Les crocodiles, le point sur les objections

La bande dessinée Les Crocodiles, de Thomas Mathieu, qui est la version imprimée (et contextualisée par un avant-propos de l’auteur et de quatre postfaces1 qu’il me tarde de lire) du site Projet Crocodiles, est parue hier aux éditions du Lombard. Souhaitons tout le succès possible à cet album salutaire qui montre aux hommes une réalité qu’ils ignorent, le harcèlement de rue. Quand je dis que les hommes l’ignorent, c’est parce que les sifflets, les compliments agressifs, les intimidations et les propositions sexuelles insistantes non sollicitées ne visent pas les filles accompagnées, car leurs courageux auteurs attendent que les femmes soient isolées pour en faire les proies de leur goujaterie. Mais puisque ce sont aussi des hommes qui se rendent coupables de ces pratiques, l’ignorance est parfois active : il y a ce qu’on ne voit pas parce qu’on ne pourrait pas le voir, et ce qu’on ne voit pas, parce qu’on ne veut pas voir, et qu’on ne veut surtout pas se voir soi-même comme un méchant. crocodiles J’ai eu une longue discussion sur Facebook à propos de cet album, avec les points de vue parfois antagonistes de gens très divers. J’ai lu d’autres fils de discussion, où les mêmes arguments revenaient souvent. Je ne vais pas citer untel ou untel car le sujet est sensible et il est vite fait de caricaturer les propos ne serait-ce qu’en les extrayant de leur contexte. Mais je vais énumérer quelques unes des objections exprimées vis à vis du projet et y répondre.

Première objection : même quand c’est pour parler des filles, c’est encore un mec qui s’en charge. Une fille qui aurait proposé ce projet aurait essuyé un refus.

L’accusation de « mansplaining » est à mon avis assez injuste : Thomas Mathieu a recueilli des témoignages de femmes, qu’il met en images sans emphase, et il assume de le faire en tant qu’homme qui prend conscience d’une réalité. Il est assez absurde de refuser à un homme de chercher à se mettre à la place des femmes. Le second point est un peu difficile à démontrer, mais il est peut-être vrai. Ceci dit on se souviendra que Chantal Montellier a publié il y a trente ans un album intitulé Odile et les crocodiles, qui traitait aussi de thèmes féministes et qui a été réédité depuis. Si je doute que le féminisme soit interdit aux femmes par les éditeurs, je constate que les éditeurs mainstream ont souvent des réticences assez nettes vis-à-vis de la bande dessinée politiquement ou socialement engagée, mais peut-être que ça change : les Pinçon-Pinçon-Charlot (et Marion Montaigne) chez Dargaud, les Crocodiles chez le Lombard, Et le problème de tous ces éditeurs qui fuient la politique, c’est qu’ils ne se rendent pas compte que les albums « apolitiques » qu’ils publient ne sont pas apolitiques du tout, mais enfoncent des clous déjà bien plantés. Tout est politique, comme disait l’autre. D’un autre côté, bien entendu, les discours un peu trop pontifiants peuvent effrayer les lecteurs car personne n’aime recevoir des leçons. Même méritées.

Seconde objection : l’auteur profite du malheur des femmes pour gagner de l’argent. Et l’éditeur a des partenariats avec la presse féminine-pas-féministe.

