Archives mensuelles : janvier 2017

Trump al Ghul (Dark Trump Rises)

Batman: The Dark Knight rises ne marquera pas l’histoire du cinéma (sauf peut-être pour le caractère sobrement comique de la scène de la mort de Marion Cotillard), mais la cérémonie d’investiture de Donald Trump lui donne une nouvelle dimension.
Le réalisateur, Christopher Nolan, s’est toujours défendu d’avoir voulu imposer un message politique et a même dit que, si la politique était bien le thème, on pouvait l’apprécier quel que soit son bord : les uns penseront qu’ils parle du fascisme et les autres du communisme, il y en a pour tous les goûts, ce n’est pas une politique précise qui est visée mais juste la démagogie. C’est la position habituelle de tout réalisateur de blockbuster1.
Tout de même, l’allusion au mouvement Occupy Wall Street semblait assez claire : le peuple espère reprendre le pouvoir que lui a confisqué le capitalisme financier pour lui imposer un système inégalitaire artificiel, et ce mouvement social aboutit au siège de la Bourse de Gotham — et puisque Gotham est New York, sa bourse occupée est Wall Street. Le message que je comprends, c’est que parler de changement est forcément démagogique et sert les intérêts d’escrocs. Et pire que tout, pour « l’homme blanc économiquement défavorisé » (ainsi que l’on décrit l’électeur de Trump), la personne qui se cache derrière cette escroquerie n’est pas un tribun viril et exalté  — Bane, l’écorché vif —, c’est bien pire, c’est <spoiler>une femme et une terroriste crypto-musulmane !2</spoiler>. Heureusement, le milliardaire (self-made héritier) Batman, connu pour ses arnaques à l’assurance3 vient dispenser une correction méritée au peuple séditieux, ruinant les rêves d’émancipation de celui-ci et rétablissant l’ordre tel qu’il l’entend et tel qu’il profite à sa classe sociale.
On qualifie souvent Batman de « vigilante », de fasciste qui œuvre comme juge et bourreau sans autre légitimité que celle qui lui confère sa fortune. Ça se discute : il évite le meurtre4, pallie effectivement un système défaillant et corrompu, et, s’il le fait en marge de la loi, n’en est pas moins apprécié des policiers. Hmmm, même dit comme ça, il est louche.
Reste que quoi que l’on pense de Batman en règle générale, le film Dark Knight Rises présente les envies de changement sociaux « de gauche » comme un attrape-nigaud dont profiteront de rusés démagogues.

En reprenant presque mot pour mot le discours de Bane dans Dark Knight Rises lors de sa cérémonie d’investiture5, Donald Trump lance un message assez cynique : il gardera ses milliards grâce à la naïveté de millions de nigauds  à qui il n’a pas promis de redistribution, mais à qui il a fait croire que les gens riches ne rêvaient que d’améliorer la condition de ceux qui ne le sont pas.
Le slogan de Occupy Wall Street«We are the 99%», rappelait que la plus grosse partie du pouvoir politique et de la richesse des États-Unis était détenue par seulement 1% des habitants du pays, et que cette concentration inique ne cessait de progresser. Le slogan du cabinet de Trump pourrait être «We are the 1%», lorsque l’on sait que ses 17 membres6 possèdent à eux seuls plus qu’un tiers des foyers américains.
Avec un certain succès, Christopher Nolan a décrédibilisé Occupy Wall Street et, par anticipation, participé à couper l’herbe sous le pied à Bernie Sanders — le candidat du mouvement. Aujourd’hui, avec son malicieux plagiat, l’équipe de campagne de Trump nous fait savoir que la démagogie l’a emporté, au détriment du peuple, et qu’elle n’a même pas eu besoin de laisser entendre aux gens qu’elle se souciait d’injustice sociale, il a suffi, comme toujours, de monter les pauvres les uns contre les autres.

