Archives mensuelles : août 2015

Faut-il montrer les morts ?

(suite à un débat sur Twitter)

Je ne vais pas le faire, je ne vais pas montrer les photos d’enfants retrouvés noyés au large de Zuwara, en Libye, après le naufrage du navire qui les transportait. Je vous laisse décider si vous voulez, si pouvez ou si vous devez les voir, une simple recherche sur Google vous y amènera sans aucun doute. Je ne décide pas pour vous, mais pour ma part, ce sont des images que j’ai regardées et qui ne me semblent pas inutiles. Je ne les ai pas non plus trouvées « gore » : il me semble (qu’on m’excuse d’en parler avec une apparente distance) que les photos de gens récemment noyés sont toujours terriblement tristes, mais pas exactement répugnantes. Elles dégagent généralement quelque chose d’apaisé qui contredit la violence que l’on peut imaginer aux conditions de la noyade.
Je comprends tous les arguments que l’on m’oppose : montrer des morts, c’est les utiliser, les instrumentaliser, les transformer en images, c’est à dire en objets. C’est produire de l’émotion facile, apte à court-circuiter l’émotion : on voit les cadavres, et cette vision nous émeut, mais nous empêche de mettre leur existence en perspective, nous fait oublier de nous demander pourquoi ils sont là. Et paradoxalement, c’est aussi habituer le public à la vision de l’horreur, jusqu’à ce qu’elle devienne banale et que ceux qui assistent au macabre spectacle ne ressentent plus rien.

mer_mediterranee

Non seulement je comprends ces arguments, mais je pense qu’ils sont fondés.
Et pourtant, je pense que les arguments contraires sont fondés eux aussi. Lorsque l’on nous dit que deux-mille cinq cent personnes sont mortes en Méditerranée depuis le début de l’année, ces personnes ne sont q’un nombre. On peut même en faire une statistique et dire que les morts ne représentent qu’un pour cent des migrants qui ont tenté la traversée, puisque c’est vrai. Il n’y a pas beaucoup de différences entre des nombres, ils sont tous faits de chiffres et, au delà d’une certaine limite, deviennent complètement abstraits et interchangeables. Inversement, quatre photos d’enfants noyés, ce sont quatre personnes qui ont vécu et qui sont mortes au nom de nombres, justement : au nom de quotas officieux ou officiels d’accueil de réfugiés, au nom de la différence de revenus entre les habitants de chaque rive de la mer et de tout ce qui en découle : guerres ou espoirs. Montrer par l’image les effets d’une situation nous y confronte de manière un peu plus concrète.
Montrer des photographies, ce n’est pas un manque de respect et de considération, enfin ça peut être tout aussi bien le contraire, ça peut servir à rappeler que les gens ont un visage, sont des individus, ont existé. Exister un tout petit peu dans les mémoires, même anonymement, par une dernière image — peut-être l’unique image, pour certains —, ça ne console de rien, ça ne répare rien, mais ça n’est pas non plys une dégradation ou une perte de dignité, en tout cas pas celle des morts. C’est une manière de montrer qu’une vie a été fauchée, et si le fait de s’en sentir ému ne rend pas intelligent, ça ne rend pas forcément méchant, d’autant que chacun nous connaît sa responsabilité diffuse ici.