Il s’agit d’un malentendu courant : l’auteur gagne bien de l’argent (chez un gros éditeur, l’avance sur droits est généralement correcte, quand bien même pas un seul exemplaire du livre ne serait vendu), mais pas sur un sujet, il gagne de l’argent pour un travail qu’il a effectué. Pour des centaines de dessins, pour un travail de scénarisation, d’écriture, de recueil d’anecdotes. Et qui plus est, pour parler d’un sujet qui fait débat et qui n’a rien d’évident. Les artistes se font souvent reprocher l’argent qu’ils gagnent, parce que bien des gens ont des métiers ennuyeux et considèrent que c’est en échange de cet ennui qu’il sont rémunérés, que c »est la corvée en tant que corvée qui est récompensée, et non le travail effectué. Alors ils jalousent les gens qui ont l’air de faire des choses intéressantes, lesquels prennent d’ailleurs souvent un malin plaisir à dire « je fais ce que j’aime et en plus je suis payé pour… ». crocodiles Mais voilà, le travail plaisant n’a rien d’une impossibilité, et le talent n’est pas une injustice, c’est aussi du travail, même si les artistes s’efforcent souvent de faire semblant de ne pas faire d’efforts. Quand aux partenariats avec le magazine Elle, ou autre2, c’est une question difficile, car s’il est vrai que s’associer à des journaux qui n’ont (plus) rien de féministe peut permettre de donner à ces derniers une patine progressiste non-méritée, pourquoi refuser de prêcher la bonne parole auprès d’un média qui a près d’un demi-million de lectrices ? Vivre sans compromission, dans l’entre-soi, en ne s’adressant qu’aux amis et aux  convaincus, est confortable, mais ne change pas forcément le monde. En fait, un partenariat avec un magazine pour hommes comme FHM ou Lui aurait peut-être été encore plus intéressant (mais nettement moins envisageable ?).

Troisième objection : l’auteur mélange tout, du plus bénin au plus grave

C’est exact et c’est une des forces du livre ! Les témoignages vont de la petite réflexion sexiste dans une discussion au viol conjugal en passant par les insultes et les intimidations. L’auteur ne dit nulle part que tout cela est égal, et aucun lecteur ne pense que c’est égal. En revanche, tout cela participe à créer un portrait désastreux et malheureusement fondé des rapports entre hommes et femmes dans nos sociétés. N’appuyer que sur ce que personne ne peut défendre, comme le viol et autres violences, serait un peu facile, et viendrait trop tard : c’est toute une ambiance, parfois faite de petites touches, qui mène finalement à ces excès si flagrants que personne ne les revendiquera. Lorsque les anecdotes racontées semblent banales, relèvent, disent certains, de la simple « drague maladroite », c’est là qu’il faut se demander pourquoi les histoires ont marqué et heurté celles qui les racontent.

Quatrième objection : tous les hommes sont mis dans le même panier, tous ont une tête de crocodile

C’est vrai, moi même ça m’a peiné de voir que tous les hommes sont représentés comme des crocodiles. Je ne me vois pas comme ça et la plupart des gens, même quand il le faudrait, du reste, refusent de se voir comme des salauds. Certains voudraient qu’il y ait des degrés, qu’il y ait des vrais crocodiles pleins de dents et de gentils lézards3, et c’est d’ailleurs un peu le cas même si le dessin n’est pas systématique, d’autres voudraient une distinction claire entre les gentils et les méchants hommes. pas_tous_crocodiles Mais voilà, le parti pris par l’auteur est d’une part de pointer des problèmes qui concernent absolument toute la société, et d’autre part, surtout, d’adopter le point de vue des femmes, qui ne font pas de statistiques : si elles croisent un type dans une rue sombre la nuit, et que le type les dépasse sans les agresser, elles ne se disent pas « ah il y a des mecs sympas dis donc », car elles le savent déjà. Elles sont juste soulagées, temporairement, mais elles doivent rester sur leurs gardes. Quelques anecdotes dites par des filles, des femmes, que je connais, m’ont fait comprendre assez tardivement à quel point les femmes étaient contraintes à tenir leur garde. Et c’est ça, le sujet du livre, et c’est pour ça qu’il est important. En donnant à chaque homme présenté une tête de crocodile, l’auteur fait une chose importante : il ne s’exclut pas de la critique. Il ne se pose pas en juge, il prend sa part. Personnellement, je ne me vois pas en « crocodile », mais est-ce que je peux me vanter de ne l’avoir jamais été ? De ne pas avoir émis de réflexion sexiste ? Homophobe ? Certainement pas, il faudrait, pour avoir un passé sans tâche, ne jamais avoir été un petit garçon dans une cour de récréation, pour commencer. Alors oui, la généralisation me semble justifiée, plus justifiée en tout cas que des distinctions byzantines… On notera par ailleurs que toutes les femmes n’ont pas le beau rôle, dans « Les crocodiles » : certaines font des réflexions sexistes envers d’autres femmes, par exemple. Il n’y a pas un discours univoque qui distinguerait les humains entre le « gentil sexe » et le « méchant ».
Et enfin, l’auteur est lui-même un homme. S’il distinguait les hommes « gentils » des autres, il s’exclurait de ce qu’il dénonce et se poserait en donneur de leçons.

