Archives mensuelles : février 2017

L’affaire Mehdi Meklat, suite

Je me dois de publier un complément à mon article précédent, qui était écrit à chaud, en découvrant l’affaire (et la personne) Mehdi Meklat. J’ai, depuis, participé à de houleuses conversations sur Twitter et lu les différentes réactions émanant de personnalités médiatiques ou politiques1, et les articles de presse que cette histoire a suscités2. Contrairement à ce que beaucoup ont cru en voyant que je ne participais pas à la joyeuse séquence de lapidation, je n’ai jamais voulu défendre ses tweets, et pas plus tenté d’en minimiser le contenu. Je n’ai pas non plus cherché à mettre en balance ces tweets avec d’autres erreurs ou horreurs commises par d’autres personnes censément opposées, car pour moi, une horreur commise par quelqu’un qui appartient à un camp, à une bande, et une horreur commise par quelqu’un qui appartient à l’autre bande, ça ne crée pas un équilibre, un match nul, ça fait deux horreurs. En fait, je pense même que toutes les erreurs appartiennent au même camp objectif, participent au même monde, malgré les oppositions culturelles, communautaires, idéologiques et autres. La seule chose qui m’intéresse, c’est de comprendre (non, comprendre n’est pas excuser !).
C’est ce qu’a voulu faire Claude Askolovitch, qui est allé rencontrer Mehdi Meklat, qu’il ne connaissait pas, et qu’il s’est proposé (finalement sans grand effet) de conseiller, car son brouillon de réponse (…) était mièvre. Il évoquait sa famille et ses bonnes actions, ses reportages auprès des éclopés du capitalisme. Il ne pouvait pas être mauvais, alors? «Ne vous abritez pas!» Je lui disais de prendre des risques. «La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir jusqu’où vous ressemblez à cette violence, et jusqu’où je peux la comprendre, voire la partager…». Plutôt que la comparaison à l’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde qui est venue à l’esprit de plusieurs commentateurs, Askolovitch établit un lien avec le golem du rabbin löw : le monstre qu’on crée pour se défendre mais qui échappe à tout contrôle.
Une autre tribune me semble apporter une ouverture, c’est Mehdi Meklat : Internet est un lieu encore plus compliqué pour les gens complexes, par Xavier de la Porte sur France Culture. Xavier fait une présentation des faits plutôt dépassionnée et juste qui se conclut par une réflexion sur nos vies numériques : « Il y a sans doute chez Mehdi Meklat une complexité qui nous échappe, et lui échappe aussi. Mais voilà, qui d’autre que lui peut le savoir, à condition que lui-même le sache ? Une seule chose est certaine dans cette histoire : avec sa capacité de mémorisation, avec les possibilités qu’il offre de jouer avec les identités, avec ce qu’il permet de cette parole mi-privée mi-publique, avec le sentiment d’impunité qu’offre cette parole, Internet est un lieu compliqué. Mais c’est un lieu encore plus compliqué pour les gens complexes ».

La palme du tweet incongru revient à celui-ci : une capture d’une page du premier livre de Mehdi Meklat et badroudine Saïd Abdallah censée être une « preuve » d’on ne sait quoi… Car c’est bien connu, aucun romancier n’a jamais mis en scène des personnages néfastes, des assassins, des crimes affreux,…