  1. À l’exception notable de l’imprudent Paul Verhoeven lors de ses années hollywoodiennes. Des gens comme James Cameron, qui produit des films éminemment politiques, sont bien plus avisés et ont compris qu’un message avait bien plus de force en étant diffusé qu’en étant expliqué. Expliquer un message sert juste à convaincre les gens qui ont les mêmes idées que soi que l’on est de leur bord.  []
  2. Miranda Tate est en fait Talia al Guhl, la fille de Ra’s al Ghul, un des plus grands ennemis de Batman. Je ne sais pas s’il est fait directement allusion à une appartenance religieuse de la famille al Ghul dans les aventures de Batman, mais leurs noms sont arabes, ils sont issus d’une lignée de bédouins et ils dirigent la Ligue des Assassins — nom qui a d’abord été (péjorativement) celui de la secte des Nizârites, des chiites ismaéliens. On pouvait deviner qu’elle était la méchante du film au fait que l’actrice est française. []
  3. Un manoir familial centenaire détruit une fois, ça va, mais au bout de trois fois, ça commence à devenir suspect ! []
  4. Dans les premiers numéros de Detective Comics où il apparaît (1939), Batman utilise volontiers des armes à feu et n’a pas peur de se tuer les malfrats. Ses auteurs ont tout de même assez vite décidé d’imposer un code éthique à leur héros : il cesse d’assassiner et il n’utilise pas d’armes à feu, il ne rend pas justice, il aide la justice en livrant à la police ceux qui méritent d’aller en prison. Cette formule a l’avantage de permettre à ses ennemis les plus pittoresques (Catwoman, le Joker, etc.), de revenir régulièrement. Malgré ses pratiques respectueuses de la vie et de la chevalerie, Batman a tué au cours de sa carrière bien plus de gens que je n’ai tué de moustiques, soit directement (certains se sont amusés à établir des listes), soit en laissant faire, soit en aidant un peu le destin, soit en faisant choir une pile de voitures sur la tête des méchants. En fait, Batman ne tue pas ses pires ennemis, mais il n’est pas sûr que tous les sous-fifres de ces derniers survivent aux coups, aux explosions et aux chutes d’objets que le héros milliardaire leur fait subir sciemment. []
  5. Donald Trump : “we are transferring power from Washington DC and giving it back to you, the people”. Bane : “We take Gotham from the corrupt! The rich! The oppressors of generations who have kept you down with myths of opportunity, and we give it back to you… the people”. []
  6. La composition du cabinet est en elle-même incroyable : un climato-sceptique à l’environnement ; un fraudeur fiscal aux finances ; un charognard d’entreprises en faillites au commerce et à l’industrie ; un chef d’entreprise qui escroque ses employés au travail,… []

Toujours plus d’écrans pour rien

Cette semaine, il va faire très froid et cela va poser un problème d’alimentation électrique :

EDF et sa filiale RTE recommandent aux français d’avoir une consommation électrique responsable : débrancher les appareils en veille, éviter de faire tourner son lave-linge, sa machine à laver la vaisselle ou son four à certaines heures, etc.
Par ailleurs, la tension de l’électricité risque d’être baissée de 5% et certaines entreprises particulièrement énergivores (et volontaires) pourraient être fermées (et dédommagées, si j’ai tout bien compris). Je n’ai rien à redire à ces mesures exceptionnelles et cet appel à une consommation raisonnée : la production d’électricité n’est pas infinie, la priorité doit être donnée à ses usages les plus vitaux, à commencer par le chauffage.
Mais tout à l’heure en passant gare Saint-Lazare, j’ai vu ça :

