Archives mensuelles : février 2018

Le Plan B

Je n’irai pas voir l’extrait de On n’est pas couchés où Christine Angot1, commentant le parcours du slameur Grand Corps Malade, a affirmé que les carrières d’artistes étaient celles de gens qui avaient échoué à faire autre chose. Peu importe le contexte2, et peu importe Christine Angot, du reste, ce qui m’intéresse c’est plutôt de me poser la question à moi-même.
Voici les phrases qui sont reprises par de nombreux médias :

« Pour tous les artistes, être artiste c’est toujours un plan B. C’est ne pas avoir pu faire ce qu’on pensait faire quand on était petit, c’est-à-dire avocat ou instituteur ou médecin ou travailler dans une entreprise. (…) C’est toujours le résultat au fond d’un échec. »

Si j’ai bien compris, elle emploie le mot « artistes » pour parler de tous les gens qui créent et qui revendiquent leur travail de création, s’incluant elle-même (on pourrait étendre ça à bien des professions créatives, comme peuvent l’être les sciences par exemple). Au premier abord, cette affirmation ne tient pas la route, ne serait-ce que parce que tous les enfants n’ont pas rêvé les mêmes avenirs, et que nombreux sont ceux dont les rêves étaient précisément de chanter, de jouer la comédie, de danser, de dessiner, d’écrire.
On connaît par ailleurs les biographies d’innombrables artistes qui ont d’abord épousé des carrières « normales », avec succès pour certains, avant de décider subitement de s’emparer d’un micro, d’une machine à écrire ou de pinceaux pour devenir artistes et abandonner leur carrière précédente — ce qui est, du reste, le parcours de Christine Angot elle-même, qui a étudié le droit avant de découvrir sa vocation pour l’écriture. Enfin, on sait que de nombreuses personnes vivent leur vie entre deux carrières, un métier pour remplir le frigo, et une activité artistique pour eux-mêmes.
Ce qui est intéressant dans cette réflexion de Christine Angot, donc, c’est qu’elle est plutôt contre-intuitive, car les poncifs vont généralement dans l’autre sens : le businessman qui aurait voulu être un artiste, l’artiste raté qui, voyant que sa carrière ne décollera jamais, se résout à admettre l’échec et devient employé de bureau ou dictateur, la famille qui s’inquiète en voyant sa progéniture avoir des ambitions artistiques et qui lui suggère de se chercher d’abord « un vrai métier », et enfin les millions de gens qui ont un manuscrit dans un tiroir (un français sur quatre, paraît-il), ou un chevalet dans leur garage et qui occupent tout leur temps libre à barbouiller.

Derrière la réflexion de Christine Angot, je vois une autre question : les artistes sont-ils des gens inadaptés à la vie « normale », ayant échoué à se satisfaire d’une biographie essentiellement dédiée à satisfaire des besoins physiologiques et sociaux ?
Et au fait, est-ce que ça existe réellement, les gens qui n’ont aucune autre ambition ?

Je me souviens d’une nouvelle d’Isaac Asimov, Profession (1957), située dans au 66e siècle. Les gens n’apprennent plus leur métier, celui-ci est directement gravé dans leur cerveau par un ordinateur à leurs dix-huit ans. Ils ne choisissent pas leur profession, elle est déterminée par l’ordinateur aussi. Des olympiades permettent de classer les personnes en fonction de leurs qualités, afin que les plus douées soient sélectionnées pour travailler hors de la Terre.
Le héros, George Platen, n’en est pas là puisqu’il fait partie des rares dont le cerveau ne parvient pas à être éduqué par la machine. On le place alors dans une maison pour faibles d’esprits, où on le laisse pilosopher et réfléchir à loisir. Il s’évade puis revient et découvre que l’endroit est en fait un lieu d’études supérieures où l’on apprend par soi-même (et grâce à des objets aussi étranges que des livres) et où chacun développe sa capacité à penser et à créer. Celui qui se pensait un raté et en souffrait s’avère être tout au contraire quelqu’un qui peut apporter de nouvelles choses au monde, c’est le vilan petit canard qui découvre être un majestueux cygne.