Je comprends les gens qui se sentent en colère, il y a de quoi. Je comprends que la colère leur rende insupportables, pour l’instant en tout cas, les tentatives de réflexion et de mise à distance. Enfin je ne sais pas si je le comprends mais je le constate, ceux qui s’y essaient se font copieusement insulter, reprocher une complaisance indigne ou irresponsable, etc. En trois jours, on m’a traité d’à peu près tous les noms, on m’a soupçonné d’être un inconscient, un futur collaborateur du califat de Daech-en-France, on m’a accusé, moi, athée laïcard, de soutenir une religion, on m’a reproché d’être pacifiste (je plaide coupable), on m’a asséné des cours sur l’histoire, sur les religions, sur la sourate numéro tant, on m’a juré qu’on n’enverrait jamais ses enfants à l’Université Paris 8 juste pour me punir puisque j’y enseigne, on a exhumé mes tweets honteux3, on m’a posé quinze fois la même question sans jamais accepter mes réponses, on m’a dit que je devais me taire (au nom de la liberté d’expression puisque je suis complice de ses ennemis, bien sûr), on m’a traité d’ignorant, on m’a dit que je faisais du deux-poids-deux-mesures4, etc., etc.
Sur Facebook, je bénéficie d’un environnement contrôlé : les gens avec qui j’y discute sont majoritairement des personnes que je fréquente dans le monde tangible, donc d’accord ou non, on peut discuter de manière civilisée. Sur Twitter, ça s’est avéré plus difficile, mais bon, je ne suis pas un nerveux, j’ai répondu patiemment, a priori toujours poliment, mais malgré tout un peu vexé de constater que mes contradicteurs ignoraient mes questions ou mes arguments lorsque ceux-ci dévoilaient l’incohérence de leurs raisonnements, et qu’ils ne consultent aucun des documents que je leur signale. Ceci dit, quand ils m’envoient sur leurs sites fascistes, je suis réticent à cliquer. Car mes contradicteurs sur Twitter, ces jours-ci, étaient souvent très très à droite, l’un m’expliquait par exemple le bien qu’il fallait penser du régime de Pétain, et la plupart me traitaient à chaque occasion de « gauchiste ». J’ai régulièrement répété que je n’étais pas de gauche, ce qui m’a valu quelques excuses — je me suis gardé de spécifier que si je ne suis pas de gauche, je reste infiniment moins de droite !

Sur Amazon, de courageux justiciers viennent descendre en flèche non le livre (que personne n’a lu) mais un de ses deux auteurs, à son tour insulté. Un exemple parmi d’autres du fait que le sentiment d’être dans le camp des gentils autorise un certain déchaînement de violence.

Une chose m’a intéressé : face à cette personnalité dissonante (le gentil Mehdi/l’affreux Marcelin), un Docteur Jekyll et Mister Hyde, comme beaucoup l’ont décrit, la plupart des gens choisissent de penser que la vérité de la personne est forcément le mauvais personnage, le Mister Hyde, et que cela entache et dénonce tout ce que le docteur Jekyll a pu produire de positif au cours de sa jeune existence.
Je vois deux raisons possibles à cette vision des choses. La première, c’est la peur que chacun a de laisser s’exprimer le Mr Hyde qu’il confine dans un coin de sa tête et espère contrôler.  C’est une peur que je comprends très bien car, sans doute, je la partage, je ne veux pas avoir d’indulgence envers mes propres pulsions. Ça ne vous arrive jamais de penser des horreurs, même de manière très fugace ? Moi, si, et pourtant mon surmoi (ou mon cortex préfrontal ventromédial, si vous préférez) veille au grain, c’est un calviniste pas commode, assez coincé et très sensible à la peur de se montrer injuste comme à celle d’éprouver de la honte.
L’autre raison m’inquiète beaucoup plus, parce qu’elle est ressassée sur toutes les ondes et dans les magazines d’information par les intellectuels médiatiques membres du « printemps républicain », par le discours d’une partie des journalistes, etc., et qu’elle trouve un fort écho populaire. Je parle de la peur panique qu’inspirent les musulmans : celui-ci, que l’on célébrait comme talentueux et bon-esprit mais qui expliquait refuser de s’excuser d’exister s’avère avoir été, plus ou moins en secret, un petit con ? Pataras, c’est tout ce qu’il représente qui s’en trouve sali, qui devient suspect, comme si on n’avait attendu qu’un domino en équilibre douteux pour que tout l’édifice s’écroule5.  Ce sont tous ceux qui l’ont aidé (Arte, France Inter, Le Seuil, etc.), qui deviennent les idiots utiles du plan machiavélique des Frères Musulmans ou de l’Arabie Saoudite. Bref, les musulmans sont intrinsèquement et irrémédiablement antisémites, sexistes et homophobes, leur livre saint les rend fous6, et ceux qui se refusent à ces généralisations sont des naïfs et des aveugles.

Le film Invasion of the Body Snatchers (Don Siegel, 1956) est souvent considéré comme une évocation de la psychose anticommuniste de son époque, même si on ne saurait dire si les humains « remplacés » sont censés être les communistes ou les macCarthystes. Le climat paranoïaque actuel m’évoque ce film.

