Circulez ! Y’a rien à lire.

Je tombe sur l’article Ne lisez surtout pas «Place Colette», atroce roman de pédophilie badine, publié par le critique musical Jean-Marc Proust sur le site Slate. Ce roman autobiographique raconte la liaison que Nathalie Rheims a entretenu avec un sociétaire de la Comédie Française plus vieux qu’elle d’une trentaine. Elle n’était elle-même âgée que de treize ans, ce qui, depuis 1945, peut envoyer l’adulte abuseur en prison1. Seulement voilà, quarante ans plus tard, la romancière se considère comme responsable : c’est elle qui avait sciemment voulu séduire l’homme en question, et elle se refuse à qualifier cette relation de viol.
Je vais sans doute suivre le conseil du critique et ne pas lire ce livre, car à vrai dire, le thème me soulève le cœur. Mais je suis étonné de l’angle de l’article qui, d’une certaine façon, impose à l’auteure la manière dont elle aurait dû écrire son roman pour qu’il lui semble moralement acceptable. Le début de l’article n’est pas ambigu : « Place Colette n’aurait pas dû être écrit. Pas écrit de cette façon-là ».
Il me semble que chacun de nous n’est vraiment propriétaire sur cette terre que de sa propre histoire, de ses sentiments et de ses souvenirs – qui sont déjà suffisamment volatils comme ça. Réclamer d’une personne qu’elle modifie ce qu’elle a vécu, comme elle l’a vécu et comme elle le vit à présent, afin qu’un jugement satisfaisant accompagne les faits rapportés, me semble une terrible erreur à tous les niveaux : c’est priver la personne du droit de s’approprier sa propre histoire, de la possibilité d’en faire l’examen selon les termes qui lui conviennent.
Je devine en filigrane la crainte paternaliste que le public ne sera pas à même de se faire une idée lui-même sur ce qu’il lit s’il n’est pas guidé, qu’il sera contaminé par l’indulgence de l’auteure envers celui qui a abusé de sa jeunesse. Et ne parlons pas de l’accusation d’avoir fait un « coup » bon pour les ventes. Un roman de ce genre, bon ou mauvais2, peut avoir au moins comme utilité publique de provoquer un débat, ou tout simplement une réflexion, mais à moi de reprendre les mots du critique : pas de cette façon-là. Pas en exigeant une réécriture qui garantisse que la morale soit sauve.

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Le « Néconomicon » imaginé par Lovecraft, imaginé par un fan. Photographie de « Shubi » – Domaine public

