Archives mensuelles : janvier 2014

Ce soir ou (plus) jamais ?

L’insupportable Jean-Marc Morandini illustre à la puissance cent la célèbre phrase d’Herbert George Wells qui disait « A newspaper is a device incapable of distinguishing between a bicycle accident and the end of civilisation » — un journal est un dispositif incapable de faire la distinction entre un accident de vélo et la fin de la civilisation. En effet, Morandini donne autant d’importance aux rumeurs qui entourent la vie du dernier des candidats méconnus d’un jeu de télé-réalité qu’à des sujets de société importants et semble totalement incapable de voir en quoi tel sujet primerait sur tel autre. Reste que lorsqu’il est question des rumeurs qui entourent la grille des programmes télévisés, il se montre toujours sérieux et ce qu’il annonce s’avère généralement fondé. Vendredi, il a provoqué des remous en révélant que Ce soir ou jamais, l’émission de Frédéric Taddéï, allait changer de tranche horaire ou disparaître, et être remplacée par un talk-show d’Alessandra Sublet, l’animatrice de C à vous sur France 51.
Instantanément, beaucoup y ont vu une suite aux critiques virulentes essuyées par Taddéï après son émission consacrée à l’affaire Dieudonné, jugée trop complaisante. En effet, on y entendant Jean Bricmont, qui affirmait que le spectacle de Dieudonné n’était pas antisémite, et surtout Marc-Édouard Nabe, qui a tapé violemment sur Dieudonné, Alain Soral, et sur le complotisme, mais qui l’a fait avec un air antisémite : ce n’est pas ce qu’il a dit, qui posait problème, mais plutôt le fait que ce soit lui qui le dise2. Voilà le résumé qu’en faisait Caroline Fourest — qui reprenait à son compte un fameux aphorisme de Godard3 :

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Si on se fie à l’ébauche d’enquête réalisée par Daniel Schneidermann pour Arrêts sur Images, France télévisions confirme implicitement le projet d’un nouveau talk-show et sans doute aussi le projet de déménager Frédéric Taddéï pour le caser à une heure plus tardive, mais il semble aussi que cette décision n’a pas été prise récemment sur un coup de sang, elle tombe juste très mal — ou très bien pour Taddéï, qui du coup est très ardemment défendu par ceux qui voient dans son émission une tribune un peu plus libre que Des Paroles et des actes, On n’est pas couchés et autres Mots-Croisés. Ceci dit, les défenseurs de Taddéï peuvent aussi lui nuire. Récemment, dans un portrait apparemment flatteur, le Monde faisait de Taddéï un relativiste aux limites de l’irresponsabilité, qui se refuse à séparer le bon grain de l’ivraie, et on peut imaginer que ce genre de compliment, à terme, coûte encore plus cher que les critiques. Et ne parlons pas des commentaires aux pages Facebook de protestation contre la décision de France télévisions, où fleurissent des réflexions conspirationnistes et antisémites des plus caricaturales.
TaddéÏ a commis le crime apparemment impardonnable d’inviter Marc-Édouard Nabe, ou en tout cas de l’avoir invité sans le réduire à une position caricaturale ou humiliante, et en s’adressant à lui comme à un être humain doué de raison et méritant un respect minimal. Il est malgré tout fort improbable que ce soit la cause directe du changement d’horaire de son émission (qui, au mieux, serait repoussée d’une heure, et qui, au pire, disparaîtrait corps et biens), lequel n’a certainement pas été improvisé. Mais est-ce que les critiques récurrentes dont Ce soir ou jamais font l’objet ont pu jouer ? On remarquera par exemple une tribune de Laurent-David Samama dans Rue89 qui fait de Taddéï le responsable du phénomène Dieudonné, puisqu’en invitant des bannis, il se fait complice de « l’assassinat du vivre-ensemble » — réflexion qui prouve qu’on peut défendre le vivre ensemble au prix d’une exclusion des exclus : pas de cohésion sociale sans (vertueuse) cohésion du groupe contre ceux qui acceptent plus ou moins volontairement d’endosser le rôle de brebis galeuses ou de boucs-émissaires. On se rappellera aussi la tribune comique de Bernard-Henri Lévy, qui en 2010 reprochait à France-Télévisions d’avoir prolongé le contrat de Taddéï jusqu’en 2014, alors que la prolongation de contrat à laquelle il réagissait était en fait celle du footballer Rodrigo Taddéï, milieu de terrain brésilien de l’AS Roma4. On se rappellera aussi de l’émission ou Patrick Cohen expliquait qu’il fallait s’interdire de recevoir certaines personnes. On se souviendra, enfin, de la saillie ahurissante de Cyril Hanouna, animateur d’émissions de détente qui me semble dénué de culture et d’intelligence (au contraire d’Enora Malagré, pourtant sa sous-fifre dans l’émission, affectée au rôle peu flatteur de belle blonde gouailleuse de service, mais qui, selon mon estimation personnelle, doit bien avoir cent points de Q.I. de plus que son patron) et qui reprochait à Taddéï d’inviter « ces gens-là » (?) et de ne pas avoir suffisamment d’audience, faisant au passage la preuve qu’il pensait que la locution télévision de service public signifie télévision qui fait du public, qui a de l’audience.
Je me demande, au passage, qui a décrété qu’il fallait se boucher les oreilles quand un écrivain qui tire ses livres de provocateurs désespéré à quelques milliers d’exemplaires dit des choses assez banales à minuit, tandis qu’il faudrait trouver normal qu’on s’habitue à voir la tête de Louis Alliot (dont les réflexions politiques obscènes n’ont pas l’excuse de la littérature) chaque fois qu’on allume le poste.