Et si, comme ce George Platen, et pour donner raison à Christine Angot, l’art était un refuge pour certaines personnes qui ne trouvent leur place nulle part ailleurs ? En école d’art, c’est parfois quelque chose que l’on constate de manière assez flagrante, mais je n’ai jamais entendu personne me dire : « je suis ici parce que je n’ai pas réussi à avoir un travail “comme tout le monde” ». Enfin si je dois me montrer complètement honnête, je peux avouer que je connais un cas : moi.

Une publicité pour un groupe évangélique qui semble affirmer que la vie « comme tout le monde » est frustrante et qui vendent un « sens » à l’existence… Ils déposent ces flyers sur un présentoir de mon école d’art, qui n’est pourtant pas le lieu où les rêves les plus couramment exprimés sont d’avoir un job, une maison, une voiture…
Les années passent et personne ne leur a signalé la faute de conjugaison (« contactes »).

Après avoir passé mon CAP photographie option retouche, en 1987, j’étais destiné à devenir retoucheur photo. Non pas retoucheur avec Photoshop, comme à présent, mais avec des crayons, des produits chimiques divers, du gris-film et un pinceau en poil de martre. J’avais brillament réussi la partie théorique de mon CAP, avec 180 points sur 2003, mais je m’étais médiocrement illustré pour la partie pratique, avec 90 points sur 200, ce qui s’est avéré rédhibitoire : j’avais échoué. Et malgré cet échec4, j’ai aussitôt été embauché dans une société de reprographie où je devais photographier des maquettes de livres ou d’affiches. Car à l’époque, la composition des magazines n’était pas informatique, ou très partiellement, les éléments mis en page étaient collés sur un carton manuellement, et il fallait ensuite les photographier afin que la photo soit utilisée pour impressionner un cylindre offset. Le travail était répétitif, il fallait s’enfermer dans le noir, sortir un film, poser la maquette sur le banc de repro, prendre le cliché, développer le film et ensuite le retoucher grossièrement. J’étais très lent. On m’avait notamment fait photographier une revue littéraire grand public intitulée N comme Nouvelles, et je me suis montré incapable de ne pas lire les textes en même temps que je les reprographiais. Je me souviens que c’est comme ça que j’ai découvert Jorge Luis Borges. J’étais terriblement lent, donc. Un jour, à force d’effectuer des gestes répétifis, j’ai allumé la lumière alors qu’une boite de cent films A3 était ouverte : en un clin d’œil j’avais voilé des dizaines des films, coûtant plus que mon salaire à mon employeur. Celui-ci ne m’a pas engueulé, il m’a dit que c’était une chose qui arrivait à chacun une fois dans sa carrière. Dans mon cas, ce fut au troisième jour d’une courtre carrière. On m’a appris le tramage des images, aussi, et quelques petits trucs rendus inutiles par de nouvelles technologies.
Le vendredi, après déjeûner, le patron m’a demandé de venir le voir dans son bureau. Là, il m’a expliqué que j’étais vraiment trop lent, que ce métier n’était pas fait pour moi, que j’avais à son avis plutôt un profil d’artiste. Le mot artiste ne se voulait pas dénigrant, mais il voulait dire que je ne serai sans doute jamais quelqu’un d’efficace pour faire sans réfléchir un boulot qui ne m’intéresse pas. Malgré la frustration que j’ai ressentie en sortant, je dois admettre qu’il avait sans doute raison.
Dans mon cas, Christine Angot a donc presque raison. Presque, car trente ans plus tard, quoiqu’en pensent ceux qui me désignent de cette manière, et ils sont assez nombreux, je ne suis pas exactement un artiste, je n’ai pas d’œuvre, je ne vis pas de mes créations, ou très peu : j’étais bien trop fainéant5 pour être réellement artiste, car ça, j’en connais suffisamment pour le dire, c’est un travail à plein temps.