Quelques minutes plus tard, je tombe sur : «Mein Kampf» : un historien répond à Mélenchon, une tribune publiée dans Libération par l’historien Christian Ingrao. Encore une affaire que j’avais ratée : le Mein Kampf d’Adolf Hitler va être publié par les éditions Julliard dans une nouvelle traduction, plus complète que celle qui est sortie en France du vivant de son auteur, et Jean-Luc Mélenchon a publié une lettre ouverte à l’éditrice Sophie Hogg pour lui demander de renoncer à ce projet éditorial. Le cas est un peu différent, eu égard aux enjeux historiques et à l’aura singulier du livre Mein Kampf, mais il me semble que la question est voisine et qu’il y a là une même crainte face au manque de discernement du public. Si Jean-Luc Mélenchon voulait que je ne risque plus jamais de voter pour lui, il a trouvé le moyen ! Refuser la publication d’un document historique me semble complètement irrationnel : une vérité ne saurait être déduite en fonction du tri préalable qu’ont préparé quelques beaux esprits.
J’ai lu Mein Kampf et ce livre m’a stupéfait à divers titres. J’ai d’abord découvert qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une sorte de Necronomicon3,  qui transformerait ses lecteurs en zombies antisémites et dont l’existence, à elle seule, expliquerait toute l’horreur nazie.
Il me semble, à moi, que si ce livre avait massivement été diffusé avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il n’aurait été vu que comme ce qu’il est : les indigestes et soporifiques élucubrations paranoïaques d’un homme qui semble avant tout soucieux de justifier les différents échecs de sa propre biographie par toutes sortes d’ennemis : les français, les communistes, et, bien entendu, les juifs. Certes, une partie du programme d’Hitler tel qu’il l’a réalisé ensuite est contenue dans le livre, notamment le rattachement de tous les germanophones à l’Allemagne. Certes, Hitler y développe la croyance dans l’existence d’une « race aryenne » supérieure dont la pureté ne peut s’exprimer qu’avec la disparition des handicapés et qui a vocation à supplanter toute « race » jugée inférieure,…
Mais en admettant que ce livre ait pu être un outil de propagande ravageur en 1925 (je n’en suis pas sûr), il me semble absurde d’avoir peur qu’il le soit aujourd’hui : quelle que soit la raison pour laquelle quelqu’un lit Mein Kampf en 2015, ça sera en connaissance de cause, c’est à dire en sachant parfaitement à quel point la civilisation humaine, ou en tout cas l’Europe, s’est enfoncée dans une fange barbare et raciste. Un tel livre ne peut aujourd’hui convaincre que les convaincus (qui n’ont aucun mal à se procurer l’ouvrage, d’ailleurs), et, pour les autres, constituera un élément documentaire intéressant. Ce que j’en ai déduit pour ma part, c’est que les gens peuvent se rallier à un livre lorsqu’ils sont prêts à le faire — il n’ont alors nul besoin de le comprendre, voire même de le lire, ils n’ont besoin que de le brandir et d’en faire un objet de culte. Croire que c’est le livre qui fait le croyant est inverser la cause et l’effet : c’est le croyant qui fait le livre. En refusant que Mein Kampf soit disponible, on perpétue son aura de livre « magique ». Or non, je doute qu’il faille disposer d’un esprit particulièrement résistant à la suggestion hypnotique pour échapper aux idées contenues dans ce livre idiot et ennuyeux.

Dans l’un et l’autre cas, je vois chez les censeurs le refus de laisser le public se faire une idée par lui-même, motivé par la peur que ce public n’ait pas l’intelligence nécessaire pour ça. J’y vois l’injonction aux personnes concernées, fussent-elles les victimes, de construire leur propre histoire en fonction d’un jugement idéologique imposé par ceux qui savent. Mais quelle est la valeur d’une opinion que l’on n’a pas participé à constituer par soi-même ?

  1. Avant 1945, la majorité sexuelle était justement treize ans. []
  2. Je n’ai jamais rien lu de l’auteure, mais j’ai un bon souvenir de plusieurs livres de son père Maurice et d’un certain nombre de photographies de sa sœur Bettina. []
  3. Livre fictif imaginé par H.P. Lovecraft, censément écrit par un poète arabe du VIIIe siècle, relié en peau humaine, et ayant la réputation de rendre fous ceux qui le lisent. []

2 réflexions sur « Circulez ! Y’a rien à lire. »

  1. jukhurpa

    Bon, vu le titre, j’ai mis un moment à lire ce papier 😀

    Sinon, le seul truc que je vois dans cette réédition, c’est la nouvelle traduction. C’est quand même rudement pratique de proposer une nouvelle traduction (l’allemand et le français ont ils tellement changé en 80ans?) pour avoir de nouveau un droit d’auteur sur cette nouvelle version française.

    Sans compter l’aspect mercantile, j’imagine qu’il ne le font pas par philanthropie et gagner de l’argent grâce à Mein Kampf, je trouve ça assez gerbant.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Jukhurpa : c’est sûr, nouvelle traduction == nouveaux droits d’auteur. Mais gagner de l’argent avec Mein Kampf, boh… Est-ce que la presse ne gagne de l’argent que sur les bonnes nouvelles ? Sur les trucs moralement inattaquables ? S’il était prouvé que lire Mein Kampf rendait nazi, ça serait immoral de gagner de l’argent avec, mais à mon avis, ça n’est pas ce qui arrive, et l’argent gagné ne rejoint pas la cagnotte d’une société secrète nazie qui prépare le IVe Reich. Par contre, le traducteur a bien effectué un travail (ça se rémunère) et celui-ci est sans doute utile puisque les différentes traductions historiques n’étaient pas complètes.

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