Intéressante séquence de C à Vous,

Intéressante séquence de C à Vous, où Patrick Cohen et Frédéric Taddéï confrontaient leur vision de la liberté d’expression : pour le second, la liberté est de ne pas s’interdire d’inviter telle ou telle personne, tandis que pour le premier, on défend la liberté d’expression en refusant la parole à ceux qu’on soupçonne d’être contre..

Ces fortes critiques rappellent une chose : Ce soir ou jamais est une émission légèrement différente des autres. Très très légèrement, hein, ça reste de la télévision, c’est à dire un endroit où le « bon client » est roi, où l’on badine, où l’on sait que l’intensité fait fuir le spectateur, où l’on crée les conditions d’affrontements caricaturaux, où la pluralité est limitée à l’idée que s’en fait l’animateur, etc. Mais c’est de la télévision suffisamment différente pour déranger. On y voit des gens qu’on ne voit pas partout, comme Cynthia Fleury, Emmanuel Todd, Judith Bernard, Pacôme Thiellement, Jérémie Zimmermann, on y voit de vieux briscards comme Jean-Didier Vincent, Roland Dumas, Thierry Lévy, Marie-France Garaud, dont l’expérience est souvent passionnante, et puis bien entendu, on y voit passer une foule d’artistes, d’écrivains, d’universitaires, dont on ne retient ni le nom ni la tête car ils ne sont là qu’une fois, mais dont la présence est malgré tout difficile à imaginer dans d’autres émissions du même type5.
Non, Ce soir ou jamais n’est pas une bonne émission. C’est juste celle qui est la moins mauvaise, et ma foi, c’est toujours ça de pris. On peut regretter le passage au rythme hebdomadaire, qui a abouti à rendre l’émission curieusement plus sérieuse, mais on se félicitera de ses excellents « lives » de fin de soirée, où on découvre des musiciens qu’on ne connaissait pas forcément, dans des conditions sonores excellentes.