Je ne sais plus combien il y a de panneaux « Numériflash » dans la gare Saint-Lazare, il faudra un jour que je recompte, mais je sais qu’ils sont plusieurs dizaines. Ces quatre-là diffusent la même publicité en même temps — une publicité au message utile puisqu’il vante les restos du cœur, mais ce n’est pas la seule campagne qui y est montrée.
Certains estiment que la consommation de chaque panneau (et de l’ordinateur qui va avec) équivaut à celle de trois foyers français, hors chauffage. Ce n’est pas moi qui pourrais confirmer ou infirmer cet ordre de grandeur, d’autant que je ne comprends pas bien les unités en énergie, mais il est certain que cette consommation est considérable si on la rapporte au service rendu : afficher des publicités1.
« Ça paye une partie du ticket de métro », pensent savoir certains. Pourtant, entre le moment de l’installation de ces panneaux et aujourd’hui, le carnet de tickets de métro est passé de 11,60 euros à 14,50 euros, soit 25% d’augmentation en seulement six ans, tandis que l’inflation n’a, elle, progressé que de 7,2%.

Ce panneau ne sait pas quoi afficher, alors il se contente de faire de la publicité pour la société à laquelle il appartient, Média Transports.

Ces deux écrans, situés dans un couloir du métro Saint-Lazare, m’intéressent. En apparence, ils sont utiles, puisqu’ils donnent les horaires des bus en temps réel. Mais ils se trouvent dans un couloir circulaire du métro qui est avant tout un lieu de circulation et non de station. Si on les voit face à soi, c’est que l’on vient juste d’entrer dans le métro, et donc que l’on ne s’apprête pas à prendre le bus. Je ne pense pas avoir déjà vu quelqu’un consulter ces horaires. Ces deux panneaux consomment sans doute moins d’énergie que les panneaux publicitaires Numériflash, qui sont bien plus grands, mais, du fait de leur emplacement, sont sans doute encore moins utiles.

En quittant le quai de la ligne 13, j’ai pris un couloir qui n’est emprunté (et assez peu) qu’au moment où les passagers quittent une rame. Ce n’est pas un endroit où l’on traîne. Il en existe beaucoup dans la station, et dans bien d’autres stations, évidemment. Et dans chacun de ces couloirs, un panneau Numériflash s’excite solitairement à diffuser la bande-annonce du dernier Vin Diesel. Quatre-vingt-quinze fois sur cent, il n’a pas de public.

Combien d’écrans d’information comme celui-ci sont allumés jour et nuit pour nous informer qu’ils ne sont hors-service ?

Mon écran préféré. Enfermé dans la gare de ma ville (avec quatre ou cinq copains), il affiche jour et nuit (vérifié) un même message disant que si on veut être informé, il faut qu’on utilise son smartphone. Il est là pour nous informer de l’endroit où on pourra s’informer.

Il y a, certes, une poésie à tous ces écrans (et autres dispositifs, tels les portillons d’accès qui eux aussi clignotent jour et nuit) dont le but semble n’être que d’éclairer les usagers des transports et de constituer, par l’image et par le mouvement, une présence rassurante, qui donne l’impression que tout fonctionne. Mais si les centrales sont à bout de souffle, ne faudrait-il pas envisager des les éteindre, de temps en temps ?

Quelques anciens articles sur le sujet : Des écrans pour ne rien dire ; La peur du noir ; Publicité animée ; La nouvelle gare Saint-Lazare ; Good Cop21 Bad Cop21.

  1. Une enquête réalisée par BuzzFeed conclut que couper tous les écrans publicitaires de ce genre ne suffirait pas à régler le problème des heures de pointe, mais à l’heure où on conseille aux gens de baisser leur thermostat d’un degré ou de débrancher leurs appareils en veille, le symbole n’en reste pas moins étrange.  []

Internet contre France Télécom

La phrase de François Fillon au Consumer Electronics Show de Las Vegas, face au micro de l’émission Quotidien, sur TMC, a beaucoup fait jaser :

«Qu’est-ce qu’a fait M. Macron en matière de technologie? Il a fait des choses? Qu’est ce que j’ai fait moi? J’ai ouvert les télécommunications à la concurrence. Vous pensez qu’il y aurait de l’internet en France si on avait toujours France Telecom avec des fonctionnaires? Et qui s’opposait à cette réforme? La gauche»,