Cinquième objection : l’animalisation d’une catégorie de la population n’est pas quelque chose d’innocent

Il y a des précédents terribles, il est vrai. Pendant la dernière guerre, les japonais n’ont plus été représentés (dans les discours, plutôt qu’en dessin), aux États-Unis, que comme des singes, des serpents, des rats ou des cafards à exterminer… Et le jour où Hiroshima a été rayé de la carte avec cent mille hommes, femmes et enfants, personne n’a versé de larme et la presse a salué la prouesse scientifique (les Américains ne se sont inquiétés de la menace atomique qu’en 1949, lorsque l’URSS a été, à son tour, équipé de la bombe). Avoir représenté des personnes comme des non-humains a installé la possibilité « morale » de faire disparaître lesdits humains. Il existe bien des précédents : les Allemands représentés en cochons pendant la première guerre mondiale, les juifs représentés comme des pieuvres, serpents, araignées,… Même quand en France on comparait, au cours des années 1980, les japonais à des fourmis, c’était une manière de les extraire de l’humanité. On doit pouvoir trouver pas mal d’exemples : guerres, colonisations, exclusions diverses,… animalisation Mais il faut faire la distinction entre ces exemples, tout de même, car tous n’ont pas le même sens ni la même portée. Certains relèvent du procédé stylistique (Calvo, Spiegelman) avant tout destiné à faciliter la lecture : dans Maus, on sait qui sont les juifs car ces derniers sont représentés comme des souris, mais chaque protagoniste n’en a pas moins sa personnalité, ses qualités et ses défauts, son égoïsme ou son courage, etc. Mais quelles que soient les distinctions qu’on peut faire (il y a eu de gentils allemands), pendant la seconde guerre mondiale, être juif n’était pas une position sociale confortable, c’était un danger vital. Quoi que l’on pense de l’animalisation comme procédé visuel, nos crocodiles ont une particularité : ils n’appartiennent pas à un groupe religieux ou ethnique, ils ne seront jamais ostracisés et encore moins envoyés dans des camps de la mort, car les hommes et les femmes vivent ensemble et vivront toujours ensemble, il ne peut pas y avoir de projet d’extermination derrière cette animalisation.

Objection aux objections : si tu es pas d’accord avec chaque aspect de ce livre, tu es un salaud, un masculiniste enragé

J’ai lu plusieurs fois cette réfutation : il faut être d’accord avec tout, et sinon, c’est qu’on est dans le camp des méchants. On n’a pas le droit de questionner les choix visuels, on n’a pas le droit de mettre en cause l’animalisation ou la généralisation, on n’a pas le droit de râler à propos du partenariat avec tel journal, ou le fait que ça soit publié par un gros éditeur, etc., etc., car les critiquer revient à refuser l’existence du harcèlement de rue, et dire « je ne suis pas comme ça », c’est faire son « male in tears ». Bon.
Je trouve une telle objection plutôt irrecevable, parce qu’elle relève du terrorisme intellectuel : la cause est juste, donc on n’a pas le droit d’avoir un avis. Et le plus absurde c’est qu’il s’agit d’une œuvre destinée à amener les gens à porter un regard différent sur la société, à faire prendre conscience de ses défauts, il faut donc admettre par avance que tout le monde ne sera pas d’accord sur tout. Et que l’on peut être d’accord sur les principes mais se poser des questions sur la réalisation : je parie que l’auteur lui-même s’est posé des questions quant à ses parti-pris formels, et en tout cas on ne lui reprocherait pas d’y avoir réfléchi, pourquoi les lecteurs n’aurait-ils pas le droit de discuter aussi ? Et bien entendu qu’en tant qu’homme on a le droit de se sentir vexé d’être mis « dans le même panier » que des gens que l’on considère comme des salauds. Que ce soit mérité ou pas, c’est vexant. Mais on ne doit pas réagir à cette vexation en réclamant une forme d’équité assez absurde (« et les filles qui commettent des viols, ça existe hein ! ») ni niant, ni en autoflagellant, mais bien en améliorant le monde au niveau où on peut le faire.

questions

En temps de guerre, interdiction de penser, chacun doit connaître sa place.

