C’est pour un sondage

Lorsque mon frère1 reçoit l’appel d’un call-center quelconque, il offre au débotté des sketches absurdes et drôlissimes aux malheureux marocains ou tunisiens qui l’appellent pour lui vendre des fenêtres ou l’attirer chez le cuisiniste qui se trouve de l’autre côté de la colline et qui a un cadeau formidable à lui remettre. Je rêve qu’il trouve un moyen pour s’enregistrer et qu’il place tout ça sur Internet, afin que sa famille ne soit pas seule à profiter des ses blagues téléphoniques inversées. Je ne vais pas les raconter, ça ne rendra rien.
Nathalie, mon épouse, perd moins de temps, elle dit « ah non, désolé, ce n’est pas moi, vous vous êtes trompé de numéro ». Imparable ! De mon côté, quand je décroche le téléphone et qu’une demi-seconde de silence, suivie d’une rumeur lointaine de voix emmêlées me prévient qu’un call-center a décidé de m’appeler, j’ai tendance à dire très vite « je n’ai pas le temps, au revoir », et à raccrocher. Je sais que les gens qui font ce métier de « télé-opérateurs » n’ont pas une existence drôle, mais autant abréger leurs souffrances et ne même pas attendre de savoir ce que l’on veut me vendre pour interrompre l’appel.

Call_Centre_2006

Un call-center, par Vitor Lima, licence CC-BY 2.0

Mais ce matin, je n’ai pas raccroché, le type à l’autre bout du fil représentait un grand institut de sondages qui voulait connaître mon avis sur la distribution d’eau dans ma commune. Il m’a promis que cela ne prendrait que dix minutes et le délai a d’ailleurs été tenu.
Les questions portaient sur ma connaissance du syndicat des eaux d’Île-de-France : est-ce que je savais si l’eau, dans ma commune, était gérée par une entreprise privée, publique, ou mixte ? Si je sais quelle était la part de la consommation d’eau dans ma facture, et quelles autres dépensent entre dans le calcul ? Si je me jugeais bien informé ?
Les questions étaient nombreuses, mais j’ai commencé à douter franchement de leur intérêt vers la fin : est-ce que je jugeais la qualité sanitaire de l’eau satisfaisante ? Est-ce que je la trouvais trop calcaire ?… Questions absurdes puisque si quelqu’un peut y répondre, ce n’est pas un particulier comme moi, qui ne peut témoigner que du goût et de l’aspect de l’eau, mais bien la compagnie qui gère l’assainissement et l’acheminement de l’eau, c’est à dire la compagnie qui rémunère l’institut de sondage qui m’appelle. Les auteurs du sondage ont pris soin d’éviter de proposer la classique réponse « sans opinion », que j’aurais pu donner plus d’une fois.
Autre question encore plus suspecte : est-ce qu’il me semble que ma facture d’eau et ma facture d’électricité ont des montants également justifiés ou est-ce que l’un des deux me semble moins honnête que l’autre ? Drôle de question pour deux services de nature différente qui n’ont en commun que d’envoyer des factures et d’être indispensables au quotidien.

Les ravages de la "ludification"...

Les ravages de la « ludification »… Un jeu « intelligent » m’explique l’eau. Mais si je clique sur « jouer », l’écran devient noir (avantage : le son s’arrête). Quant aux gamins pseudo-mangas qui attendent mes questions, ils n’ont pas réponse à tout : je leur ai demandé pourquoi l’eau était onéreuse, et ils m’expliquent que l’eau du robinet est moins chère que l’eau en bouteille et que quand on laisse trop longtemps l’eau bouillir, elle finit par s’évaporer. Je suis presque déçu qu’ils ne m’apprennent pas, en plus, que l’eau mouille. Les parties « adultes » du site du Syndicat des eaux ne sont pas forcément plus sérieuses : lorsque l’on demande à lire le rapport de contrôle de la délégation du service public, datant de 2012, on atterrit sur une erreur 404.

Ce que je tire comme conclusion de ce sondage — car le sondage lui-même nous informe plus que son résultat —, c’est que le Syndicat des eaux d’Île-de-France s’intéresse exclusivement à mon ressenti, à mes impressions, allant jusqu’à me poser des questions auxquelles il n’est pas rationnel que je réponde. Je crois qu’il s’agit d’une tentative pour déterminer si l’usager assimile bien les informations qui accompagnent sa facture et qui lui démontrent par A et par B que l’augmentation importante des tarifs ces dernières années n’est pas la conséquence de la délégation du service à une entreprise vénale, en l’occurrence Véolia2, mais à d’innombrables taxes écologiques, communales, et autres. Et cela sert, j’imagine aussi, à vérifier si la privatisation du service peut être poussée encore un peu plus loin, et s’il y a une possibilité d’augmenter encore un peu plus les tarifs.
Enfin j’extrapole, mais en tout cas ce qui me semble clair, c’est que l’important pour le syndicat des eaux n’est pas la qualité du service qu’il rend, mais la manière dont le public la ressent : une simple affaire de communication.

  1. Mon frère Jérôme, qui tient, du mardi au samedi, l’après midi, l’excellente boutique de bande dessinée d’occasion et collection La bande des cinés, au 83 de la rue Pajol, à Paris dans le dix-huitième arrondissement. []
  2. Véolia environnement, ex-compagnie générale des eaux, ex-Vivendi, a un chiffre d’affaires de 22 milliards d’euros. Cette société s’est vue déléguer le service public de l’eau en Île-de-France. En théorie, la mise en concurrence régulière entre les prestataires permet de tirer les prix vers le bas, mais en pratique, deux sociétés se disputent l’appel d’offres : Véolia/Générale des eaux et Suez/Lyonnaise des eaux. []

2 réflexions sur « C’est pour un sondage »

  1. Jiemji

    Pourquoi ne peux-tu mesurer le degré de calcaire dans ton eau du robinet ? Cela se voit, par exemple quand tu tentes de rincer du linge ou des mains savonneuses (suivant le PH, l’opération est plus ou moins difficile) ou par l’état de tes verres dans le lave vaisselle ou les paillettes qui restent au fond d’une bouilloire pour le thé ? Cette question ne me parait donc pas si déplacée.

    Par contre, la question sur la « justification » de la valeur d’une facture est très intéressante et la comparaison avec l’électricité n’est pas absurde ; c’est un poste de budget équivalent en terme d’image pour un foyer et il s’agit d’acheminer un denrée « énergétique » via un flux.
    On peut, effectivement imaginer que la mesure d’une hausse de prix acceptable puisse en être la résolution suivant l’analyse de l’enquête. D’autant que la comparaison avec l’électricité qui représente un poste de coût et de suivi des augmentations et des tentatives d’économies de la part des ménages est un bon étalon auquel se comparer (surtout que les compagnies qui mène l’enquête doivent avoir toutes les informations statistiques permettant de trouver des convergences) si on souhaite agir de la même façon sur les tarifs que sur ceux du Gaz ou de l’Electricité.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Jiemji : il faudrait que j’aie vécu des années avec une eau et des années avec une autre pour évaluer la différence du taux de calcaire, je pense… Ou que je la teste scientifiquement, mais peu importe : c’est le syndicat des eaux qui a la réponse, pas moi ! On ne me demande pas le taux de calcaire mais l’impression que j’en ais.
      Sur la comparaison eau/électricité, je remarque qu’il s’agit de deux denrées que tout le monde consomme, mais elles ne sont pas en concurrence, puisque tout le monde les consomme, justement. Donc s’il y a comparaison, c’est en terme d’image, d’aura, d’impression subjective. Donc de comm’.

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