Dans la vieille tradition de l’élite politique française, l’ordinateur, c’est l’outil de travail des secrétaires, autant dire un objet trivial auquel on ne prête pas plus d’attention qu’à l’aspirateur que manipule le personnel d’entretien. En ce sens, Fillon (maudit soit son programme) est un cas singulier de politique technophile, presque attendrissant par la manière dont il revendique régulièrement sa passion pour les technologies.
En 2009, dans le magazine SVM, il avait dit :

«Je suis un vrai « geek ». Je veux essayer toutes les nouveautés. En ce moment, j’utilise principalement un iPhone 3G, un Nokia, un iPod nano et, côté photo, un Nikon D700 et un Panasonic Lumix (…] Après avoir épuisé plus de trente PC, je suis passé au Mac, il y a six mois. J’utilise deux MacBook Pro – un pour le travail et l’autre pour mes besoins privés – et un iMac»

On voit que sa « geekitude » consiste plutôt à acheter le dernier gadget qu’à être un expert, et il est en ce sens logique qu’on le voie parader au Consumer Electronic Show plutôt qu’au Chaos Communication Congress ou au Def Con.

Je ne fais pas partie de ceux qui ont spontanément ri à la phrase par laquelle Fillon s’attribuait l’arrivée d’Internet en France. Je n’ai aucune idée de son rôle exact, mais en 1995, j’étais déjà Internaute, et j’ai le souvenir fort d’une époque où France Télécom, attachée à son histoire, à son pouvoir et à son Minitel, a tout fait pour qu’Internet n’existe pas en France. Et, moi qui vois généralement d’un bon œil le fait que les services publics vitaux soient des monopoles publics, j’ai considéré France Télécom comme un ennemi personnel pendant des années et j’ai eu du mal à ressentir de la peine chaque fois que son pouvoir était grignoté par la concurrence, car malgré l’expertise technique, malgré le passif industriel, malgré la recherche de pointe du CNET (aujourd’hui Orange Labs), malgré l’incroyablement audacieux Minitel1 France Télécom était devenu un puissant frein au progrès du réseau mondial, dont le modèle technique décentralisé semblait empêcher une monétisation traditionnelle et maîtrisée des communications. Il faut se rappeler du coût d’un bête appel téléphonique à l’époque, et, avec le Minitel, du coût d’accès aux horaires des cinémas ou à la discussion en ligne. Je connais plus d’une personne qui s’est littéralement ruinée en draguant sur Internet pour 1,25 franc la minute et à 1200 bit/s.
Au moment de l’arrivée d’Internet France Télécom ne se voyait plus comme un grand service public, c’était une marque, et elle était en guerre contre toutes les autres sociétés de télécommunications du monde pour conserver son territoire et en conquérir de nouveaux, partant avec une avance commerciale considérable, mais une culture des communications paternaliste, incompatible avec un réseau où les utilisateurs savent ce qui est bon pour eux.
La vidéo qui suit, issue de la Contre-histoire de l’Internet diffusée il y a quelques années sur Arte est assez éloquente :

François Fillon, en accord avec sa tradition politique, dit désormais que le problème était celui des fonctionnaires. Mais le problème n’avait pas de lien avec la question du statut des agents, c’était un problème très français de pouvoir, d’abord : jusqu’ici, les télécoms étaient une affaire d’État2, et il n’était pas question que ça se passe autrement. C’était aussi une question de privatisation : les télécoms peuvent être publics ou privés, l’un et l’autre fonctionnent, mais l’état de transition, avec un secteur public qui se retrouve en position de concurrence et ne peut rien faire d’autre que de voir son monopole grignoté, donne des horreurs — les fameux suicides, c’est ça, tout comme les dérives actuelles de la SNCF et de la Poste, deux services dont je défends qu’ils fondent l’essentiel de ce qu’il reste la fameuse « identité nationale » française3 perdue que Sarkozy cherchait dans les bénitiers et les drapeaux.

