L’exemplarité du prof

De temps en temps, je diffuse une fausse-nouvelle. De bonne foi, bien sûr, mais le fait de se faire attraper et de participer ensuite sottement à abuser d’autres personnes n’en constitue pas moins une petite vexation. C’est ce qui m’est arrivé ce matin lorsque j’ai tweeté deux images du tableaux Suzanne et les vieillards, par Artemisia Gentileschi, dont l’une, censément photographiée aux rayons X révèle une image bien plus violente et torturée que la peinture telle qu’elle nous est connue :

Rappelons que le récit biblique de Suzanne raconte l’histoire d’une jeune femme qui, pour avoir refusé les avances de trois vieux cochons est accusée par ces derniers d’adultère et est condamnée à mort. Elle est heureusement sauvée par le prophète Daniel qui passait dans le coin. La particularité de ce tableau est qu’il est de la main d’une peintre baroque de grand talent, Artemisia Gentileschi, qui a elle-même subi un viol et, chose rare, a poursuivi son violeur devant la justice papale (puisque cela s’est passé à Rome), ce qui réclamait une certaine détermination car ce genre d’enquête, à l’époque, n’avait rien à envier à celles qui ont lieu dans des pays tels que l’Arabie Saoudite : examens gynécologiques humiliants, interrogatoire et même tortures ! Le procès, dont l’instruction a duré sept mois, a permis d’établir que le violeur, à qui Artémisia avait été confiée en apprentissage par son père, était une fripouille dans de nombreux domaines : violeur, voleur, assassin en puissance et coupable d’inceste. Il a été condamné à un an de prison, et l’a surtout été parce qu’il n’avait pas honoré sa promesse d’épouser sa victime, ce qui pour la justice papale eût sans doute constitué une conclusion heureuse.

Depuis toujours, on cherche des traces de rage ou d’envie de vengeance dans la peinture d’Artemisia Gentileschi. Et c’est tentant, car plusieurs de ses tableaux exposent des rapports hommes/femmes pour le moins tendus, avec décapitations, égorgements, meurtre à coup de clou et de marteau. Cependant le Suzanne et les vieillards, exécuté par l’artiste, alors âgée de dix-sept ans, ne peut pas être une réponse au crime qu’elle a subi puisque celui-ci a eu lieu deux ans plus tard.

L’histoire de la version cachée du tableau et découverte grâce aux rayons X était trop belle pour être vraie, et un quart d’heure après mon tweet d’origine, le graphiste Adrien Havet a signalé mon erreur et fourni la source originelle du document, le travail de l’artiste Kathleen Gilje :

À ma décharge, outre le fait que l’information erronée m’avait été transmise par une chaîne de personnes de confiance (un ami avais repris le post d’une directrice de musée qui elle-même l’avait trouvé sur une très sérieuse page Facebook consacrée à la restauration de peintures), un malicieux s’était amusé à légender les images (ce qui était peut-être l’élément le plus suspect, me dira-t-on) :

Bien entendu, j’ai aussitôt publié un correctif, et même plusieurs, en réponse aux personnes qui commentaient, et ceci dans l’espoir que mes corrections auraient autant d’écho que le tweet d’origine, qui a été largement diffusé.

Twitter ne permet pas de corriger un tweet : on le laisse ou on le supprime, mais on n’en modifie pas le contenu, l’alternative est binaire. C’est donc un dilemme fréquent : faut-il faire bruyamment connaître sa bévue, ou bien se contenter de supprimer le tweet erroné, au risque de laisser à la place des conversations tronquées et farcies d’explications que l’escamotage rend incompréhensibles ?
En général, je préfère la première solution, qui me semble honnête et claire, puisque j’assume mon erreur, je la dénonce et j’en rends compte. J’ai toujours trouvés un peu ridicules ceux qui suppriment une information erronée comme si elle n’avait pas jamais existé. Et je me dis aussi que faire connaître une erreur en tant que telle permet d’éviter que celle-ci soit commise à nouveau à l’avenir, car après tout il suffit à toute personne dubitative ou curieuse de cliquer sur mon tweet pour voir apparaître les dénégations.

On peut m’objecter que mon attitude n’interrompt pas vraiment la diffusion de l’information erronée puisque, un peu comme avec tout média de flux, les correctifs sont rarement aussi bien diffusés que les erreurs qu’ils réparent.
C’est ce que fait le dénommé @Khagneux, qui en tire des conclusions sur ma compétence professionnelle, sur ma moralité, et sur le prix auquel il estime mes compromissions intellectuelles : une poignée de retweets ! Quant à ma correction, elle n’est qu’un « simple » commentaire.
Heureusement qu’il ne s’agit pas d’un sujet trop grave, qu’est-ce que j’aurais pris sinon !