On peut rire ou s’effrayer de ceux qui croient très sincèrement voir une conspiration sioniste ou que sais-je derrière l’hypothétique suppression de Ce soir ou jamais. On a aussi le droit d’être indifférent à la disparition de cette émission, car après tout, qu’est-ce qu’il y a à attendre de la télévision dans le débat public, aujourd’hui ? Mais pour ma part, je trouverais dommage qu’elle disparaisse, ne serait-ce que pour le plaisir d’écouter sereinement ce qu’ont à dire des gens avec qui je ne suis pas d’accord et qui — c’est le talent que l’on doit reconnaître à l’animateur, me semble-t-il —, sont souvent forcés d’écouter les arguments de leurs contradicteurs de manière un rien civilisée.

  1. Par un hasard intéressant, tout se recoupe : c’est dans l’émission d’Alessandra Sublet que Patrick Cohen a fait à Frédéric Taddéï la liste noire des personnes à interdire de médias, épisode qui a provoqué la réponse obscène de Dieudonné, réponse qui est elle-même en tête des phrases qui ont été reprochées à l'(ex?)-humoriste… []
  2. Ce qui me rappelle l’hilarant Confort intellectuel du réactionnaire et talentueux Marcel Aymé, qui réglait ses comptes avec la France de « l’épuration ». On y voit un écrivain viré de l’hôtel où il loge parce que les autres clients trouvent sa présence indésirable car il a, selon eux, « une tête de collaborateur ». Le patron de l’hôtel le console en lui disant qu’il lui trouve, au contraire, un je-ne-sais-quoi de « résistant », mais que, tenant compte des nécessités du commerce, il doit néanmoins lui demander de plier bagage.  L’écrivain, qui avait l’habitude d’avoir de longues discussions avec un amoureux des lettres, est aussi congédié par son interlocuteur : « C’est pourtant vrai, dit-il en éclatant de rire, que vous avez une tête de collaborateur. Au moins, tâchez d’être prudent. Une tête comme ça, ça peut vous mener très loin. En tout cas, je suis bien fâché de ce qui vous arrive. Ç’en est fini de nos bonnes causeries (…) ». []
  3. La phrase de Jean-Luc Godard est : « l’objectivité, c’est 5 minutes pour Hitler, 5 minutes pour les Juifs ». Elle se retrouve souvent attribuée à tort à Guy Debord, et le mot « objectivité » est parfois remplacé par « démocratie », notamment sur les sites qui considèrent Godard comme antisémite et comprennent la phrase comme une revendication (il faut donner un temps égal aux nazis) et non comme une démonstration par l’absurde du caractère utopique de l’objectivité. []
  4. Je me demande si l’acrimonie de BHL ne vient pas d’abord du fait qu’il n’est pas un invité habituel de Ce soir ou jamais. []
  5. J’ai fait partie de ces invités d’une fois, ce dont j’ai parlé ici, expérience qui m’a prouvé que, malgré la bienveillance de l’animateur, qui m’a appelé avant l’émission pour être sûr que je puisse dire ce que je voudrais, Ce soir ou jamais reste une émission de flux, donc une émission qui cherche à être fluide, et si l’on ne s’y fait pas couper la parole, ce n’est qu’a condition de ne pas trop bredouiller.
    Lire aussi l’expérience (et notamment ce qui a suivi l’émission) d’André Gunthert. []

Très cher Jean Bricmont

Très cher Jean Bricmont

Je vous ai vu hier à Ce soir ou jamais et j’ai souffert pour vous. J’ai souffert en voyant que vous vous trouviez en terrain extrêmement hostile, j’ai souffert en voyant que vous seriez totalement inaudible, et j’ai souffert aussi en constatant votre maladresse face à cette situation. Je ne peux pas vous jeter la pierre, j’ai moi-même été invité à Ce Soir ou Jamais l’an dernier, sur un sujet qui n’avait rien de polémique1, et j’ai vu à quel point, malgré le souci de l’animateur de laisser parler chacun, il était difficile de s’exprimer au milieu de parisiens rodés à l’exercice. Alors entravé par deux ou trois furieux qui tentent de couvrir votre voix, j’imagine qu’il est normal que vous vous soyez retrouvé à dire des bêtises.