La terreur intellectuelle est contre-productive et fait du mal aux mouvements progressistes, quels qu’ils soient, parce qu’ils disent, en gros : « vous devez penser comme moi, ou au moins faire semblant ». Une telle injonction ne peut mener qu’à l’hypocrisie, certainement pas au progrès. Le progrès, c’est aussi un pari, ça implique un minimum de confiance dans le genre humain, se dire que les gens peuvent être blessants ou injustes par ignorance ou par habitude, mais que si ce n’est pas exprès, ce n’est pas irrémédiable. Car si c’était irrémédiable, d’ailleurs à quoi bon discuter ? Sur certains débats, on voit les gens devenir littéralement fous pour un mot d’humour mal reçu, la méconnaissance d’un vocabulaire, l’ignorance d’une situation quelconque4, ou simplement le fait de ne pas être tout à fait d’accord. Entre ma pratique des forums au milieu des années 1990 et aujourd’hui, j’ai l’impression d’une sorte de déclin du principe même de conversation, où toute contradiction est vécue de manière immature : dire « mais » fait de vous un ennemi à la mode bushiste : « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». Et ça se retrouve ailleurs que sur les réseaux sociaux : nos politiques, par exemple, pensent que si on n’aime pas quelque chose (le voile islamique, les clowns agressifs, les tweets grossiers, ou ce que vous voudrez), alors il faut l’interdire. On comprend que plus personne ne croie plus en la démocratie si les confrontations d’opinions sont devenues nerveusement insupportables.

  1. Les postfaces sont signées par Irene Zeilinger, l’association Stop-Harcèlement-de-Rue, Lauren Plume et enfin Anne-Charlotte Husson. []
  2. On me précise qu’en France, le partenariat est fait avec Causette, et en Belgique, avec l’édition belge de Elle, journal plus préoccupé par la cause féministe que son homologue français. []
  3. Je pense subitement à l’excellent Vaughn Bode et à son univers fait de femmes plantureuses et de lézards un peu idiots… []
  4. cf. le blog Lesquestionscomposent, dont l’auteur explique quitter Twitter notamment pour avoir appelé « mec » une personne qui s’est révélée être une femme transsexuelle si j’ai bien compris… []

12 réflexions sur « Les crocodiles, le point sur les objections »

  1. Iliki

    Je suis assez d’accords, sauf pour le point concernant l’argent…. où vous passez totalement à coté du sujet.
    Ca ne lui est pas reproché en tant qu’artiste, mais en tant qu’homme. Donc appartenant à une classe privilégié. Qui du coup (je simplifie à mort) utilise le malheur des autre comme matériel, et en retire des bénéfices (ici financiers, mais aussi éventuellement de devenir une « référence » féministe et d’être invité à s’exprimer sur le sujet à la place des femmes, ce qui contribue à les invisibiliser, justement dans un domaine où leur parole est la plus pertinente.)

    (Ah ce sujet, vous pouvez lire ça : Il ne faudrait pas que dans le féminisme aussi les hommes prennent le pouvoir (pdf))

    Je suis sûre que l’auteur est bien intentionné, mais la question est beaucoup plus large et complexe que la simple « pureté artistique » et la jalousie des gens qui ne font pas un métier agréable. C’est la question de la place des hommes dans le féminisme, et en le réduisant à autre chose, vous ratez une question importante.
    Par ailleurs, en accusant les gens ayant émis cette critique de jalousie, vous faites preuve d’une certaine mesquinerie, et d’un certain mépris de classe. Les « métiers agréables », les études, et particulièrement les études « de saltimbanques » (artistiques) sont encore le privilège d’une certaine élite, souvent économique (il ne faut pas être pressé de gagner sa vie) et culturelle ( bénéficier d’un terrain familiale adéquat, informé, ayant du réseau…). Sans tout ces avantages, c’est encore possible, mais ça complique quand même énormément la vie, les chiffres sont formels.