  1. Les réactions à la formule de Christine Angot (« être artiste c’est toujours un plan B ») ont été assez violentes, alors qu’elle a justement l’intérêt de ce que font (avec des méthodes et des buts souvent différents) les artistes ou les chercheurs, à savoir proposer une vision contre-intuitive des choses.
    Je dois dire que l’irritation que provoque toujours Christine Angot m’étonne. J’ai peur que le fonctionnement de On n’est pas couché soit terriblement malsain, ne serait-ce que pour l’heure indue à laquelle il libère les téléspectateurs, mais aussi pour la manière dont sont distribués les rôles sur le plateau, qui semble avant tout destinée à laisser croire que le présentateur est sympathique et bienveillant. []
  2. Notons au passage que Plan B est le titre de l’album de Grand Corps Malade, qui est venu au slam après qu’un accident ruine sa carrière sportive. Cette réflexion et le mot « plan B » sont donc d’abord une référence au parcours de l’invité. []
  3. Il y a quelques jours un de mes étudiants actuels m’a amené son grand-père, monsieur Cany, que j’ai eu comme professeur de technologie de la photographie. Je pense que j’étais l’étudiant qui s’intéressait le plus à son cours, alors il conserve un bon souvenir de moi. []
  4. J’ai eu mes deux premiers diplômes en même temps, bien plus tard : un Deug et une Licence. []
  5. C’est d’être un fainéant qui m’a naturellement amené à la programmation informatique : j’aime l’idée de créer la machine qui va ensuite produire des images, qui va travailler à ma place. Bien entendu, la quantité de travail à fournir pour concevoir l’automate est souvent disproportionnée par rapport au résultat, mais j’aime cette illusion que la machine travaille pour moi… []

éduquons la jeunesse !

Le gouvernement propose un nouveau plan pour éduquer les jeunes français à la citoyenneté.

Le principe sera de rendre l’action publique bienveillante envers tous, lisible, rationnelle, respectueuse de l’intelligence de ceux dont la vie est affectée par les décisions politiques. Pédagogique mais non condescendante, ralliant les citoyens aux projets par le dialogue et non en excitant les passions, les peurs et les antagonismes de classe, d’âge, de genre, d’origine ou de religion autour de thèmes secondaires et de notions affectives.
Il s’agira aussi pour les élus de se montrer constructifs envers leurs collègues — amis ou adversaires —, d’être honnêtes intellectuellement, de privilégier l’intérêt général à celui de leur parti ou de leur personne et de faire preuve de probité à tous les instants de leur mission1. L’exemplarité ne consistera plus pour les élus à se serrer les coudes pour défendre ceux d’entre eux qui auront fauté, ni traiter comme des galeux ceux d’entre leurs pairs — fautifs ou non — qui se seront avérés médiatiquement indéfendables.
Il suffira juste à ne plus avoir rien à se reprocher. C’est aussi bête que ça.

Enfin, tous les services de l’État se montreront eux aussi bienveillants, soucieux d’améliorer la situation de chacun, s’interdisant toute tracasserie arbitraire, toute violence qui ne servirait pas directement à contrer une autre violence, toute situation injuste ou humiliante, toute instrumentalisation politique malhonnête.

Une fois tous ces principes respectés, il est évident que les jeunes qui aujourd’hui ne comprennent pas bien la citoyenneté, qui croient que l’État est leur ennemi, qui ignorent que leur pays leur appartient autant qu’il appartient à ses représentants élus, réaliseront bien la fonction de chaque institution et y participeront d’eux-mêmes. Donner l’exemple, plutôt que d’imposer une énième variante d’un catéchisme républicain dominateur qui vide les mots de leur sens et ne semble toujours pas avoir admis l’idée, deux cent vingt-neuf ans après la Révolution française, qu’un citoyen n’est pas un sujet.

Mais non, hé, je rigole, n’ayez pas peur, rien de nouveau sous le Soleil, business as usual, on va continuer à considérer les jeunes comme des sauvageons à dresser et continuer à leur reprocher les maux de la société qu’ils sont les premiers à subir.
Vous inquiétez pas !