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Car excusez-moi, mais c’est ce qui s’est passé. Beaucoup de gens auront compris ce que vous vouliez dire sur la chantage à la qualification d’antisémite qui frappe ceux qui critiquent Israël, et sur le fait que cette mécanique soit très logiquement amenée à créer un ressentiment qui finit par fabriquer des Dieudonné, comme vous l’avez posément expliqué dans une vidéo postée peu avant l’émission. Mais beaucoup de gens (je me fie à ce que j’ai lu sur Twitter pour le dire) vous ont surtout entendu dire en substance que l’antisémitisme, c’est la faute des juifs. Je sais que ce n’est pas ce que vous vouliez dire, mais c’est ce que beaucoup ont entendu, et quand la partie du public qui ne vous est pas acquise ne comprend pas vos arguments, il y a peu de chances que quiconque s’y rallie pour de bonnes raisons. Mais bon, je n’ignore pas à quel point tout ça est difficile, moi qui suis tout sauf un grand-maître en éloquence.
Je vous reprocherais en revanche plus fortement d’avoir cité une phrase de Voltaire que ce dernier n’a jamais écrite (« Pour savoir qui vous dirige vraiment il suffit de regarder ceux que vous ne pouvez pas critiquer ») et qui circule dans les milieux conspirationnistes — d’abord américains — depuis une dizaine d’années. Ceci dit, on n’en est peut-être pas à ça près, Voltaire passe pour un champion de la liberté d’expression grâce à la célèbre citation « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire » qu’il n’a jamais dite non plus et qui a été inventée il y a un siècle. Ceci dit, même apocryphe, cette phrase véhicule une belle idée, et reste utile tant il est certain que la plupart des gens, notamment en France où on sait si bien séparer les grands principes universels de leur application concrète, ne jugent que la liberté d’expression est quelque chose de fondamental qu’à condition qu’elle soit utilisée par des gens avec qui ils sont d’accord.

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À droite, les trois intervenants qui m’ont été le plus agréables sur le plateau : Agnès Tricoire, Hector Obalk et Jean-François Kahn. Je ne les ai pas appréciés parce que je suis d’accord avec eux mais parce que chacun est parvenu à dire des choses importantes de manière au fond assez pragmatique. Le metteur en scène Gerald Garutti a dit des choses qui n’étaient pas inintéressantes non plus.

Parler du « deux poids deux mesures »2 comme une chose ressentie (par les gamins des banlieues qui s’identifient aux Palestiniens, par exemple), et productrice d’un ressentiment potentiellement dévastateur, ainsi que l’on fait Hector Obalk et Jean-François Kahn si je ne m’abuse, était nettement plus audible. En disant qu’Israël, quelles que soient les errances de son traitement des Palestiniens, est intouchable dans le débat public en profitant du tabou de la Shoah, vous vous situez sur un plan très proche de celui de Dieudonné, ou plutôt sur la première marche qui l’a mené à ce qui semble manifestement être de la paranoïa antisémite — car bien avant la seconde guerre mondiale, ce qui distingue l’antisémitisme d’autres formes de racisme, c’est la paranoïa, le complotisme, et j’ai d’ailleurs trouvé intéressant le propos de Marc-Édouard Nabe3 sur le sujet.