    Mais je pense que vous avez conscience du poids du déterminisme social, et je ne comprend pas pourquoi vous choisissez ici de l’ignorer.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Iliki : les artistes qui exposent dans des galeries appartiennent à une certaine élite, peut-être, mais pas toujours les étudiants en art : la situation sociale de ceux que j’ai eus au Havre ou à Amiens était loin d’être spécialement élevée, beaucoup ont grandi dans des petits villages de Normandie ou de Picardie, et j’en ai souvent vu être gênés financièrement pour des dépenses qui me semblaient minimes, comme un trajet en train. J’ignore de quel milieu vient Thomas Mathieu, il a été étudiant en arts à Bruxelles. Je connais quelques auteurs de bande dessinée assez bourgeois, mais je ne parierais pas qu’ils soient une majorité dans ce cas.
      Mais je remarque, hors de toute question féministe, que c’est aux artistes que l’on reproche de gagner de l’argent pour leur travail (alors que bon, ce ne sont pas les métiers qui rendent riches le plus facilement !), et j’ai senti ça dans la critique faite à l’auteur.
      Sur le fait qu’il soit un homme, la plus jolie fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, comme dit l’adage, et Thomas Mathieu peut absolument tout faire sauf ne pas être qui il est. Il a choisi, en tant qu’homme, de s’intéresser à un sujet qui touche les femmes, et de le faire avec elles (puisqu’il se base sur des témoignages et s’efface derrière eux)… Je ne vois pas ce qui est négatif là-dedans. Mais s’il gagne de l’argent, ce n’est pas pour son sujet, en tout cas, c’est pour un travail, un travail qu’il effectue bel et bien. Je trouve cette critique vraiment étrange, si courante soit-elle.
      Est-ce qu’il faut refuser à l’auteur de toucher des droits d’auteur ? Quelle est la différence avec Bourdieu, et sa « condition féminine » ? Est-ce que « Stepford wives » de Bryan Forbes ou « les femmes du bus 678 » de Mohamed Diab sont des escroqueries du fait que l’auteur est un homme ? Si je comprends le refus de voir la parole sur le féminisme confisquée par des hommes, je ne vois pas comment refuser à des hommes d’avoir un discours féministe, ni pourquoi le déplorer.

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      1. Iliki

        C’est marrant que vous parliez de Bourdieu parce qu’il est justement connu pour avoir a largement pillé les idées d’autres (notamment des féministes et des femmes). Et a réussi a devenir une référence plus connu que les sources dont il s’est inspiré !

        Je pense que pour les gens qui font cette critique, les hommes ne sont pas légitimes pour parler de ses questions, et s’il veulent vraiment être utiles, ils faut qu’ils remettent en cause leurs propres privilèges, leur éducation… mais ne cherchent pas à parler à la place des femmes du vécu de celles-ci. C’est une question récurrente dans les milieux militants, qui se pose peu où prou dans les même termes lorsqu’il s’agit d’autres minorités. Les blancs doivent laisser d’exprimer les minorités ethniques, les hétéros, ne pas prendre la parole à la place des homosexuels. Pareil pour les athés d’héritage vaguement judéo-chrétien vis-à-vis des autres religions (ont voit bien le désastre quand les FEMEN veulent libérer les femmes musulmanes) … parce que cela maintient les structurent de domination en place. Ce sont les dominants qui « savent » , savent conceptualiser, savent s’exprimer, sont plus légitimes que les dominés, plus admirables même, alors qu’il s’agit du vécu de ces derniers.
        Je pense que vous verrez émerger cette idée très rapidement si vous en parlez autour de vous. Ainsi, un ami m’a soutenu récemment que c’était bien mieux que les hommes parlent du sexisme que les femmes, car ceux-ci sont « plus objectifs » et non « égoïstes » comme les femmes féministes qui défendent leur propre cause, … une idée bien difficile à déconstruire. On voit bien comment le privilège du dominant est rétabli : il y a plus de bénéfice pour un hommes à se déclarer féministe (qu’il est généreux! qu’il est altruiste!) que pour une femme, soupçonnée d’aigreur, de frustration sexuelle… Alors oui, c’est super que les hommes se convertissent au féminisme, mais …

        Je vois bien que vous n’allez pas être d’accords, mais vous ne pouvez pas m’enlever que c’est une question plus complexe que vous ne l’admettiez.