Le problème que je vois dans cette opinion c’est qu’elle n’a qu’une issue : le choc des civilisations, la guerre. Une personne sur quatre dans le monde est musulmane, et parmi ces personnes, nombre sont croyantes et pratiquantes. Si on ne les considère pas comme des personnes douées de raison, à qui on peut expliquer son point de vue, avec qui on peut partager des valeurs, alors on n’a plus beaucoup de perspectives. Si on pense qu’un humain sur quatre est et ne peut être qu’un ennemi mortel, alors on ne peut vivre que dans la peur, et on devient l’instrument des projets de tous ceux qui ont intérêt à entretenir cette peur et à créer des occasions de l’exacerber. C’est pour préparer les batailles que l’on rassemble ses troupes, qu’on les excite, qu’on envoie de pauvres gens qui n’ont pas la moindre idée de ce que sont la pluralité de la presse et la liberté de caricaturer brûler des bâtiments diplomatiques français, ou qu’on réussit à provoquer des semaines de psychose au sujet d’une tenue de bain.
Les perspectives d’avenir que cela me suggère me font, à mon tour, très peur.

Les comptes parodiques sont nombreux sut Twitter. Certains sont très drôles, d’autres bien plus faibles. Certains, aussi, peuvent être soupçonnés d’émaner de partis politiques, tant ils sont systématiques à relayer leurs idées.

Revenons au cas de Mehdi Meklat. Qu’est-ce qu’on en fait, de ce jeune homme ?
Je ne vais pas essayer de récapituler la séquence des tweets et des erreurs fatales (conserver les tweets, supprimer les tweets) qui aurait permis de tenter de contextualiser l’ensemble au delà des « on dit que » dont la liste ne cesse de gonfler. Je dois tout de même rappeler qu’il n’a pas été « démasqué », comme Lorànt Deutsch en son temps, mais qu’il a plusieurs fois, et de manière très badine, évoqué ces tweets dans diverses interviews, Je ne vais pas non plus m’attarder sur la tradition très vive sur Twitter des comptes parodiques.
Les précisions de ce genre sont désormais inaudibles et passent pour des calculs byzantins. On veut voir perler le sang, le fautif doit expier.
La LICRA a décidé de porter l’affaire en justice. Pour moi, c’est une bonne et une mauvaise chose. Une bonne chose, car l’affaire va pouvoir être dépaysée, quitter le tribunal populaire pour être jugée dans un tribunal tout court, et on peut espérer voir le droit appliqué équitablement. Mais c’est aussi une mauvaise chose, car un procès se conclut par une transaction : on troque la faute commise et la culpabilité qui l’accompagne contre une amende ou une peine de prison. On paie sa dette. Mais est-on beaucoup plus avancé ?
Certains réclament la disparition médiatique de Mehdi Meklat : on ne doit plus vendre ses livres, sa maison d’édition doit le congédier, les médias avec lesquels il travaille doivent rompre toute collaboration. Une vengeance, donc, mais dans quel but exactement ? Qu’est-ce qui peut en ressortir ? Pourquoi lui refuserait-on le droit de faire ce qu’il sait bien faire au nom de ce qu’il a fait de mal ? Quel métier veut-on qu’il fasse ensuite ? Quand aura-t-il le droit de redevenir journaliste et romancier ? Est-ce qu’une partie du public aimerait — pour conforter ses préjugés — que Mehdi Meklat devienne fou et paranoïaque comme l’est devenu Dieudonné, qu’il choisisse de devenir le Mr Hyde qu’on l’accuse d’être ?
Personnellement (c’est encore mon intransigeant surmoi calviniste, voire zwingliste, qui parle), je ne crois pas au pardon, aucune mauvaise action n’est jamais lavée, elle a été commise, elle existe à tout jamais, chercher à en réparer les conséquences ne répare rien, c’est juste le minimum que l’on puisse faire. Et avec Internet, aucune mauvaise action ne pourra plus jamais être oubliée. Mais d’un point de vue pragmatique, que faire de Mehdi Meklat ? Qu’a-t-on prévu qu’il devienne ? Qu’est-ce que ses dix mille juges proposent ?