Car la réalité est quand même un peu plus complexe. Si le sentiment de culpabilité du monde occidental — ce même monde occidental qui a produit le nazisme —, a indéniablement permis la naissance d’Israël, c’était logique, et d’une certaine façon, ça a constitué une juste réparation d’un crime abominable. Enfin juste, tout en entraînant son lot de problèmes et d’injustices. Mais passé cet événement, il y a une histoire, bientôt soixante-dix ans d’histoire, où les arrières-pensées et le statut singulier d’Israël sont bien loin de n’être liés qu’à la culpabilité d’une Europe qui a découvert, à l’ouverture des camps, à quoi avait mené sa folie antisémite. Les vraies arrières-pensées sont géopolitiques : Israël est un outil de pouvoir et d’influence pour de nombreux autres pays. qui permet de détourner les revendications de « la rue » de nombreux pays musulmans, où la haine des juifs permet aux dirigeants de faire oublier leurs défaillances. C’est un outil d’influence pour les États-Unis, et sans doute de nombreux autres pays occidentaux, dans leur bras de fer avec les pays producteurs de pétrole. Les juifs de la diaspora, qui se sentent sans doute tous4 concernés par le devenir d’Israël, sont eux aussi pris en otage, intellectuellement et affectivement parlant, et en viennent parfois à défendre l’extrême-droite israélienne et son irrémédiable glissement vers un racisme d’État, comme ils ont défendu la politique du pays lorsqu’il était essentiellement une utopie gauchiste et assez paradoxalement universaliste (enfin sur ce point il y a un problème logique jamais réglé), y compris lorsqu’ils se sentent « de gauche » en France. Enfin, Israël, qui a connu des guerres de voisinage dès le jour de sa naissance, voit sa marge de manœuvre de plus en plus réduite et s’enfonce dans le trou en recourant à des armes absurdes, comme de tenter de convaincre (avec un certain succès) les juifs français qu’ils sont en danger en France. Mais on peut excuser les juifs d’être chatouilleux et sensibles, non pas à cause du traumatisme de la Shoah qu’à cause de la relative apathie qui a précédé chez les anti-nazis asthéniques qui n’ont pas réagi à temps, ont cru que Pétain était de leur côté, ont cru que la situation allait s’arranger, etc.
Cette lamentable évolution historique, cette terrible situation géopolitique, géostratégique, géopsychologique dans laquelle le monde s’enferme et qui coûte de plus en plus cher à tous en termes de renoncements moraux et en terme d’avenir bouché, ne peut pas se résumer à une interdiction de débat pour cause de Shoah. Dieudonné le croit, mais il est un peu fou, vous auriez tort de laisser croire que vous êtes sur la même ligne : le droit à être jugé équitablement, factuellement, pour ses erreurs, qui est refusé à Dieudonné, est une cause urgente, mais ne doit pas se transformer en simplification plus ou moins paranoïaque d’une situation complexe.

Eduardo Rihan-Cypel

L’intervenant insoutenable du plateau, pour moi : Eduardo Rihan-Cypel, député et porte-parole du PS, qui manie la vertu à deux sous si typique des cadres de son parti et y ajoute une dose de mépris extraordinaire envers le public de Dieudonné qui, à son avis, vont enfin comprendre que l’humoriste n’est pas drôle puisque la justice l’a décrété.