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        1. Jean-no Auteur de l’article

          @Iliki : pour Bourdieu, j’avais toujours lu au contraire comme critique qu’il réinventait la poudre et qu’il ignorait des travaux féministes antérieurs…
          Et aussi qu’il pontifiait sur la domination tout en étant lui-même membre d’une classe dominante, etc., mais bon, ça c’est le problème général de la sociologie.
          Est-ce que Thomas Mathieu ne pose pas la question de ses privilèges, avec ce travail, au fait ? Et plus pragmatiquement : est-ce que le résultat est inutile et raté ? Quelle aurait été la bonne œuvre à faire ?
          Avec les questions d’engagement (écologie, communisme, féminisme), j’observe que les ennemis mortels sont souvent les gens qui épousent la même cause, tandis qu’on ménage les ennemis naturels, ceux qui sont dans le camp adverse (exemple, ce type, qui gagne sa vie en expliquant comment « hacker » les filles). J’ai vu si souvent ce motif que j’imagine qu’il y a une raison logique mais je ne la comprends pas. Je suis un gentil, personnellement, j’espère beaucoup qu’on puisse arriver à vivre ensemble, y compris si on n’a pas tous la même expérience, les mêmes douleurs, les mêmes rages, les mêmes frustrations, etc. (l’art, précisément, peut servir à échanger, à comprendre le point de vue de l’autre, à aller le chercher…) Je comprends qu’on se méfie de ceux qui parlent à la place des autres mais il ne me semble pas que c’est ce que fait l’auteur ici.
          Personnellement, ce qui m’a sans doute le plus sensibilisé au harcèlement de rue, ce n’est pas une bienveillance paternaliste envers les femmes, c’est surtout l’attention paternelle : j’ai deux grandes filles, et savoir qu’on peut les emmerder dans la rue me met hors de moi, tout bêtement (et pareil avec mes étudiantes du même âge qui me racontent, d’ailleurs). Et j’ai un fils et je veux qu’il soit bien élevé. Car au fond chacun de nous est autre chose que juste « homme » ou « femme », nous sommes les enfants de quelqu’un, parfois des parents, des neveux ou des nièces, des oncles ou des tantes, des compagnons, des amis,…

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        2. mrion

          La question que vous soulevez vaut la peine d’être posée. La place de ceux qu’on appelle les « alliés » est un point délicat dans tout combat social, et il est vrai que les rapports de domination peuvent se rétablir là où l’on aurait du commencer par s’en débarrasser.

          Cependant, ce n’est pas parce que ce scénario est possible qu’il va systématiquement se produire. Personnellement, je pense qu’il serait très dommage de se priver d’alliés sincères et enthousiastes parce qu’ils n’appartiennent pas à la catégorie discriminée. Certes, il faut toujours rester vigilant, et questionner les motivations de celui qui semble embrasser la cause d’un autre. Mais appartenir à une catégorie discriminée (ici, par exemple, être une femme), n’empêche pas non plus d’agir de façon calculée, malhonnête ou tout simplement maladroite. Donc cette vigilance s’applique, selon moi, à tous.
          Ce qui est certain, c’est qu’en tant que femme qui s’intéresse au féminisme, j’encourage chaleureusement tous les hommes qui souhaiteraient rejoindre le mouvement.

