Faut-il montrer les morts ?

(suite à un débat sur Twitter)

Je ne vais pas le faire, je ne vais pas montrer les photos d’enfants retrouvés noyés au large de Zuwara, en Libye, après le naufrage du navire qui les transportait. Je vous laisse décider si vous voulez, si pouvez ou si vous devez les voir, une simple recherche sur Google vous y amènera sans aucun doute. Je ne décide pas pour vous, mais pour ma part, ce sont des images que j’ai regardées et qui ne me semblent pas inutiles. Je ne les ai pas non plus trouvées « gore » : il me semble (qu’on m’excuse d’en parler avec une apparente distance) que les photos de gens récemment noyés sont toujours terriblement tristes, mais pas exactement répugnantes. Elles dégagent généralement quelque chose d’apaisé qui contredit la violence que l’on peut imaginer aux conditions de la noyade.
Je comprends tous les arguments que l’on m’oppose : montrer des morts, c’est les utiliser, les instrumentaliser, les transformer en images, c’est à dire en objets. C’est produire de l’émotion facile, apte à court-circuiter l’émotion : on voit les cadavres, et cette vision nous émeut, mais nous empêche de mettre leur existence en perspective, nous fait oublier de nous demander pourquoi ils sont là. Et paradoxalement, c’est aussi habituer le public à la vision de l’horreur, jusqu’à ce qu’elle devienne banale et que ceux qui assistent au macabre spectacle ne ressentent plus rien.

mer_mediterranee

Non seulement je comprends ces arguments, mais je pense qu’ils sont fondés.
Et pourtant, je pense que les arguments contraires sont fondés eux aussi. Lorsque l’on nous dit que deux-mille cinq cent personnes sont mortes en Méditerranée depuis le début de l’année, ces personnes ne sont q’un nombre. On peut même en faire une statistique et dire que les morts ne représentent qu’un pour cent des migrants qui ont tenté la traversée, puisque c’est vrai. Il n’y a pas beaucoup de différences entre des nombres, ils sont tous faits de chiffres et, au delà d’une certaine limite, deviennent complètement abstraits et interchangeables. Inversement, quatre photos d’enfants noyés, ce sont quatre personnes qui ont vécu et qui sont mortes au nom de nombres, justement : au nom de quotas officieux ou officiels d’accueil de réfugiés, au nom de la différence de revenus entre les habitants de chaque rive de la mer et de tout ce qui en découle : guerres ou espoirs. Montrer par l’image les effets d’une situation nous y confronte de manière un peu plus concrète.
Montrer des photographies, ce n’est pas un manque de respect et de considération, enfin ça peut être tout aussi bien le contraire, ça peut servir à rappeler que les gens ont un visage, sont des individus, ont existé. Exister un tout petit peu dans les mémoires, même anonymement, par une dernière image — peut-être l’unique image, pour certains —, ça ne console de rien, ça ne répare rien, mais ça n’est pas non plys une dégradation ou une perte de dignité, en tout cas pas celle des morts. C’est une manière de montrer qu’une vie a été fauchée, et si le fait de s’en sentir ému ne rend pas intelligent, ça ne rend pas forcément méchant, d’autant que chacun nous connaît sa responsabilité diffuse ici.

11 réflexions sur « Faut-il montrer les morts ? »

  1. Wood

    Apparemment, les usages varient selon qui sont les victimes.

    On peut montrer des enfants syriens (?) noyés sur une plage de de Tunisie
    On peut montrer un enfant palestinien abattu d’une une balle israélienne, baignant dans son sang.
    On peut montrer un gamin noir américain abattu par la police de son pays, et laissé sur le trottoir des heures durant.

    Mais un gamin « de chez nous », un blanc, ça, apparemment ça ne se fait pas. Ceux-là ont des parents qui sont « quelqu’un », des parents qui pourraient se plaindre. Ou peut-être les journalistes ont-ils plus de pudeur face à des enfants qui ressemblent aux leurs ?

    En tout cas, il me semble qu’on ne montre jamais d’enfants morts au bord de la route pour nous sensibiliser à la violence routière, par exemple.

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    1. Jiip

      Exactement, pas plus qu’on ne voit de soldat occidentaux « tués au combat ». On mets en scène des métaphores de la mort ici (film sécurité routière par exemple, tabac). Personnelement, je trouve ces images, auxquelles je n’ai pas pu échapper sur twitter, indécentes. Inégalitaires jusque dans l’intimité la plus froide de la mort.

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      1. Jean-no Auteur de l’article

        @Wood : si on montrait des enfants syriens ou soudanais morts d’accidents au bord de la route, ça serait incompréhensible aussi. Je ne me souviens pas qu’on ait vu des choses pareilles pour le Paris-Dakar, par exemple. Du coup, quelle situation serait exactement parallèle ? Comment une situation pourrait-elle être parallèle, d’ailleurs, vu les déséquilibres ? Ces morts ont un sens, nous rappellent à nos contradictions et à nos responsabilités.