  1. Christiane Taubira, nettement visée dans l’affaire, réagit avec un texte clair qui condamne les tweets sans condamner le reste de l’œuvre. Pierre Siandowski, des Inrockuptibles, réagit avec fermeté mais aussi amitié et confiance.
    La réaction du jeune homme, publiée sur Facebook, est à lire aussi. Voici sa conclusion : « Pourtant, ces outrances n’ont rien à voir avec moi. Elles sont à l’opposé de ce que je suis et ce que je veux représenter. Je me souviens que Marcelin Deschamps, parfois, en une heure, pouvait ne jamais s’arrêter. Sa diarrhée verbale était son expérience ultime, comme un déversement sale et visqueux dans un monde qui peut l’être tout autant. Aujourd’hui, j’ai conscience que les provocations de Marcelin Deschamps, ce personnage pouilleux, étaient finalement leurs propres limites. Elles sont désormais mortes et n’auraient jamais dû exister ». []
  2. Notamment : Docteur Mehdi et Mr Meklat (Mediapart) ; Mehdi Meklat, jeune écrivain prodige, et son double antisémite et homophobe (Arrêt sur images) ; Le chroniqueur Mehdi Meklat rattrapé par ses tweets haineux (Le Monde) ; D’anciens tweets injurieux d’un chroniqueur du Bondy Blog provoquent un tollé (Le Figaro) ; Tweets outranciers : l’étrange cas du Dr Meklat et de M. Deschamps (Libération) ; Mehdi Meklat prétend que c’était son double maléfique qui tweetait (Rue89) ; Mehdi Meklat : “Avec Marcelin Deschamps s’est joué quelque chose de l’ordre de l’autodestruction” (Télérama).
    J’ai aussi lu des portraits et des interviews de Mehdi Meklat. J’ai été particulièrement intéressé par son passage, il y a moins d’une semaine, à La Grande Librairie où, avec son binôme Badroudine Saïd Abdallah, il fait figure de jeune homme posé, intelligent et intéressant, brillant pour son très jeune âge. Certains y avaient vu une « humiliation » de Philippe Val (lui aussi invité), ce que j’ai désespérément cherché, et depuis, certains interprètent l’impassibilité de « Mehdi et Badrou » lorsque Val ou Kamel Daoud s’expriment comme une muette hostilité, mais je pense qu’objectivement, rien ne démontre quoi que ce soit de ce genre. []
  3. Notamment un où je plaisantais sur le fait que la télé continentale appelait « régionalistes » les listes nationalistes corses… On n’a pas su m’expliquer le problème que posait cette réflexion. []
  4. On m’a par exemple dit que je n’aurais pas été aussi indulgent avec Lorànt Deutsch. Ce procès d’intention m’a posé deux problèmes. Le premier c’est que je n’ai jamais eu pour but d’être indulgent envers les tweets de Mehdi Meklat. Le second est que je ne voyais pas du tout de quoi il était question… Et puis on m’a rappelé les tweets de @Lacathelinierre, compte utilisé par l’acteur-historien pour couvrir d’injures toute personne le critiquant. Il se montrait furieusement misogyne, voyait en ses contradicteurs des « islamo gauchos » et des « bobos connos ». Enfin, il ironisait régulièrement sur le massacre du Bataclan. Il s’est défaussé en plaidant le compte piraté, ce qui a suffi à beaucoup et l’affaire n’a pas pris des proportions trop exagérées.
    J’ai cherché ce que j’avais dit à l’époque : j’avais ricané, j’avais relayé deux articles, et cela m’avait inspiré un article sans rapport avec les tweets en question. Mais je n’avais demandé la tête de personne, je n’avais pas écrit à l’éditeur de Deutsch pour lui demander de rompre son contrat, etc. Je ne pense pas souvent participer à des « lynchages » virtuels. J’emprunte sans doute les mêmes vagues et les mêmes courants que tout le monde, mais je n’aimerais pas me voir en piranha. []
  5. On peut voir comme cette histoire a ouvert la boite à fantasmes avec un article de l’écrivain (à compte d’auteur, mais peu importe) Arnaud Vauhallan, qui écrit : « Vous les bourgeois, c’est sans doute un univers qui vous fascine et vous imaginez sans doute des banlieues comme des endroits où les méchants policiers traquent les gentils jeunes en fonction de leur couleur de peau, en réalité c’est pas ça. Les violences dans ces endroits ne sont pas commises par les policiers et tout le monde le sait, sauf les bourgeois. C’est pas les policiers qui pissent dans l’ascenseur, qui dealent du shit dans le hall, qui fouillent les gens pour voir si c’est pas des flics avant de rentrer dans la cité, qui balancent de l’électro-ménager sur les voitures de l’Etat, qui font des tournantes, des braquages, qui brûlent des bagnoles, c’est pas les policiers qui font ça et tout le monde le sait. »
    … Sans souscrire à certains récits angéliques (mais qui y souscrit, au fait, qui y croit en dehors de ceux qui les dénoncent, comme ici ?), indiens contre cowboys, etc., les gens qui vivent dans les banlieues auront du mal à contresigner un tel ramassis de clichés ! []
  6. Comme je l’ai écrit de nombreuses fois sur ce blog et ailleurs, je ne crois pas du tout à l’hypothèse du livre qui dirige les actes : les gens choisissent dans les livres saints (ou maudits) ce qu’ils veulent bien en retenir. Croire que quiconque serait assez influençable pour être l’esclave d’un livre revient à exonérer de leurs responsabilités ceux qui agissent mal au nom des livres. C’est ce que je pense des religions en général : elles sont faites par les hommes, et ceux-ci obéissent à ce à quoi ils veulent bien obéir. Et quand elles servent à opprimer, ceux qui s’en réclament ne retiennent que ce qui les arrange.  Cf. mon article Il n’existe pas de religion de paix. []