Ce qui a été peu évoqué, à mon goût, pendant l’émission, que certains soutiens à Dieudonné semblent méconnaître et à quoi ses détracteurs sont au contraire particulièrement sensibles, c’est que tous les discours ne sont pas explicites. Qu’une accumulation de petites phrases apparemment humoristiques, outrancières, finit par dessiner les contours d’une obsession radicale. Par ailleurs, quand on touche à des sujets fortement émotionnels, comme le récent massacre d’écoliers par Mohammed Merah ou les tortures d’un jeune homme par un gang qui se prétend « barbare », on peut difficilement réclamer le droit à être entendu au second degré. Les choses seraient plus claires si l’expression, même l’expression d’idées insoutenables, était libre. Mais le fait que Dieudonné ne prenne jamais le temps dans ses vidéos de désavouer ceux qui font preuve d’un antisémitisme viscéral tout en se réclamant de lui n’est pas très bon signe. Je comprends bien que l’on refuse de constamment montrer patte-blanche, de prendre des précautions oratoires comme si on était, par défaut, coupable. Mais en même temps il faut bien le faire, on ne peut pas défendre son droit à exprimer ses idées tout en se montrant constamment ambigu sur ce que sont ces idées. Avec le temps, Dieudonné est devenu ce que certains l’accusaient — pour lui couper le sifflet ou par préjugé — d’être. C’est pathétique, c’est dommage pour lui, mais il serait encore plus dommage que la même maladie gagne ceux qui soutiennent le principe de la liberté d’expression ou celui d’une justice qui porte sur des faits et non sur une réputation, qui porte sur des actes et non sur des opinions — mais en n’oubliant pas, tout de même, que les opinions mènent à des actes.
En tout cas, s’il ne faut pas se laisser intimider par les procès en antisémitisme jugés d’avance dont sont victimes ceux qui critiquent Israël, il ne faudrait pas se mettre à admettre que critiquer la politique israélienne signifie refuser l’existence même d’Israël, voire que critiquer la politique israélienne revient à de l’antisémitisme. Or c’est ce qu’a fait Dieudonné : il a fini par se rendre coupable de ce dont on l’accusait à tort. Existe-t-il un mécanisme plus fou et plus navrant que celui-ci ?
Eh bien j’ai trouvé, hier, que vous vous placiez un peu sur le terrain de Dieudonné, et que c’était un peu contre-productif.

...

L’abbé Grosjean voit dans la décision du conseil d’État une promesse de censure envers ceux qui s’en prennent aux catholiques. Comme il l’a affirmé des mois durant, pour lui, être pour le « mariage pour tous » c’est s’en prendre aux valeurs catholiques. Alors comme vous le dites, Jean Bricmont, où est-ce que ça s’arrête ? Si la revendication de l’un est vue comme une atteinte à l’autre, quand s’arrête la censure ?

Je ne dis pas que vous êtes ambigu, votre propos est généralement plutôt clair, mais je vous garantis qu’hier, il ne l’était pas tellement, et ma foi, c’est dommage pour les causes que vous défendez. Je vous aime bien en général5, mais l’émission d’hier m’a mis plutôt mal à l’aise, car j’ai l’impression que vous êtes rentré dans un jeu qui vous nuit — mais je reconnais que l’ambiance semblait électrique dès le départ, et que l’aménagement du plateau, à lui seul, signalait votre isolement.


Addendum, après discussions avec des amis sur des réseaux sociaux : dans votre démarche, vous semblez par ailleurs ignorer que dans l’espèce humaine, sauf exception, un discours n’est jamais jugé pour lui-même, mais aussi en fonction de ce qui l’entoure : réputation de l’auteur, mais aussi de son entourage. La psychologie sociale a démontré que ce qu’une personne dit sera reçue différemment selon qu’elle se trouve à côté de telle ou telle personne. Les téléspectateurs ont par exemple tendance à imaginer que les intervieweurs qui laissent parler l’interviewé sont d’accord avec lui, ou qu’une personne qui porte des chaussures de sport est en bonne condition physique,… Et par ailleurs, plus les sujets sont chargés émotionnellement, et plus la personne qui écoute cherchera à décider de manière tranchée s’il doit adhérer ou rejeter. Imaginez le piège que cela devient lorsqu’en plus le public se bouche les oreilles devant toute personne qui a une réputation sulfureuse. C’est injuste, mais c’est une réalité et si on veut avoir une chance d’être audible, il faut savoir prendre quelques précautions formelles dans son discours : faire attention aux noms auxquels on s’associe et chercher à maîtriser des métaphores et ses références.