J’ai aussi eu une conversation avec un dénommé @FitZ7_ (ci-dessus), qui a commencé, en contribuable révolté, par se plaindre du fait que mes tweets erronés sont payés par ses impôts, puis qui a interrogé, lui aussi, ma moralité et ma compétence professionnelle. Je suis assez habitué à l’Argumentum ad professerum, lequel surgit facilement dans les conversations et me semble signe d’une envie de rabaisser une autorité. Ne m’étant jamais vu comme une autorité, un mandarin, un ponte, un donneur de leçons, je ne me suis jamais senti particulièrement heurté, j’ai toujours eu l’impression que ça ne s’adresse pas vraiment à moi, que cela répondait à des frustrations qui m’échappent.

Mais bon, cette histoire est l’occasion de réfléchir aux droits et devoirs d’un enseignant en nouveaux médias : est-ce qu’accompagner des étudiants sur des projets de design numérique impose d’utiliser Twitter sans jamais commettre la moindre gaffe ? Ce n’est pas la première ni la dernière fois que je tombe dans un panneau. Ma vision de l’apprentissage (celui de mes étudiants comme le mien, toujours à faire), inclut la sérendipité, la dérive, l’expérience, le risque, l’accident, la surprise, les essais et les erreurs. Se tromper est souvent l’occasion de réfléchir à un sujet, d’apprendre quelque chose. On dit d’ailleurs « ça me fait une leçon ». Pour ce qui est de l’enseignement, un équilibriste qui n’est jamais tombé peut-il enseigner à ses élèves comment on marche sur un fil ? Le fondement même de la démarche scientifique n’est pas tant de savoir que d’apprendre, n’est pas tant d’avoir raison que de savoir réviser son avis et tirer parti de ses erreurs, justement. Vraiment, je ne vois pas tellement le souci. Je ne suis pas spécialement fier d’avoir été la victime et le vecteur d’un canular, mais il me semble que le cacher, en espérant personne ne le voie ou que tout le monde l’oublie, surtout moi, n’est pas une occasion de progresser.
Quant à l’exemplarité, je n’y crois pas. J’ai lu suffisamment de dystopies pour savoir que le prix à payer pour la perfection est de faire taire ceux qui n’y croient pas. Pour être exemplaire, il n’est pas question d’espérer être parfait — c’est impossible —, il faut refuser d’admettre les erreurs que l’on a commises, les effacer, prétendre qu’elles n’ont jamais existé.

6 réflexions sur « L’exemplarité du prof »

  1. FoucPerotin

    Ton article est bien, et je comprends le dilemme, mais je pense quand même préférable de supprimer le tweet qui dit un truc qu‘on sait finalement faux. Tu as compris l‘erreur 3/4 d‘heure après le post. Il y aura donc bien plus de monde qui lira le tweet d‘origine après ce temps que pendant les 45 mn. J‘ai observé qu‘une forte majorité des gens ne lisent pas les réponses, y compris celles qu‘on fait soi-même. Ainsi, c‘est l‘erreur qui va durer, a priori, plus que sa correction.

    Alors comment supprimer, si on supprime, sans faire disparaître le tweet de l‘histoire universelle ? (ce qui te rebute) Je propose une solution assez bête, mais qui répondrait à ce souci :
    – faire une copie d‘écran du tweet contenant l‘info fausse,
    – le supprimer,
    – poster le tweet d‘explication, avec la copie d‘écran du tweet supprimé comme image.

    🙂

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      Ta méthode est plutôt bonne.
      Reste le problème des conversations tronquées, des retweets-avec-commentaires illisibles,…
      Je dois dire que c’est un des trucs qui m’ont toujours rendu fou sur les réseaux sociaux.

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        1. Jean-no Auteur de l’article

          @Wood : Je comprends le calcul, mais bon, les tweets des gens qui se servent de cette histoire pour me taper dessus, eux vont rester, faire référence à un affreux crime que j’aurais commis sans que personne ne puisse savoir quoi. Je préfère que tout le monde juge sur pièces (mais c’est peut-être égoïste/nombriliste)

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  2. FoucPérotin

    J‘ai déjà constaté combien les consversations tronquées par des suppressions te rebutent, mais c‘est un moindre mal, et très vite tout cela disparaît, devient invisible, emporté par le flux du média… Alors, il faut s’en foutre. Un jour, Mathilde Larrére a posté une mauvaise version, issue d’un tract, d’une affiche célèbre de la Commune, dont l’orginal, bien numérisé est facilement accessible en ligne. Son tweet a eu un succès fou (c’est une star de Twitter) et ma correction dans le fil des réponses aucun (elle a cependant répondu qu’elle était désolée d’avoir repris cette mauvaise version). Elle n’a pas supprimé son tweet et je lui en ai voulu de ça. Depuis, mon courroux s’est adouci, parce qu’elle depuis, au moins dans un autre post, diffusé cette fois la bonne version. Malgré tout, je pense qu’elle aurait dû supprimer, et poster un nouveau tweet très vite, avec la bonne version.

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    1. FoucPérotin

      (C’est l’affiche du 25 mars 1871, et je viens de vérifier qu’elle poste désormais la bonne version de l’affiche chaque 25 mars. Comme c’est aussi la date de mon anniversaire, allez, je lui pardonne définitivement… 😉

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