Facéties et châtiment

Aujourd’hui, je découvre l’existence de Mehdi Meklat, journaliste au Bondy Blog, à France Inter, sur Arte, et auteur de deux livres publiés au éditions du Seuil. Je ne le découvre pas tout à fait, je me rends compte que j’ai sans doute déjà lu plusieurs de ses textes, sans prêter attention à sa signature — d’autant qu’il co-signe ce qu’il écrit avec un autre jeune homme, Badroudine Saïd Abdallah. En fait, je réalise que j’avais croisé des photos du duo dans Libération ou Télérama : deux jeunes gens très cosmétiques, portant avec gravité mais sans haine la conscience d’une jeunesse des cités frustrée, fière de ses racines et avide d’un futur positif.

Pour je ne sais quelle raison1, plusieurs personnes ont exhumé de vieux tweets qu’a commis Mehdi Meklat, et c’est devenu en très peu de temps un important sujet sur Twitter, et même l’objet d’une cabale assez violente si l’on considère qu’elle ne visait qu’une unique personne. Je dois dire que je n’ai pas tout compris à la chronologie et à la nature de l’œuvre incriminée : il y a des tweets qu’a publié Mehdi Meklat  sous le pseudonyme Marcelin Deschamps, personnage de composition raciste, sexiste, homophobe, mais il y a aussi les tweets qu’il a publié en son nom propre. Comme le compte Marcelin Deschamps est devenu Mehdi Meklat (si j’ai tout compris), qui ne faisait depuis longtemps plus mystère d’être l’auteur de ce « gag », il n’est pas facile de dire quelle identité est responsable de quels tweets. L’auteur a publié ces explications :

Je serais bien incapable de démêler l’affaire, puisque de nombreux messages ont été supprimés, mais on trouve effectivement dans ses propos beaucoup de sexisme, d’homophobie et d’antisémitisme. Si on prend chaque tweet isolément et dans son contexte (par exemple une réponse à la « une » franchement raciste2 de Charlie Hebdo sur Boko Haram, on peut lire de l’excès, un humour plus ou moins habile, généralement déplacé, une ironie sans grande maturité envers certains réflexes médiatiques, etc. Ironiser sur le concept de « racisme anti-blanc » est bien, mais si l’ironie n’est plus vraiment perceptible3, qu’est-ce qu’il reste ? Est-ce que les tweets s’adressaient à des personnes conscientes du gag ? Jusqu’à quand est on dans l’humour, dans le trolling par l’absurde ? Finit-on par être envahi par son personnage, grisé par la publication sous pseudonyme au point de perdre le contrôle ?

Grâce au cache de Google, on apprend qu’en une journée, Mehdi Meklat a supprimé 50 000 tweets. Et gagné près d’une centaine de followers.