Sébastien Crozier et Hélène Marcy, qui sont respectivement président et responsable de la communication de la CFE-CGC Orange, ont publié une tribune en réponse à François Fillon, et, à leur tour, racontent n’importe quoi, laissant notamment entendre que France Télécom a joué un rôle dans le déploiement de l’ADSL alors que c’est une invention des laboratoires Bell et, surtout (ceux qui y étaient s’en souviennent), que l’opérateur historique a freiné des quatre fers lorsque cette technologie est arrivée, puisque ce haut-débit qui passait par le réseau filaire normal faisait concurrence à sa filiale Transpac/oléane, qui fournissait un accès plus lent à un tarif rédhibitoire pour les usagers non-professionnels. Enfin, historiquement, l’idée qui se trouve au cœur du fonctionnement d’Internet, la transmission par paquets, est bien une invention française, mais n’émane pas de France Télécom : c’est Louis Pouzin et son équipe de l’INRIA4 qui en ont le mérite, avec le réseau Cyclades (1973)… Précisément enterré au profit de X.25, technologie portée par France Télécom.
Cette tribune rappelle que France Télécom, qui a été le 4e opérateur téléphonique mondial, n’est même plus dans les dix premiers aujourd’hui, et que le nombre de ses employés n’a cessé de baisser. Tout ça est vrai, mais on croirait entendre le petit épicier qui se plaint que la boutique voisine, qui vend de meilleurs produits moins chers et où on se montre plus aimable, lui fasse perdre sa clientèle. Ben oui. Évidemment !
Reste que l’agonie de France Télécom n’est pas une bonne nouvelle, car cette société fait ce que les autres ne font pas : s’occuper du réseau téléphonique fixe (mais aussi du déroulage et de l’entretien des câbles maritimes, activité pour laquelle France Télécom a une longue expérience et une grande expertise) et garantir son bon fonctionnement.

Pour résumer, François Fillon a tort de penser que les fonctionnaires étaient spécialement opposés à Internet (Les agents de l’État font ce qui leur est demandé), et n’a pas forcément raison en affirmant que le changement de statut de France Télécom a permis l’essor du réseau : si l’entreprise publique n’avait pas été contrainte à jouer le jeu de la concurrence et de la rentabilité, elle n’aurait pas forcément eu besoin de se montrer déloyale (puisque profitant de sa position dominante d’origine) envers ses concurrents ni de faire preuve d’une bienveillance plutôt limitée envers ses usagers (ou ses employés), comme ce fut le cas.

Ajout (10/01/2017) : on me signale ailleurs qu’à l’époque dont il est question il existait plusieurs approches distinctes d’Internet chez France Télécom, et que l’hostilité envers le réseau mondial n’était pas forcément un sentiment général et n’était par exemple pas partagé par l’équipe qui a fondé le fournisseur d’accès Wanadoo.

  1. Certains se moquent du Minitel, mais il marque une des dernières fois où nos politiques ont cru que l’innovation pouvait venir de France. Le fonctionnement technique du réseau ou de l’appareil n’étaient pas d’une modernité folle, mais l’idée d’installer gratuitement un terminal pour des services télématiques chez chaque abonné était extrêmement ambitieuse et intéressante. []
  2. France Télécom et la Poste avaient même leur ministère, le ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones (PTT), devenu Postes et Télécommunications (P&T). En 1980, Postes et téléphone sont devenus deux services séparés, destinés à être lentement amenés à la privatisation et à la concurrence. En 1988, est né France Télécom, qui existe toujours mais qui est un peu caché derrière sa filiale/marque internationale Orange, du nom d’un opérateur britannique racheté par France Télécom. []
  3. Pour moi, la France, c’est la SNCF et la Poste, qui maillent le territoire, c’est l’éducation nationale, bien sûr (mais elle n’est pas en très bon état et peine sans doute à se redéfinir), ce sont les paysans, qui, comme on dit, font le paysage (mais les campagnes se désertifient et l’automobile – ses autoroutes, ses parkings – rend tout laid et prend une place folle), c’est un patrimoine matériel, architectural, et bien entendu, la nourriture. Le drapeau et la Marseillaise, comme les monuments aux morts, me rappellent surtout le nombre de gens qui ont fini dans des tranchées pour leur gloire et j’ai du mal à les apprécier.  []
  4. Outre l’INRIA, rappelons que ce qui fait Internet aujourd’hui émane d’organismes publics tels que la DARPA, la National Science Foundation ou le CERN. []