  1. On n’imaginera plus, par exemple, un ministre rester en exercice en ayant admis s’être rendu coupable de trafic d’influences en échange d’un rapport sexuel, s’en tirer en expliquant avec fierté et arrogance qu’il n’a rien à se reprocher puisque le délit est prescrit. []

La honte de l’hôte

Cette année, comme chaque année depuis sept ans, j’invite des créateurs1, majoritairement des auteurs de bande dessinée, à rencontrer mes étudiants à l’Université Paris 8. C’est toujours l’occasion de moments plaisants avec des artistes que j’apprécie (des gens de talent, parfois d’un niveau de notoriété considérable) et qui ont l’occasion de rencontrer des gens qui envisagent pour eux-mêmes des carrières de ce genre. Les étudiants sont astreints à assister à des cycles de conférences, car ce sont des rencontres avec des professionnels, et l’université doit montrer qu’elle se soucie de professionnalisation, conformément au blabla démagogique ministériel à ce sujet, mais au fond, pourquoi pas, rien de mieux pour comprendre les métiers que de côtoyer ceux qui les exercent. Alors pour ça, il y a un budget. Lorsque j’ai reçu mes premiers invités, ils étaient payés sur la base de six heures TD, soit quelque chose comme 240 euros bruts2. La somme était très correcte il me semble, et sans doute vraiment bienvenue pour certains artistes qui tirent le diable par la queue, mais assortie d’une première contrainte, qui était que les intervenants devaient être parisiens, ou en tout cas, que leur transport ne serait pas défrayé car, m’avait-on dit, « il y a suffisamment de gens intéressants à Paris ». Et c’est presque vrai : il y a beaucoup de gens intéressants à Paris. Mais tous les gens intéressants ne sont pas à Paris. J’ai réussi à inviter quelques non-parisiens, en profitant de leur passage lors d’un festival, par exemple.

Suite à la fermeture de l’université pour cause de panne de chauffage, la première conférence de ce semestre (Boulet) s’est tenue dans une galerie parisienne. Les étudiants prévenus à temps du changement de lieu n’ont pas été très nombreux mais je pense qu’ils ont passé un moment privilégié et plaisant. Pour l’invité, en revanche, le parcours du combattant commence (photo : Ronan Lancelot)

Pendant longtemps, c’était à moi de remplir les dossiers. On me fournissait des fiches sur papier fort et je demandais un peu piteusement à mes invités de me donner leur adresse, leur numéro de sécurité sociale, leur véritable nom pour ceux qui ont un pseudonyme, et quelques autres détails parfois fort indiscrets. Et ça se passait toujours mal, mais pas tout de suite : j’envoyais les dossiers, ils vivaient leur vie, et puis trois mois plus tard j’apprenais par mes invités qu’il y avait un souci, qu’on leur demandait subitement un nouveau document, une information oubliée, ou pire, qu’on ne leur demandait rien et que le dossier était juste perdu dans des limbes administratives de la plus grande opacité, et personne ne pouvait me renseigner sur ce qu’ils devenaient.
Certains invités m’ont mis en copie de mails légitimement énervés, j’ai toujours essayé de suivre les affaires mais ce n’était pas si facile, car je n’avais ni information ni pouvoir.
Récemment, mon université a décidé de rationaliser la procédure en mettant en place un système de formulaire en ligne à remplir par les intervenants eux-mêmes : je n’avais plus rien à faire, sinon donner les noms et les adresses e-mail desdits intervenants, la suite était dite « automatisée », c’est à dire à la charge des intervenants eux-mêmes3, ce qui me soulageait plutôt. Dès le début de la mise en place de ce système, des invités m’ont signalé que des éléments du formulaire bloquaient : on leur demande un diplôme qu’ils n’ont pas forcément, et on leur demande d’en produire une copie. On m’a parlé aussi de la requête d’un document établissant une « domiciliation bancaire », distinct de leur relevé d’identité bancaire…