#telAvivSurSeine

J’ai posté plein de bêtises ces derniers jours, alors redevenons sérieux.
Je ne me suis pas trop intéressé à la polémique entourant la manifestation « Tel Aviv sur Seine », mais j’ai fini par le faire en lisant un étrange article qui affirme que le battage médiatique autour de « Tel Aviv sur Seine » est artificiel et a été sciemment provoqué par un groupuscule d’utilisateurs de Twitter qui ont utilisé la technique dite « de l’Astroturfing »1 afin de sembler constituer une masse innombrable alors qu’ils n’étaient, selon les estimations de l’auteur, qu’une dizaine de milliers, parfois arrivés sur Twitter récemment, et souvent liés les uns aux autres par leurs idées politiques — ce qui n’est pas vraiment rare sur Twitter ! J’ai trouvé cette manière de disqualifier l’opinion un peu légère : dix mille personnes, ça me semble plus légitime en tant que mouvement spontané que les polémiques auto-engendrées autour d’une petite phrase par deux ou trois journalistes qui lui donnent une existence en prétendent se contenter de la rapporter. L’auteur de l’article est un chercheur de l’Université de Louvain : est-ce que les tensions autour d’Israël sont moins exacerbées en Belgique qu’en France, pour que cette personne n’arrive pas à imaginer l’effet produit par « Tel Aviv sur Seine » un an seulement après une guerre à Gaza ?

Afin de concurrence Tel Aviv sur Seine et d'améliorer l'image

Afin de concurrence Tel Aviv sur Seine et d’améliorer l’image quelque peu négative dont pâtit l’État Islamique, je propose de lancer une manifestation nommée Mossoul à la Mer de sable
Oui, je sais, c’est vraiment de très mauvais goût mais j’ai pas pu m’empêcher.

Pour ceux qui liront cet article dans trois mois, quand tout sera oublié, je résume : dans le cadre de « Paris-plage », la mairie de Paris a eu l’idée incongrue de nouer un partenariat  culturel avec une ville qui pour certains est une simple station balnéaire méditerranéenne, pour d’autres la ville moyen-orientale de la nightlife musicale, arty, gay-friendly, anti-Likoud, moderne,… et pour d’autres encore, la capitale d’Israël2.
Il paraît que le but de l’opération était de redorer l’image d’Israël, un nom que l’opinion publique associe surtout à des conflits territoriaux et qui a donc bien besoin de changer d’image publique. Je dois l’avouer, même si je sais que ce pays est bien d’autres choses que ça, ma catégorie mentale « plage + Israël » ne convoque pas des images de vacances, de baraques à falafels, de fête et de tolérance, mais juste le souvenir des quatre enfants morts il y a un an sur une plage de Gaza où ils jouaient3, et où ils ont été victimes d’une frappe aérienne de Tsahal, qui au même moment vantait l’humanité et la précision de ses attaques : seules les cachettes des combattants adverses étaient visées, et lesdits combattants avaient tout le temps de se mettre à l’abri puisqu’ils étaient prévenus à l’avance des bombardements grâce à des coups de téléphone, des SMS, des tracts, et, pour finir, des sommations explicites à coup de bombes assourdissantes. Des précautions pour minimiser les pertes civiles qui, selon le site officiel de l’armée israélienne, je cite, « prouvent le déséquilibre moral entre Tsahal et le Hamas ». Il y a une certaine poésie dans cette fable absurde d’une armée qui dirait à ses cibles de se pousser un peu pour qu’elle puisse bombarder l’endroit où ils ne seront plus. Mais ce n’est pas une forme de poésie très sympathique, car forcer les gens à se positionner vis à vis d’une absurdité, c’est aussi les forcer à choisir un camp en court-circuitant leurs capacités cognitives, en se situant par-delà la logique, en fonction de ce en quoi ils ont envie de croire pour rentabiliser leurs investissements affectifs4. C’est ce que font presque invariablement les religions, les partis politiques, les armées et les nationalismes5 : imposer à ceux qui s’y rallient d’abdiquer une part considérable de leur intelligence en échange de l’illusion de disposer de la force du nombre — illusion puisque si le nombre est puissant, c’est en supprimant la volonté propre de ceux qui le constituent. Autour de la question d’Israël, la chose se pose de manière assez terrifiante, lorsque quelqu’un qui a des attaches en Israël vous soutient que les Palestiniens qui meurent l’ont fait exprès pour se faire plaindre et qu’ils méritaient donc bien les bombes qu’ils ont reçues. Et on s’étouffe aussi lorsque la même personne vous explique que toute critique d’Israël est forcément antisémite, que ce soit consciemment ou pas6, et quand bien même on serait juif soi-même, ce qui constituerait alors au mieux une démonstration de haine de soi, et au pire, une trahison des siens.