  1. Lire : Le Ce soir ou jamais de la promotion de la fin du monde. []
  2. Le « deux poids deux mesures » est une réalité effective et pas uniquement un sentiment. Quand le ministre qui se plaignait du manque de blancs à Évry et qui a eu des propos assez odieux sur les Rroms se prétend le champion de l’antiracisme, il y a de quoi rire, mais quand presque aucun média ne relève cet abus, on a de quoi pleurer. Cette iniquité du traitement est une chose terrible mais elle peut souvent s’expliquer, enfin se récapituler, car chaque histoire est différente, et chercher de l’équité dans les tragédies est absurde, il faut les comprendre, les étudier, en parler, les voir comme des histoires singulières et comme des histoires universelles à la fois, mais certainement pas les placer en concurrence. Alors que l’Europe se découvrait bourreau des juifs, elle était dans le déni absolu des effets de son paternalisme colonial et post-colonial, et le reste. Il est absolument important d’en parler, de produire un discours, de récapituler une histoire, de donner la parole à ceux qui souffrent et même de donner la parole à ceux qui sont morts en souffrant, comme dans les romans d’Orson Scott Card, mais c’est une grande erreur de renvoyer les uns dos à dos ou de reprocher à untel d’avoir plus de temps d’antenne que tel autre. Le judaïsme a ses particularités — c’est, pour le Moyen-Orient, une des rares religions non-prosélytes, c’est à dire où un peuple, une culture et une religion se confondent, ce qui en fait une espèce de fossile-vivant, de survivance d’une culture antique dans un monde où les religions prosélytes telles que les diverses saveurs de Christianisme ou d’Islam étendent leur empire sur une bonne moitié de la population mondiale. L’histoire des Palestiniens a ses particularités, celle des maghrébins de France a ses particularités, celle des noirs des colonies a ses particularités, celle de l’Afrique subsaharienne a ses particularités, etc., chaque histoire est singulière dans son essence, sans son histoire, mais aussi dans l’histoire de sa prise de conscience et dans l’histoire des effets qui en découlent.
    Mais que les opprimés, ou anciens opprimés, se battent entre eux parce qu’ils sont jaloux de ces iniquités assez faciles à déconstruire historiquement, voilà qui semble assez imbécile.
    Bien entendu, tous ont le droit légitime à vouloir être jugés à la même aune, mais paradoxalement, je pense que ça passe par un examen singulier de chaque question. []
  3. Au passage je félicite Frédéric Taddéï qui laisse la parole aux gens à qui d’autres la refusent, et surtout, qui laisse parler ceux que certains de ses confrères — comme le fameux Patrick Cohen, la boucle est bouclée —, lui ordonnent presque de ne pas recevoir dans ses émissions. Je n’ai jamais lu Nabe, j’ignore pourquoi il sent le souffre, mais je sais que je ne risque pas de l’apprendre tant qu’il lui est interdit de s’exprimer.
    De même, je suis très heureux d’avoir entendu ce qu’avait à dire Alain Jakubowicz, le président de la Licra, car si je suis en total désaccord avec lui sur la pertinence de la décision du Conseil d’État, j’ai apprécié son éclairage subjectif sur l’histoire de Dieudonné. []
  4. Un ami me fait remarquer que cette réflexion est un peu péremptoire. Alors disons au moins que, personnellement, je pense qu’aucun juif n’a à s’excuser de se sentir concerné par Israël. Inversement, bien sûr, aucun juif n’a à se sentir représentant d’Israël et la communication de « l’état hébreu » (?) qui laisse accroire le contraire fait un tort considérable à la Diaspora. []
  5. Même si j’ai des objections pour les impostures intellectuelles, que vos cibles n’ont pas volé, dans un sens, mais qui sont à présent utilisées comme argument pour discréditer des pensées pourtant valables par les pires cuistres. []

Justice subjonctive

Ce matin, le Tribunal administratif a invalidé la décision, qui faisait suite à un vœu du ministre de l’Intérieur, d’interdire un spectacle de Dieudonné à Nantes. En début de soirée, retournement complet, le Conseil d’État a statué en urgence sur le sujet en désavouant cette décision. Si les provocations de Dieudonné méritent une réponse, peut-être même judiciaire, il n’y a à mon avis pas lieu de se réjouir de celle qui lui a été donnée aujourd’hui.