Et puis cette année, un invité qui intervient dans quelques semaines me dit qu’il a presque fini de remplir son dossier mais ajoute : « j’attend mon retour du casier judiciaire ». J’ai d’abord cru à une blague destinée à exagérer le nombre des pièces à fournir. mais le gars semblait sérieux. Je me suis demandé s’il n’avait pas commis quelque erreur, coché une case sans rapport avec sa situation, mais lorsqu’une autre invitée m’a interrogé sur le fameux formulaire, je lui ai demandé si on avait exigé qu’elle fournisse un extrait de casier judiciaire, et elle m’a répondu positivement : « Oui !! ».
Consterné, mon premier réflexe a été de rendre publique cette requête scandaleuse4 par un tweet incrédule :

C’était une bonne idée, cela m’a permis de bénéficier du retour d’expérience de nombreuses personnes liées à une université ou une autre5, qui ont parfois dû renoncer à des revenus par appréhension du chemin de croix administratif qu’on leur avait imposé. À vrai dire, tout le monde a ce genre d’expérience, dont le niveau zéro, connu de tous les chargés de cours, est le fait de devoir faire acte de candidature pour savoir si on a le droit d’assurer une intervention ou un cours… des mois après l’avoir fait. Il y a quelques années, j’ai renoncé à me faire payer par l’université de Tours, où j’avais assuré un semestre de cours (frais de train remboursés, heureusement — ça ne doit pas émaner du même service) et noté les étudiants, car on n’arrêtait pas de me demander de nouveaux documents, et lorsque, des mois après que j’aie cru être en règle on m’a demandé une autorisation de cumul que j’avais déjà fournie, j’ai écrit :

Je ne suis pas certain d’avoir envie d’aller une fois de plus faire remplir des papiers à mon directeur (qui le ferait volontiers, cependant).
Donc laissez tomber mon dossier.

Le mec m’a juste répondu : « d’accord ! ». Et je n’ai plus entendu parler de l’administration de l’université de Tours, dossier clôt, mille deux cent euros qui n’auront pas à être versés.
Je suis toujours surpris que des gens eux-mêmes salariés ne semblent pas ressentir de honte à l’idée de participer à l’escroquerie pure et simple de personnes (ce n’est pas mon cas hein, je ne cherche pas à me faire plaindre) précaires. Mon expérience des grandes administrations comme celle de l’université est que les agents qui ne sont pas en première ligne, ceux qui ne rencontrent pas les enseignants ni les étudiants mais gèrent leurs dossiers, peuvent se montrer d’une légèreté étonnante sur les questions de confort matériel des employés précaires. Je ne sais pas exactement comment ça se passe, s’il suffit d’une personne incompétente ou de mauvaise volonté6 pour gripper toute la machine, s’il y a des reproches à faire aux personnes elles-mêmes où si c’est juste la mécanique administrative qui aboutit forcément à ces situations. C’est tellement courant dans les grandes administrations (publiques ou privées) que j’aurais tendance à penser que le problème vient bel et bien de la machine et non de ses agents. J’imagine qu’à partir d’une certaine échelle, ce genre de situation est une fatalité — dans les écoles d’art, qui ont un format plus familial, cela se passe bien différemment, on sait à qui s’adresser et le personnel administratif connaît les étudiants et les enseignants, ceux-ci ne sont pas des abstractions que l’on peut traiter comme des nombres.
Les enseignants qui m’avaient invité à Tours étaient, de leur côté, plutôt contrits et embarrassés, mais ce n’est pas eux qui ont la main, et je le sais bien puisqu’à Paris 8 je suis dans leur exacte situation : j’invite des gens mais je n’ai aucun pouvoir ni même aucun regard sur la manière dont ceux-ci seront traités. Quand on m’a à nouveau invité à intervenir à Tours auprès des étudiants de la promotion suivante, mes dents ont un peu grincé : et puis quoi encore ? Bien sûr, je suis moi-même salarié ailleurs, j’ai les moyens de m’asseoir sur un salaire ponctuel supplémentaire, mais rien ne dit que les gens pour qui la vie est plus difficile soient traités de manière plus correcte.

