige. Pour commencer, elle s’impose d’expliquer ce que tout le monde peut comprendre dans le dessin, et que du reste tout le monde sait déjà : la mort fait partie de la vie du soldat. Et en même temps, elle voit dans le dessin l’affirmation que la guerre menée contre le djihadistes au Nord-Mali est légitime et utile, qu’elle sert à garantir notre liberté. J’espère que la participation de la France à ce conflit est un peu motivée par la liberté des Maliens aussi, puisque c’est chez eux qu’elle se déroule, mais j’ai cru comprendre qu’un des buts assumés de notre implication est de sécuriser non pas tant le Mali que les mines immédiatement voisines du Niger, où Areva/Orano extrait un tiers de l’Uranium qui fait tourner nos centrales nucléaires. Notre liberté est peut-être un moindre enjeu que le maintien de nos intérêts économiques et notre confort3.

Je m’étonne en tout cas que l’on puisse présenter un dessin clairement antimilitariste comme une forme d’hommage au sacrifice de soldats, et s’indigner que tous ne le comprennent pas de cette manière. Je vois ici un bon exemple de la manière dont la tragédie vécue par la rédaction de Charlie Hebdo a rendu des concepts tels que « premier degré », « second degré » ou « humour » passablement incompréhensibles car ceux qui les emploient ne veulent pas tous dire la même chose. L’humour n’a plus à être drôle, la liberté d’expression de Charlie Hebdo n’est pas négociable mais user de sa liberté d’interprétation ou de critique fait de celui qui s’y essaie un soutien objectif de Daech.

  1. Fait méconnu : Cabu a commencé sa carrière alors qu’il était appelé en dessinant dans un journal de propagande militaire, Bled. []
  2. Cabu a perdu six procès face à l’Armée. On remarquera que le général qui écrit une lettre ouverte se contente de faire part de son sentiment, il ne menace pas Charlie Hebdo de poursuites. []
  3. Au passage, je dois admettre que je ne porte pas de jugement tranché sur cette question, j’ignore tout de la marge de manœuvre de la France et je ne sais pas ce qui est juste, ou « moins pire ». En revanche je me sens toujours perturbé par la quasi-absence de débat public véritable au sujet des conflits qui impliquent la France hors de ses frontières. Pour parler du burkini, il y a du monde sur les plateaux, mais pour nous expliquer nos guerres… []

Une réflexion sur « Rire des morts »

  1. Elias

    « En dehors peut-être de ses évocations de casernes dans Le Grand Duduche, Cabu était rarement drôle lorsqu’il s’en prenait à l’armée »
    J’aurai bien aimé que vous disiez le fond de votre pensée à ce sujet. Cabu était-il tellement plus drôle quand il s’en prenait aux beaufs ? J’ai l’impression qu’il y avait les mêmes facilités, non ?

    « son niveau de drôlerie est très faible : la guerre fait des morts, ce n’est pas une surprise, les militaires le savent, les civils le savent, le rappeler relève un peu de l’enfonçage de portes ouvertes. »
    J’entend l’argument, mais à ce compte là, qu’est ce qui n’est pas usé jusqu’à la corde en matière d’humour ? de quoi peut-il être encore vaguement transgressif de rire ?

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