Misère universitaire

Le dilemme est terrible : faut-il parler des causes de peine et de souffrance, au risque d’attirer la pitié et donc, le mépris, ou bien les taire comme des secrets de famille et laisser la situation se dégrader sans pouvoir rien y faire ? Aujourd’hui, je choisis la première solution.
Les lignes qui suivent n’engagent bien évidemment que moi.

Dans le plafond de ma salle, il y a un trou. Quelque chose fuyait au dessus et on préfère ne pas savoir quoi.

Au cours des deux semaines qui viennent, les enseignants en arts plastiques de l’Université Paris 8 sont censés assurer des intensifs1, mais cela s’avérera pour beaucoup impossible : de nombreuses salles sont impraticables, pour cause de travaux, d’insécurité , d’insalubrité ou de chauffage, ce qui a amené la décision d’annuler des cours, lesquels seront reportés à une période ultérieure. Cette décision désorganise les études et ne fait que reporter la question de la pénurie de salles, puisque les heures à rattraper s’additionneront aux cours prévus à ces moments. Il est peu probable que ces problèmes de locaux soient réglés au début du second semestre, qui débute après les semaines d’intensifs, et pour ma part, je n’ai à cette heure aucune idée de l’endroit où je pourrais faire cours, je sais juste que ma salle équipée en ordinateurs (et dont la porte ferme) ne sera plus accessible2. J’ignore si une solution de remplacement a été prévue. Les étudiants ont besoin de cours, les enseignants veulent faire cours, mais aujourd’hui, personne ne sait exactement comment faire et nombre d’entre nous se retrouvent de facto au chômage technique.

Sans entrer trop précisément dans le détail des problèmes de chaque salle, je peux raconter une anecdote ahurissante : plutôt que d’installer des portes qui ferment véritablement à certaines salles, l’université poste devant elles des vigiles. Leur tâche, depuis des semaines, est déloger les jeunes gens a priori non-étudiants qui occupent ces salles pour y traîner et, dit-on, y dealer. Depuis le Moyen-âge, les universités sont des sanctuaires, et même si elles n’échappent désormais plus au pouvoir temporel, la tradition multiséculaire perdure et la police n’est pas bienvenue. On imagine mal un endroit plus sûr et plus confortable pour toute une petite faune interlope qui semble parfois offusquée et surprise que des enseignants et des étudiants envisagent d’empiéter sur ce qu’ils considèrent être leur territoire en leur demandant de leur laisser la salle ou, au minimum, de ne pas faire de bruit.

La salle où j’enseigne depuis 1997 ou 1998. Malgré un trou dans le plafond, dû à une fuite qui a duré des mois (photo en tête d’article) et malgré quelques problèmes de chauffage, c’est une des salles sûres et agréables de l’université. En 1998, Saint-Denis accueillait la coupe du monde de Football, alors pour que l’université n’ait pas l’air ridicule face à la presse internationale, on nous avait construit des bâtiments, dont une immense bibliothèque, rénové des salles, repeint des couloirs et amené le métro. C’est cette salle que je ne pourrai pas occuper au prochain semestre, du fait de travaux.