          J’irais encore plus loin, mais à partir de ce point, j’ai conscience d’entre en terrain plus glissant, et ça n’engage que moi.
          Comme vous le soulignez, notre société étant naturellement plus favorable aux hommes, un paradoxe se crée : les hommes sont plus écoutés que les femmes quand ils parlent de féminisme. Je vous accorde qu’il y a de quoi grincer les dents. Mais à bien y réfléchir, j’ai fini par me demander ce qui était le plus important pour moi. La fin, ou les moyens ?
          Si Monsieur A est à ce point fermé à l’idée de l’égalité des sexes qu’il a besoin qu’un autre homme lui ouvre la voie, c’est dommage, mais ça me parait préférable à rien du tout. Bien sûr, ça ne peut être qu’un premier pas, et tôt où tard Monsieur A devra bien apprendre à écouter aussi la parole féminine, puisque c’est l’enjeu ultime de sa démarche vers le féminisme. Mais il n’atteindra pas sa destination s’il ne commence pas son chemin.

          Certes, dans un monde idéal, ça n’arriverait pas. Les femmes féministes seraient capables de produire et de diffuser un discours suffisamment clair et convainquant pour se passer totalement de l’aide d’alliés masculins. Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal. Et si nous y étions, aurions-nous besoin alors de combattre pour nos droits ? (C’est comme apprendre à lire avec les classiques, pour moi. C’est une belle idée, mais qu’est-ce qui est le plus important ? Savoir lire, ou connaitre Balzac avec Rowling ?)
          C’est mon opinion et je comprend qu’on ne la partage pas, mais je pense qu’il faut commencer par tenir compte de la réalité et s’y adapter, pour pouvoir faire bouger les choses dans un second temps.

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          1. Jean-no Auteur de l’article

            @mrion : ceci dit dans un monde idéal, il n’y aurait pas besoin de féministes puisqu’il n’y aurait pas de sexisme ;-D

  2. DM

    Tu soulèves un point intéressant : dans divers milieux militants, qui s’opposent à la culture ou à la politique dominante (au sens large), j’ai constaté que les critiques les plus acerbes et vicieuses sont envers des gens qui épousent des thèses proches, mais diffèrent d’appréciation sur certains points (par exemple, les moyens à mettre en œuvre). Par comparaison, il y a moins d’acrimonie envers les représentants de la culture dominante. Je crois que c’est parce qu’on met moins d’affect contre l’ennemi extérieur que contre celui que l’on perçoit comme « infiltré », « traître à la cause » etc.

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    1. Jean-no

      Oui, j’avais déjà observé ça à propos de militantisme écolo, ou chez les communistes ou assimilés : plus on est proches et plus les légères distinctions (ne serait-ce que dans le vocabulaire) deviennent des abîmes et des prétextes à conflits. Je pense que c’est dû au fait que le militantisme tire sa force de la même source que la foule : de la bêtise. Ce ne sont pas les idées exprimées que je qualifie de bêtes, je pense que la bêtise (au sens : mise en veille de sa finesse de discernement, de sa capacité à essayer de comprendre tous les points de vue) est un moyen pour disposer d’une force collective : on donne la priorité au fait de se rassembler, car réfléchir, c’est forcément se disperser. Vladimir Jankélévitch avait pris le parti intéressant de séparer l’engagement de la réflexion : il était un philosophe d’une subtilité et d’une sensibilité extraordinaire, mais il faisait toutes les manifs au premier degré, on l’a surnommé « marcheur infatigable de la gauche » : il séparait l’action et la réflexion, quoi.
      Seconde possibilité aux bagarres fratricides (ou sororicides) chez les militants : le pouvoir à l’intérieur du groupe, bien sûr. Celui qui domine les autres est celui qui aura l’air le plus extrême, le plus renseigné, et donc celui qui aura réussi à imposer ses concepts, ses mots, ses méthodes,…
      Troisième mécanisme possible, lié aux deux premiers : dans la lutte, on a besoin d’ennemis, mais aussi de pouvoir se reposer absolument sur ses amis.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @niceorimmorally : à qui le dis-tu !
      Au fond, c’est ce que disait aussi André Gunthert ici : Le camp des crocodiles, mais en en tirant des conclusions différentes. La logique de constitution de camps lui semble inévitable, sinon souhaitable, tandis que je la trouve dommageable (même si pour d’autres raisons je trouve logique que tous les hommes de l’album soient des crocodiles). Je m’intéresse plus à la conversation qu’au fait de dominer le débat, j’imagine.

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