Si on en lit des dizaines d’affilée, on a plutôt l’impression du catalogue des névroses de quelqu’un qui a un trop-plein d’agressivité à évacuer, pour qui toutes les femmes (et un certain nombre d’hommes) sont des « putes » à qui on souhaite le viol, qui présente Adolf Hitler, Mohammed Merah ou Ben Laden comme des héros, qui semble obsédé par les juifs, qui a des idées créatives sur ce qu’il aimerait insérer dans l’anus des personnes qu’il exècre, et qui a souhaité mille morts à l’équipe de Charlie Hebdo. On notera qu’après avoir été exaucé, l’auteur des tweets a co-signé une tribune compatissante où il était dit « Ces morts sont les nôtres », une affirmation que l’on peut lire de plusieurs manières si l’on se rappelle qu’elle fait suite à une série d’appels au meurtre. Par la suite, Mehdi Meklat citera régulièrement Charlie Hebdo de manière moins compatissante, pour fustiger le fameux « esprit Charlie », érigé en dogme par certains — personnellement j’ai aussi critiqué le « Êtes-vous Charlie ? », bien que longtemps lecteur du journal, admirateur de ses auteurs assassinés et profondément affecté par leur destin, mais c’est une position que l’on accepte plus facilement d’un vieux blanc que d’un jeune rebeu (comme on dit dans ma banlieue). Difficile de savoir ce qui est censé être de l’humour ou ce qui est censé être sérieux, car qu’il s’agisse de tweets outranciers ou de tweets « normaux », les cibles sont souvent les mêmes (Caroline Fourest, Charb, Sophia Aram,…). Je ne comprends pas bien ce qui a été posté sous quel nom, et la confusion à ce sujet semble assez générale — plutôt que d’avoir deux comptes distincts, Mehdi Meklat semble avoir renommé son compte parodique, attribuant les anciens tweets de son personnage à sa personne.

Un échantillon…

L’histoire ne s’arrête pas là. Des centaines de personnes, sur Twitter, ont pris fait et cause contre Mehdi Meklat, et si on ne peut pas leur reprocher de s’indigner des tweets de ce dernier, leur unanimité produit un effrayant effet de meute. De nombreux tweets réclament aux éditions du Seuil, aux Inrockuptibles, à Arte, et bien sûr au Bondy Blog, de rompre toute forme de collaboration avec Mehdi Meklat, de le licencier sur le champ4, et c’est jusqu’à Christiane Taubira qui se fait reprocher d’avoir posé en couverture des Inrockuptibles aux côtés de Badroudine Saïd Abdallah et de Mehdi Meklat.

Le personnage de « facho » Marcelin Deschamps (espérons que personne ne s’appelle réellement ainsi) est antisémite, homophobe, misogyne, mais n’était pas obsédé par la critique de l’Islam, contrairement aux authentiques militants d’extrême-droite. L’auteur du personnage, lui aussi, défend cette religion et le fait même avec un certain lyrisme républicain.

Puisqu’il est très difficile d’enquêter, c’est à dire de recenser tous les tweets publiés pendant cinq ans (cinquante mille d’entre eux ont été effacés) mais surtout de les interpréter dans leur contexte, de savoir à quel public ils s’adressaient au moment où ils ont été émis chacun réagit avec ses tripes et avec ses préjugés, et notamment ses préjugés sur les gens issus des cités. Chacun réagit aussi avec un recul que je juge pour ma part anachronique : on ne peut pas, sans examen sérieux de ses intentions, accuser quelqu’un d’avoir effectivement voulu le meurtre de quelqu’un d’autre s’il a eu une phrase légère sur le sujet. Imaginons que demain Jean-Marie Le Pen soit assassiné, pourra-t-on reprocher son meurtre à chaque personne qui a dit avec légèreté un « celui-là, s’il pouvait crever… » ? Si oui, ça risque de faire du monde, parce que je l’ai souvent entendu. Lorsque Charlie Hebdo a connu des difficultés financières, Mehdi Meklat a tweeté « Je vous souhaite la mort », il me semble que cette phrase certes très violente s’adressait au journal plus qu’aux membres de sa rédaction, et je ne pense pas (à son auteur de le dire) qu’elle constituait un projet, une prescription ou une fatwa.

Parmi les gens qui reprochent le racisme de ses tweets à « Marcellin Deschamps », on trouve toutes sortes de gens, et sans doute pas que des promoteurs du « vivre ensemble » et de la paix entre les communautés religieuses.