Malgré les entrevues successives depuis la rentrée dernière, la présidence de l’université n’a pas de solutions à proposer, hors quelques promesses vagues et jusqu’ici, jamais suivies d’effets. Plusieurs services techniques ou administratifs de l’Université se défaussent en prétendant chacun que c’est un autre qui bloque. Beaucoup d’entre ces gens ne semblent pas se sentir responsable de la seule chose qui pourrait donner un sens à leur profession : que l’université fonctionne. Je ne comprends pas comment on peut se satisfaire d’une vie qui consiste à arriver à l’heure sur une chaise pour pouvoir dire qu’on refuse d’en bouger, qu’on n’est pas celui qui doit faire le travail et qu’il faut aller demander au bureau G6663.
La question des salles est pénible, mais il y en a d’autres : la paie des chargés de cours ou des intervenants extérieurs, par exemple. Chaque année j’invite des illustrateurs ou des scénaristes à venir parler de leur métier à mes étudiants. Ce sont de grands artistes, des professionnels, les étudiants me remercient souvent pour ces rencontres toujours plaisantes, instructives et ouvertes sur l’extérieur. Mais les mois qui suivent sont toujours atroces : la (modeste) paie promise n’arrive pas, malgré un temps débile dépensé à remplir en ligne des formulaires abscons et techniquement défectueux, à envoyer des justificatifs, etc. Et personne ne sait rien, ne peut rien, ne veut rien, les choses se perdent sans qu’on puisse savoir à quel niveau ça bloque… Plusieurs intervenants ont fini par renoncer au revenu que je leur avais promis de bonne foi4, et ça me mortifie. car Je ne suis pas quelqu’un qui aime avoir honte, et j’évite les situations qui peuvent m’y mener.
Quant aux chargés de cours, le département ne pourrait pas fonctionner sans leur énergie et leur talent, mais ils sont maltraités par l’administration : leur paie (très chiche) est versée des mois après la fin du semestre de cours5, et les réductions budgétaires mènent régulièrement à des suppressions d’enseignements. Après quelques semestres, beaucoup se découragent complètement : ils ont aimé le métier, apprécié les étudiants, les collègues, la liberté d’invention propre à ce département, mais l’inconfort administratif finit par leur faire renoncer à tout cela.
L’inconfort n’est pas qu’administratif. Les alarmes se déclenchent si souvent que personne ne songerait à sortir de sa salle, au contraire, on ferme sa porte pour en étouffer le son. Et quant aux toilettes…. Ah, les toilettes. Disons qu’il vaut mieux ne pas y penser trop.

Un graffiti auto-réalisateur, qui produit la situation qu’il dénonce…

Des agents fonctionnaires fainéants qui bloquent le travail de tout le monde, des dealers qui se sentent tout permis, une université gauchiste « ouverte à tous » qui risque de finir par n’être plus pour personne,… On croirait à un rêve humide du rédacteur-en-chef de Valeurs Actuelles. Mais une partie de nos problèmes vient surtout du processus d’autonomisation des universités lancé sous Sarkozy, de sa validation par le président suivant, et de ce qui motive tout ça : un lent abandon par la puissance publique de l’enseignement supérieur, et notamment en sciences humaines. Et ça, c’est bien dans la ligne politique des pignoufs de Valeurs Actuelles.
Dans deux ans, l’Université Paris 8 fêtera son demi-siècle d’existence. En France, notre département Arts plastiques est le premier jamais créé, et, je pense, celui dont les étudiants sont les plus nombreux. c’est depuis cinquante ans un lieu d’expérimentation et de recherche et ça m’embête de faire un portrait misérabiliste de l’endroit où j’ai été étudiant, où je travaille depuis déjà vingt-deux ans et auquel je dois tant. Heureusement, il y a une résistance : les étudiants s’accommodent de l’inconfort, les secrétariats pédagogiques (et bien d’autres services, heureusement) font leur possible — et sont les premiers à souffrir de la mauvaise volonté de ceux qui ne le font pas —, et quant aux profs, ils essaient d’organiser l’année tant bien que mal et cherchent des solutions, notamment pour les étudiants6. Hier, une délégation est allée poser dans le bureau de la présidente une lettre détaillant les problèmes. Et on attend.