Je discutais sur les réseaux sociaux de cette question de dossiers à remplir lorsque plusieurs invités des années passées (ici une artiste, un auteur de bandes dessinées et un réalisateur de films d’animation) m’ont avoué avoir lâché l’affaire :

 

Et combien d’autres ?
Sans vouloir me faire plaindre, ce n’est pas la question, ces révélations provoquent chez moi un puissant sentiment de honte et l’envie de mettre le feu à l’université qui m’emploie. Mais passées ces humeurs improductives, j’aimerais comprendre : est-ce que tout ça est voulu ? Est-ce qu’il existe des directives, un projet conscient visant à décourager les intervenants de se faire rémunérer ?7 Est-ce que ces obstacles sont une méthode darwinienne pour s’assurer que seuls ceux qui sont vraiment aux abois iront jusqu’au bout pour se faire payer ? Est-ce que cela émane de la direction ? Est-ce que c’est la conséquence de décrets ministériels ? Est-ce que c’est juste la pente naturelle de chaque administration, suivant la théorie de la « cage d’acier », décrite par Max Weber, qui pousse les administrations à se « rationaliser » de manière toujours plus absurde, devenant des systèmes bureaucratiques qui, à force de calcul et de contrôle se révèlent juste oppressifs et paralysants ? Est-ce que c’est un cas d’application cynique des règles managériales éprouvées qui édictent que lorsque l’on veut baisser le coût de l’emploi ou pousser les employés à prendre la porte, il faut maltraiter ces derniers, élever le niveau de ce que l’on exige d’eux et les placer en situation permanente d’échec et de stress ? On peut parler aussi de l’évaluationnite qui a cours dans l’enseignement supérieur et qui impose aux établissements et à leurs agents de consacrer plus de temps à rendre compte de ce qu’ils font qu’à remplir effectivement leurs missions. Je dis l’enseignement supérieur, mais le cas des professeurs des écoles en primaire est sans doute encore pire de ce point de vue.

témoignage d’une invitée de ce semestre, sur Twitter, qui tente de remplir le dossier.

Une fois de plus, je constate que le « numérique » (ici un formulaire en ligne) se révèle un outil de choix pour empêcher la résolution de problèmes et laisser chacun dans une certaine solitude face aux dits problèmes : une personne de chair et d’os, à qui l’on s’adresse en face, n’aurait pas le cran de se montrer aussi maltraitante, aussi peu arrangeante, aussi catégoriquement impolie et aussi peu soucieuse d’aider que le peut un automate — qu’il s’agisse d’un portillon automatique du métro, d’une borne d’achat de billets ou du programme qui gère la validation d’un formulaire en ligne. Et bien sûr d’une administration, car une administration est bel et bien une machine. Comme je le disais pas plus tard qu’hier lors d’une conférence sur l’Intelligence artificielle, il ne faut pas craindre la méchanceté d’hypothétiques machines conscientes, celles-ci n’existent pas encore, mais bien les mauvaises intentions de ceux qui conçoivent des machines et se cachent derrière celles-ci pour agir nocivement.

En attendant, qu’est-ce que je dois faire ? Est-ce que je dois renoncer à mon cycle de conférences ? N’inviter que des auteurs dont les ventes sont si élevées qu’ils n’auraient pas l’idée de demander à être payés pour deux heures de leur temps ? Cesser de dire aux gens que j’invite qu’il s’agit d’un emploi rémunéré ? Enquêter pour comprendre d’où viennent ces dysfonctionnements ? Essayer de négocier je ne sais quoi avec je ne sais qui (les problèmes administratifs sont comme des savonnettes qu’on n’arrive jamais à saisir) ? Tout cela m’afflige, et je dis une nouvelle fois à mes invités que je me sens honteux d’avoir l’impression de les attirer dans une sorte de traquenard.

