Trollons le grand prix

Les auteurs ont voté, les trois finalistes pour le grand prix de la ville d’Angoulême sont Alan Moore, Hermann et Claire Wendling. Même s’il n’est pas complètement inattendu (Moore et Hermann sont pressentis depuis longtemps, en tout cas), ce palmarès est étrange : les trois auteurs ont plus ou moins fait savoir qu’ils ne voulaient pas du prix (quoique Hermann semble avoir changé d’avis) et leurs œuvres sont difficilement comparables.

De gauche à droite : Watchmen (Moore/Gibbons), Jeremiah (Hermann) et, enfin, un pastel par Claire Wendling.

De gauche à droite : Watchmen (Moore/Gibbons), Jeremiah (Hermann) et, enfin, un pastel par Claire Wendling.

J’adore dire du mal d’Alan Moore, parce que c’est une vache sacrée de la bande dessinée des trente dernières années, ce qui est en soi une bonne raison, mais je dois dire pour être franc que j’en dis aussi du mal parce que j’en pense du mal. Ses scénarios sont érudits et intelligents, rien à redire là-dessus, mais je me sens presque invariablement repoussé par les dessinateurs qu’il embauche, qui sont, sauf exception1, des gens laborieux. Pas nécessairement de mauvais techniciens du dessin, au contraire, mais des gens dont le dessin est ennuyeux, et ne doit sa personnalité qu’à de mauvais tics. Il y a de grands dessinateurs dans le monde des comics, et il est arrivé à Moore de collaborer avec certains, mais en considérant sa carrière entière, on a l’impression que le sujet du trait ne l’intéresse pas. Or s’il faut toujours rappeler l’importance du scénario en bande dessinée, il ne faudrait pas négliger le dessin pour autant, non seulement pour le travail de mise en scène (cet aspect, chez Moore, est généralement au point), mais aussi comme langage à part entière, porteur d’un discours difficile à formuler verbalement : la drôlerie, la poésie, l’énergie ou d’autres qualités peuvent être véhiculées par le seul dessin. On me dit souvent : « mais pas du tout, regarde From Hell ! ». Je comprends l’exemple : le dessin de Campbell est intéressant, c’est du vrai dessin, pas juste l’outil d’un assommant pensum visuel. Par contre, cette fois (pour une fois, dirais-je), c’est le scénario de Moore et sa prétention littéraire, ajoutés au poids de l’objet, qui font que le livre me tombe des mains. Je connais plus d’un passionné de From Hell, et peut-être que j’ai tort, mais je n’ai absolument pas le courage de vérifier, de relire ce truc. Je le garde malgré tout pour le cas où j’aurais besoin de jeter un truc lourd sur quelqu’un. Je l’ai dit, j’adore taper sur Moore mais en faisant preuve d’un peu d’honnêteté intellectuelle, j’admets qu’il serait logique que ce soit à lui que le prix échoie.

De Hermann, j’ai vanté le travail poétique et contemplatif avant de réaliser avec grand’honte que je le confondais avec Cosey. Cette méprise vient de loin, elle date de mon enfance, quand parmi les rayons bande dessinée des supermarchés j’étais également repoussé par les albums des séries Jérémiah et Jonathan (deux prénoms bibliques et anglo-saxons commençant par un « J »), Je n’ai lu ni l’une ni l’autre. Le point de départ de Jérémiah m’intéresse plutôt, mais à l’époque, le dessin dit « réaliste » me faisait fuir, ce qui fait par exemple que je n’ai jamais lu le moindre album de Blueberry : c’étaient les pages que je sautais dans le journal Pilote, comme je sautais Jonathan dans le journal de Tintin, et aujourd’hui encore, j’aurais du mal à me contraindre à les lire, même si je sans doute plutôt plus ouvert que je ne l’étais.
Bien plus tard, j’ai lu Hé, Nic, tu rêves ? de Hermann, dans Spirou, une espèce de Little Nemo qui me semblait plaisant à l’époque mais que je ne suis pas certain de vouloir relire à présent. Il faut en revanche que je lise Jérémiah. Quant à Cosey, qui n’a rien à voir, je l’ai lu plus tard et même si je m’ennuie un peu, comme je m’ennuie avec les œuvres de son homologue japonais Tanigushi, je trouve appréciable ce qu’il a amené à la bande dessinée. J’aurais donc préféré que Cosey soit proposé, plutôt qu’Hermann dont je ne pense rien — on ne peut pas tout connaître.

Claire Wendling, enfin, est un cas. Le fait qu’elle soit finaliste est sans doute moins le couronnement d’une œuvre que l’expression du regret d’une œuvre potentielle, d’une œuvre qui n’a pas suffisamment existé, puisque, depuis une bonne vingtaine d’années, Claire Wendling évolue à l’extérieur du monde de la bande dessinée et est désormais illustratrice à temps plein. Il faut que son talent ait impressionné pour que tant d’auteurs l’envisagent en grand prix malgré une bibliographie qui tient sur une feuille de papier à cigarette. N’est-ce pas un message, une forme d’appel à un grand retour ? Je le dis souvent : Will Eisner aussi avait abandonné la bande dessinée depuis vingt ans lorsqu’il a obtenu le grand prix d’Angoulême.
Claire Wendling appartient à une ligne « semi-réaliste » de la bande dessinée grand public, qui est surtout représentée par des auteurs qui sont souvent assez interchangeables et auto-satisfaits, aux exceptions notables de Régis Loisel2, dont la carrière est bien connue, et, donc, de Claire Wendling, au trait solide et presque académique, au bon sens du terme.
Claire Wendling a publié peu d’albums de bande dessinée, et, en vingt-cinq ans de carrière, peu de livres tout court (bien qu’elle dessine, je crois, du matin au soir). Elle a de quoi être flattée en constatant l’étendue de sa renommée, dont cette liste des trois finalistes est un exemple flagrant. Ce serait, bien sûr, une drôle d’idée de lui donner le prix, mais chaque année, à chaque grand prix d’Angoulême, on se dit que le choix était une drôle d’idée. Alors pourquoi pas ?

  1. Bill Sienkiewickz, par exemple, pour le projet inachevé Big Numbers. []
  2. Et peut-être d’autres, j’avoue que je connais bien mal. []

Une réflexion sur « Trollons le grand prix »

  1. Jyrille

    C’est marrant, je pensais comme toi, avant : Moore ne savait pas choisir ses dessinateurs. Et en fait, en en discutant avec d’autres lecteurs, il m’apparaît au contraire qu’il choisit le dessin en fonction de l’histoire racontée. C’est évident lorsque tu lis Lost Girls par exemple. Et Watchmen n’aurait pas cette réputation si une édition noir et blanc était sortie (quoique c’est peut-être le cas ?). C’est pour moi moins une question de trait que d’ambiance : le dessin de V pour Vendetta est réussi, tout comme celui de Top 10 et mieux, celui de Promethea.

    Pour From Hell, j’ai eu beaucoup de mal aussi, mais la seconde fut la bonne : j’ai lu en parallèle les notes de fin de volume (je précise que je le possède en version française).

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