Les sites Fdesouche, Boulevard Voltaire ou Europe-Israël ainsi que toute la « fachosphère » exultent, voyant là une confirmation de l’aveuglement des « bobos » qui ont soutenu le jeune journaliste au cours de sa carrière fulgurante, et qui interprètent l’affaire comme une révélation de la duplicité du Bondy Blog, de la vigueur de son « racisme anti-blanc » et d’une mentalité homophobe, sexiste et antisémite des français issus de l’immigration maghrébine. Ces voix de crécelle rouillée dont on se réjouira au moins qu’elles s’engagent contre différentes formes d’exclusion (même si ce n’est souvent qu’une posture opportuniste pour en promouvoir d’autres) jouxtent celles de toutes sortes de braves gens à juste titre heurtés par le contenu des tweets incriminés qu’ils découvrent. Quelques voix défendent le jeune homme, comme son ancienne employeuse Pascale Clark qui écrit : À l’antenne @mehdi_meklat ne fut que poésie, intelligence et humanité. Son personnage odieux, fictif, ne servait qu’à dénoncer. La journaliste Laura-Maï Gaveriaux quant à elle s’étonne que tant de gens soient si catégoriques quant aux intentions de l’auteur des tweets — qu’elle juge blessants puisqu’ils visaient des personnes, refusant en revanche de s’associer à ce qu’elle qualifie de lynchage. Son confrère Claude Askolovitch, quant à lui, s’interdit de surinterpréter « une immense connerie ». Il s’embête à « arracher à la meute un type qui s’est cru assez malin pour twitter des immondices » dont les blagues sont « absolument laides, impardonnables, perverses, dans un jeu périlleux » mais où il refuse d’y voir « des messages ni de vraies prises de position »… Ce qui correspond à peu près à ma propre humeur sur le sujet.

Le Bondy Blog a émis un communiqué assez clair. Mon sentiment à la suite de cette histoire me rappelle celui que j’ai eu lorsque Charlie Hebdo a fait valoir son droit d’expression, après l’affaire des caricatures : j’ai défendu leur droit à s’exprimer mais je n’en ai plus acheté qu’un ou deux numéros depuis. De la même manière, si je laisse le bénéfice du doute à Mehdi Meklat et si je suis certain de l’utilité et de l’honnêteté du Bondy Blog, j’éprouve depuis hier un petit dégoût à leur endroit et je ne me vois pour l’instant pas plus aller lire leurs articles que je ne vais lire ceux de Valeurs Actuelles, Causeur, Atlantico et autres Fdesouche. La confiance dans le projet est émoussée, parce que j’ai l’impression, sans doute à tort, d’avoir eu un aperçu désagréable de pensées inconscientes que j’aurais préféré ignorer.

Avec cette affaire assez navrante, on revient aux critiques faites (y compris par Mehdi Meklat) à Charlie Hebdo : l’humour peut-il être « libre » au point d’ignorer le contexte dans lequel il s’exprime, et les mutations de ce contexte ? L’humour peut-il être « libre », « insolent », « politiquement incorrect » au point de se mettre à défendre des positions réactionnaires et à servir de caisse de résonance aux opinions les plus rances ? Lorsqu’il a systématiquement les mêmes cibles, l’humour en est-il vraiment, ou bien trahit-il la mentalité ou au moins les obsessions de la personne ? Selon un article du Monde, Mouloud Achour aurait dit à Mehdi Meklat « Arrête ces Tweets! Tu n’es pas dans une cour de récréation! Les écrits restent, un jour on te les ressortira. ». Le jeune homme répondait à cela que les tweets n’émanaient pas de lui mais du personnage qu’il avait inventé et, plus trouble, qu’il s’agissait de ses « pulsions ».
L’humour qui joue sur l’absurdité, sur l’outrance et sur le petit frisson de l’indécision (est-ce vraiment ce qu’il pense ? Est-ce un pastiche ?) est assez délicat à manier et peut, comme on le voit ici, avoir des conséquences assez lourdes.