  1. En sept ans j’ai invité Cizo, Isabelle Boinot, Agnès Maupré, Papier gâché, Loo Hui Phang, Nine Antico, Thomas Cadène, Singeon, Marion Montaigne, Benjamin Renner, Xavier Guilbert, Aude Picault, Lisa Mandel, David Vandermeulen, Gabriel Delmas, Laurent Maffre, Ina Mihalache, Pochep, Charles Berberian, Geneviève Gauckler, Daniel Goossens, Paul Leluc, Nathalie Van Campenhoudt, Julien Neel, Delphine Maury, Étienne Lécroart, Clémentine Mélois, Thomas Mathieu, Jean-Yves Duhoo, Julie Maroh, Isabelle Bauthian, Boulet, Dorothée de Monfreid, Gilles Rochier, Kek, Colonel Moutarde et Pauline Mermet. []
  2. J’ai cru comprendre que certains se sont vus proposer la moitié seulement, mais j’ignore avec quelle justification. []
  3. C’est comme les automates dans les gares ou les applications qui remplacent les guichetiers : ils servent à déporter la charge de travail et la compétence de l’employé (dont on se débarrasse) sur l’usager. []
  4. Signalons au passage qu’à moi, en vingt-cinq ans d’emploi public en tant qu’enseignant dans le supérieur, on ne m’a jamais demandé un tel document. On ne m’a jamais demandé non plus de prouver que j’avais perdu vingt mois de ma vie à effectuer mon service national.
    Et au fait, que se passe-t-il pour un sociologue ou un anthropologue qui désireraient faire intervenir quelqu’un qui sort de prison ? Et même si la France n’est pas encore tout à fait la Turquie d’Erdoğan, il y a bien chez nous (ce sont la commission des droits de l’homme de l’UE ou des ONG liées aux libertés publiques qui le signalent) des activistes ou des journalistes tracassés judiciairement à des fins politiques : eux non plus on n’a pas le droit de les rémunérer pour intervenir à l’université ? Ne parlons pas, puisqu’il a toujours été hypocrite, du discours qui entoure la réinsertion des anciens détenus !  []
  5. Personne hors de Paris 8 n’a témoigné avoir eu droit à cette demande d’un extrait de casier judiciaire, il semble que ça soit une initiative locale. []
  6. Alors que j’avais toutes les peines à compléter mon propre dossier administratif de contractuel, une employée de mon université m’avait expliqué à demi-mot que ses lenteurs et ses erreurs étaient une forme de résistance passive car elle était opposée au fait que j’aie cet emploi (maître de conférences associé), non parce qu’elle avait quelque chose contre moi mais parce qu’elle était opposée aux emplois non-titulaires : pour une raison théorique, politique, elle aurait préféré que je ne touche pas de salaire et usait de tout son pouvoir pour ralentir mon dossier, mon paiement, etc.
    Un jour on m’a appris qu’elle est morte d’un cancer, ça ne m’a pas étonné car son bureau sentait fort le tabac et je soupçonne qu’elle y fumait. Je ne me souviens pas l’avoir abondamment pleurée lorsque j’ai appris sa mort quoiqu’elle m’ait toujours fait un peu pitié. Je n’ai pas non plus prié pour qu’elle rôtisse éternellement dans un enfer de paperasse absurde et de formulaires impossibles mais si on m’apprend que c’est l’endroit où on aura jugé bon de la transférer, je ne trouverai pas ça illogique. Oui je suis un peu méchant, mais je lui dois plus d’un cheveu blanc. []
  7. Le fonctionnement de l’université repose énormément sur le recours aux vacataires et autres contractuels qui assurent des cours pour bien moins cher que les titulaires — lesquels ne sont pourtant pas payés des fortunes. « L’autonomie » installée par Pécresse et Sarkozy a considérablement appauvri les universités : le nombre d’étudiants ne baisse pas, mais les revenus alloués par l’État sont forfaitaires et notoirement trop mal calculés pour que tout fonctionne, d’autant que certains frais nouveaux (surveillance contre le terrorisme notamment), augmentent. Et bien sûr cela se double d’un système d’évaluation qui fait croître la charge administrative qui pèse sur les enseignants ou force à recruter des personnels dédiés, avec injonction à préférer communiquer efficacement sur son enseignement et sa recherche plutôt qu’à enseigner et à chercher.  []