à gauche, l'avocat Arno Klarsfeld  Photos Louis Witter / l"Obs"

À gauche, l’avocat Arno Klarsfeld, connu pour s’être brièvement engagé dans l’armée israélienne, comme garde-frontière, profite de l’événement pour exhiber ses pectoraux. À droite, une militante de la cause palestinienne
Photos Louis Witter / l »Obs »

Ces questions sont tristement banales, bien connues, chacun a son propre avis (ou en tout cas ses réflexes) à leur sujet, alors je me dis à présent que « Tel Aviv sur Seine » n’est pas une manifestation idiote qui aurait provoqué de l’hostilité en tentant maladroitement une opération de communication destinée au contraire à se faire apprécier. J’ai peur qu’elle n’ait un but bien plus cynique, qui semble avoir été en partie atteint : forcer les gens à se positionner, à être pro-Israël ou anti-Israël, et notamment à pousser encore un peu plus les Français juifs à croire qu’ils sont haïs dans le pays dont ils ont la nationalité, et à les convaincre qu’il faudra bien un jour qu’ils le quittent pour aller vivre en Israël, censément refuge pour tous les juifs du monde. Et en face, bien sûr, les pro-palestiniens se mobiliseront contre ce qu’ils jugeront être une provocation obscène, renforcés dans cette idée par les gens (nombreux ou alors bien médiatisés, je ne saurais dire) qui se rendent à Paris-plage pour manifester leur soutien non seulement à Tel Aviv sur Seine, mais à la politique israélienne actuelle en général.

Est-ce que ça a fonctionné sur toi, ami lecteur ? Est-ce que ton niveau de peur de l’avenir ou de détestation de ce qu’on te présente comme camp adverse a augmenté ? Est-ce que tu t’en moques ? À chacun de se poser ces questions à lui-même.

  1. Astroturf est en fait une marque américaine de pelouse artificielle. J’ignorais qu’il existait un mot pour désigner le phénomène. Effectivement, les moyens d’expression en ligne permettent de créer des effets de groupe qui s’avèrent factices, mais je ne suis pas certain que la méthodologie mise en œuvre par Nicolas Vanderbiest pour révéler et étudier le phénomène tienne vraiment la route. []
  2. Sauf pour… Israël, qui revendique Jérusalem comme sa capitale. []
  3. Manque de chance, la tragédie s’est déroulée à deux cent mètres d’un hôtel où séjournaient de nombreux journalistes dont beaucoup ont assisté à la scène et se sont même occupé des enfants blessés. Ils étaient trop impliqués, trop directement témoins pour accepter de croire, cette fois, que les enfants en question avaient été placés là exprès pour devenir des martyrs. []
  4. J’entends par là que choisir une position qui n’est pas celle du camp que l’on a choisi a un coût : risque de rupture au sein de la communauté à laquelle on s’identifie, ou, à titre plus individuel, disparition d’une partie des fondations de sa vision du monde. []
  5. Je ne suis pas naïf, je sais bien que les compromissions avec sa propre intelligence sont indispensables à la vie en société, et je constate en m’observant moi-même que la décision fonctionne souvent comme un interrupteur, et particulièrement dans les cas d’indécision. Pour rester intelligent et juste, il faudrait, à chaque instant s’en souvenir et résister aux automatismes culturels et affectifs. Mais la seule rétribution certaine de l’intelligence est la solitude, car chacun a besoin de s’assurer du soutien et de la fidélité de ceux qui l’entourent plutôt que de leur sens de la justice et de leur sagacité. []
  6. C’est commode, l’inconscient : comme Dieu on peut lui faire dire un peu ce qu’on veut, mais en plus, en faisant douter la personne de ses propres sentiments et intentions. []