Je profite de cette histoire pour faire une confession.
Au début du quinquennat de François Hollande, je trouvais ridicules les tweets à succès d’une personne qui revendiquait un fort engagement à droite et reprochait tout et rien au nouveau président élu dès le jour de sa prise de fonctions : chômage, dette, et autres indicateurs qu’on pouvait pourtant plus légitimement reprocher au président sortant sorti. Avec malice, j’ai créé un compte avec un nom quasi identique, en intervertissant deux lettres. J’ai même utilisé la même photographie, en me contentant de la retourner. Et j’ai commencé à tweeter des pastiches des tweets de mon modèle, à qui je faisais dire des choses telles que « trois jours de pluie, ça suffit, Hollande démission ! ». J’avais recours à des raccourcis complètement illogiques, des arguments et des formules mélangeant sentimentalisme et politique d’une manière totalement absurde, accusant les victimes de racisme d’être racistes et parlant des racistes comme de victimes. C’était assez drôle, je suppose, car j’ai eu rapidement un grand nombre d’abonnés. Je pastichais assez bien le ton de mon modèle pour que plusieurs fois des gens s’y laissent prendre et se montrent consternés de l’entendre qualifier François Hollande de bolchevik tout en prenant la défense de Pinochet, Franco, Pétain ou les prêtres pédophiles (ce que n’aurait pas fait l’original qui, m’a-t-on dit, était fort affligée de mes facéties).
Peu à peu, mon personnage a nettement dérivé de son prototype et pris son indépendance, tweetant des choses toujours plus odieuses (quoique dans un langage plus feutré que ce lui de « Marcelin Deschamps », forçant souvent le lecteur à lire entre les lignes), mais j’ai vite été rattrapé par l’histoire : c’était l’époque de la « manif pour tous », où toute une partie de la droite française a glissé de la déjà insupportable surexcitation sarkozyste à un néo-conservatisme proche de celui des groupes de pression politico-religieux américains (qui, pensent certains, l’ont financé !) qui promeuvent une multitude d’exclusions au nom d’un sympathique rabbin d’il y a deux mille ans. La droite conservatrice et identitaire faisait son mai 1968, et mon personnage au départ stupide commençait à être un peu trop à sa place, au point que je m’en suis dégoûté. J’espère ne pas avoir participé à l’la promotion de l’imbécillité crasse d’une partie de mes compatriotes, et ne pas avoir créé du bruit et de la confusion là où je cherchais à provoquer de la réflexion, mais c’est une bonne illustration de la loi de Poe : passé un certain stade, on ne peut plus distinguer le pastiche de l’outrance.

Un beau jour, j’ai supprimé le compte en question, rendant la paix d’esprit à la personne qui lui avait servi de modèle au départ. Je sais que beaucoup de gens l’ont regretté, mais pas moi car je ne voyais plus comment faire rire, ni même comment me faire rire moi-même.
Quelque part, en tout cas, je peux me mettre à la place de Mehdi Meklat, il m’arrive d’être facétieux. Ce jeune homme a été malhabile, au minimum, mais il me semble non seulement excessif mais aussi injuste de vouloir en faire le frère Kouachi caché ou de projeter sur lui tous les fantasmes médiatiques liés à la mentalité des jeunes habitants des cités5. Le torrent de haine qui s’est déversé en quelques heures sur le jeune homme en dit long sur les arrières-pensées ou les peurs de ceux qui se sont lancés dans ce dérangeant hallali — car à mille contre un, on ne peut pas vraiment parler de débat d’idées ni même de justice.

  1. La sortie du second livre du duo il y a quelques semaines, peut-être, ou l’humiliation subie par Philippe Val, ridiculisé paraît-il par Mehdi Meklat sur le plateau de La Grande Librairie. []
  2. La « une » de Riss sur Boko Haram (#1166 du 22 octobre 2014), régulièrement montrée comme preuve d’un racisme ordinaire chez Charlie Hebdo, était raciste. Je ne pense pas que son auteur se considère comme tel, mais en faisant des esclaves sexuelles de Boko Haram d’antipathiques femmes voilées qui demandent à ce que l’on ne touche pas à leurs allocations familiales, Riss soutient plusieurs des clichés véhiculés par l’extrême-droite. []
  3. Quelqu’un qui l’a suivi sur Twitter à l’époque me disait : « Je pense qu’aucun de ses followers ne prenait ça au 1er degré. Pour moi, c’était juste une parodie de troll Twitter ». []
  4. Je suis toujours stupéfait de la facilité avec laquelle certains réclament que certains aient l’interdiction d’exercer leur profession dès lors que celle-ci est publique. Jusqu’ici, pourtant, l’œuvre de Mehdi Meklat et de Badroudine Saïd Abdallah dans les médias grand public n’a rien de scandaleux et doit son succès à un esprit positif. []
  5. Quand Charlie Hebdo écrit à un politicien « crève salope », se moque de sa mort, etc., on trouve ça drôle ou pas, insultant, excessif, etc., mais personne ne fait semblant de croire à une authentique incitation au meurtre. Pourquoi appliquer une telle grille de lecture à Mehdi Meklat si ce n’est par préjugé sur ce qu’il représente ? []