        @Jiip : pour les soldats, le contraire serait bien surprenant. On ne vend pas la guerre en montrant qu’on y meurt (et pas seulement l’autre), on fait croire que c’est quelque chose de facile et d’héroïque. Et effectivement, il faudrait contrer cette image. Et de la même manière, montrer de véritables images d’accidents serait sûrement utile à la prévention. Pour la maladie, il existe de nombreuses très poignantes séries de photographies d’agonies, comme la fin de la vie d’Hannah Wilke, mise en scène par elle-même, mais aussi d’autres réalisées par des photographes, comme la série life before death, par Walter Schels et Beate Lakotta. Ce sont des références un peu exceptionnelles, bien sûr, puisque l’on chasse chez nous la mort de l’espace public depuis les années 1950. Est-ce que montrer la mort de personnes lointaines est plus facile ? Peut-être.

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        1. Jean-no Auteur de l’article

          (l’objection est bien sûr juste, hein : le traitement est inéquitable. Mais il l’est sur bien d’autres aspects que l’image. On ne montrera pas des touristes français morts noyés à cause d’une méchante vague en Bretagne, mais on ne montrera pas non plus des vacanciers Syriens victimes d’une noyade au bord d’une plage (il existe encore des plages et des vacanciers en Syrie). On se pose la question de montrer des migrants noyés venus de pays pauvres ou en guerre, mais on ne peut pas se poser la question réciproque, car personne ne quitte Nice en canot pour se rendre en Syrie avec le rêve d’une vie meilleure. Ma question pragmatique c’est finalement : est-ce que montrer les images va changer le regard porté sur ces gens par ceux qui disent « qu’ils retournent chez eux » ou pas ?)

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          1. Jiip

            Je comprends bien ta question « pragmatique » et effectivement, je n’y ai pas de réponse (d’autant que je comprends encore moins ceux qui diraient « qu’ils retournent chez eux » ). Après il y a aussi le contexte de publication. Tu cites des exemples qui sont plutôt de l’ordre de l’artistique, hors ce n’est pas du tout là ou l’on se situe dans ces images (dit froidement ça fait un peu bizarre) , on connait -trop- bien les intéractions (voires manipulations) émotionnelles de l’info présentées dans des contextes de purs médias et lachées dans le tempo de l’actualité. L’objet y est interchangeable et donc totalement instrumentalisé, sa crue vérité s’y voit écrasée.

          2. Jean-no Auteur de l’article

            @Jiip : l’art est aussi une manière d’instrumentaliser, tu me diras. Mais au moins le contrat est assez clair au départ.

          3. Wood

            « quelle situation serait exactement parallèle ? »

            On ne nous a pas montré les corps des victimes du 11 septembre, ni ceux de la fusillade d’Utoya, ni ceux de l’attentat de Charlie Hebdo. Est-ce parce qu’on ne l’estimait pas nécessaire pour susciter l’empathie ou parce qu’on n’osait pas le faire ?

          4. Wood

            « On ne montrera pas des touristes français morts noyés à cause d’une méchante vague en Bretagne » mais on nous a montré les cadavres des victimes du tremblement de terre en Haïti.

            Il semble que pour montrer un cadavre, il faut qu’il y ait une forme de distance, que la victime soit « autre » d’une façon ou d’une autre.

          5. Jean-no Auteur de l’article

            @Wood : la photo du petit Aylan Kurdi/Shenu que l’on voit partout depuis hier fonctionne pourtant, au contraire, sur l’identification.

  2. Wood

    A ce propos, il est intéressant aussi de considérer le point de vue des professionnels sur cette histoire :
    http://blogs.rue89.nouvelobs.com/vu-de-visa/2015/09/03/la-photo-de-lenfant-mort-les-professionnels-de-la-photo-reagissent-234917

    Notamment :
    « Je ne comprends pas la réaction de la presse française, parce que si vous voulez, malheureusement, des photos d’enfants syriens morts tentant de traverser la Méditerranée, j’en reçois tous les jours. Qu’est-ce qui fait que celle-là marche ?  »
    « Il y a deux semaines, 300 migrants ont perdu la vie au large de la Libye. Il y avait aussi des enfants. Des photos ont été relayées, et ça n’a pas choqué autant de personnes. »

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    1. Kim

      Le meilleur article que j’ai lu sur toute cette affaire : http://www.vox.com/2015/9/3/9256925/aylan-kurdi-drowned-syrian-boy-viral .

      Tout ça me rappelle l’année 2011 : celle où une élite médiatique s’était offusquée des images du perp walk de DSK (traité à la même enseigne qu’une personne de couleur, comme l’avait fait remarquer une éditorialiste du Point, SP Brossolette) alors que les grands médias ne s’étaient pas privés de diffuser les images de lynchage/mise à mort de l’ennemi du moment, Kadhafi pour ne pas le nommer. Comparer aussi les nombreuses images d’Arabes (syriens ou irakiens) défigurés ou torturés, prenant pleine page dans liberation ou le monde, ou celui de cet enfant mort, alors que la pudeur empêché de montrer les victimes « blanches », israéliennes, européennes ou américaines. C’est bien à ce racisme toujours plus ahurissant que nous ont mené 30 ans de politique « des droits de l’homme ». Les victimes animalisées, sauvages, dont on peut montrer les cadavres sans complexes, et « nos » martyrs, subjectivés, auxquels on doit le respect, et dont les familles doivent être protégées…

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