Si quelqu’un de la présidence me lit, voilà mon opinion : les problèmes sont nombreux, certes, et les contraintes diverses et puissantes — mauvaises volontés, mauvaises habitudes, et bien entendu, problèmes de financement. Mais beaucoup de ces nombreux problèmes ne requièrent peut-être pour disparaître qu’un tout petit peu de bonne volonté, ou tout bêtement, de volonté. Ne rien faire, jouer la montre (comme on le fait si souvent dans les administrations publiques lorsqu’une élection se prépare), coûte cher en énergie et, souvent, en argent (comme ces portes de salles remplacées par des vigiles à plein temps).
Paris 8 n’est pas loin d’être un endroit formidable, il faut se donner les moyens pour que ça soit le cas, et que chacun cherche des solutions plutôt que des excuses.

Lire aussi la chronique de Baptiste Coulmont, collègue du département Sociologie ; La tribune Tableau, feutres, draps et clous… 2015 est l’année du numérique à l’université, par plusieurs collègues de divers départements ; Le Tumblr Ruines d’universités ; un article réactionnaire que j’ai publié l’an dernier au sujet des grèves ; et enfin un autre que j’ai consacré à la naissance de Paris 8/Vincennes.
La conversation se poursuit sur Reddit.

  1. Au lieu de donner un cours hebdomadaire pendant un semestre, on regroupe toutes les heures sur une semaine : ce genre de formule est très adaptée aux arts. []
  2. J’ai deux cours pendant le semestre qui vient : l’un est un cours de création en nouveaux médias, et il est impossible qu’il se tienne ailleurs que dans une salle équipée. Le second, en revanche, est un cycle de conférence au cours duquel j’accueille des illustrateurs et des scénaristes… Si quelqu’un dispose d’un lieu adapté à Paris, par exemple, ça m’intéresse ! []
  3. J’ai connu ça aussi lors de mon service national au Ministère des Affaires sociales : beaucoup de gens (pas tous, bien heureusement) dépensaient une énergie considérable à revendiquer leur droit à ne pas travailler. Je les ai vus comme des gens en dépression, sans but existentiel. Ce n’est pas tant une question de statut (fonctionnaire ou pas) que de conscience de sa mission. Quand on est prof, il est facile de connaître sa mission, comme dans plein de métiers publics : santé, sécurité,… (ce qui ne signifie pas qu’on ne se décourage pas). Mais dans une grande administration, où on ne connaît pas les gens dont on est censé accompagner le travail, où on n’est impliqué dans rien, il ne doit pas rester beaucoup de motivations. []
  4. Comme j’ai moi-même renoncé à être rémunéré par l’Université de Tours pour vingt heures de cours données : j’en avais finalement eu assez des allers et retours de paperasse, des pièces qu’on me demandait des mois après le travail effectué, et j’ai fini par dire : « laissez-tomber ». Personne ne m’a couru après pour me convaincre que je méritais mon salaire, puisque j’avais travaillé. Je me demande combien de millions d’euros d’économies sont réalisés de cette manière par les universités françaises. []
  5. Imagine-t-on un employeur privé qui paierait les gens trois mois après la fin d’une mission qui a duré six mois ? Les agents de l’administration qui traitent la paie des personnes précaires avec tant de légèreté sont, eux, payés chaque mois. []
  6. Du temps perdu par les étudiants, ça peut avoir des conséquences graves : retard dans la validation, et donc problèmes de bourse, de statut vis à vis de Pôle-Emploi pour les étudiants chômeurs, vis à vis de la préfecture pour les étudiants étrangers,… []