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Le titre a le mérite d’être clair : « Victoire de Manuel Valls ». La question n’était pas la justice ou l’ordre public, ni peut-être même Dieudonné, mais de permettre au ministre de l’Intérieur de sauver la face.

Sur BFM j’ai entendu un juriste commenter la décision d’interdire le spectacle de Dieudonné en ces termes, ou à peu près : « Ce qui est sanctionné par le Conseil d’état c’est l’atteinte à la dignité humaine qui pourrait avoir lieu ».
Tous les juristes ne semblent pas ravis que l’on motive une décision de justice non pas en fonction d’un délit avéré, acté, mais d’un délit potentiel, virtuel, possible : ça pourrait avoir lieu. Enfin au moment où le juriste a commenté l’affaire, cela ne pouvait plus avoir lieu, le spectacle étant annulé, il aurait dû utiliser le mode subjonctif et parler d’une « atteinte à la dignité humaine qui eût pu avoir lieu ».
J’ai trouvé le même terriblement léger (quoique je n’aie pas totalement compris sa position) lorsqu’il a dit, un peu plus tard : « il s’agit d’une atteinte à une liberté fondamentale, mais fondée juridiquement« . On s’interroge subitement sur ce que signifie le mot « fondamental » dans une telle phrase. La liberté fondamentale qui est bafouée ici est sans doute moins la liberté d’expression — notion qui a toujours un peu échappé aux Français, si ce n’est entre 1789 et 1792 puis en 1881 — que le droit à une justice ne sanctionnant que des faits avérés et non des faits futurs et imaginaires1,

À un moment assez surréaliste de l’édition spéciale de BFM, la journaliste Ruth Elkrief a signalé que le régisseur du spectacle de Dieudonné venait de sortir sur le parvis du Zénith de Nantes pour s’adresser, à l’aide d’un porte-voix, aux infortunés spectateurs. Je m’attendais à entendre ce que cette personne avait à dire à la foule, mais ça n’a pas été le cas : BFM, comme plein d’autres chaînes, a envoyé ses cadreurs produire des images, mais pas recueillir des paroles, du moins pas la parole du régisseur de Dieudonné.

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Qu’est-ce que le régisseur du spectacle de Dieudonné a dit dans son mégaphone ? Je ne sais pas, BFM a jugé plus prudent de se contenter de le montrer et d’éviter de nous faire entendre ce qu’il avait à dire.

À la place, en voix-off, j’ai entendu Bernard-Henri Lévy, invité sur le plateau, expliquer qu’il entendait bien ceux qui débattaient « sur les interdictions a priori ou a posteriori » et convenait que « bien sûr, c’est mieux a posteriori », mais rappelait qu’il y a du nouveau dans la justice : aujourd’hui, il y a les réseaux sociaux, Internet, tout va très vite, alors hein, ma bonne dame, on n’en n’est plus à respecter les droits élémentaires.
Je n’ai pas bien compris le raisonnement.
Avec pertinence, BHL a rappelé que Dieudonné n’était pas obsédé que par les juifs mais semblait tout aussi perturbé par l’homosexualité. Avec moins de pertinence, il a souligné que Dieudonné s’en est pris à Christiane Taubira2, car il aurait dit que cette dernière n’était pas « une guenon » mais « un bonobo » qui, explique ce zoologue amateur, est « une espèce de singe ». Or s’il est certain que les gens qui ont jeté des bananes à Christiane Taubira et l’ont qualifiée de guenon l’ont fait en reprenant à leur compte les clichés coloniaux racistes qui refusaient le statut d’être humain aux noirs, il est probable que Dieudonné, qui a été un des organisateurs de « La marche des peuples noirs de France » et dont le père est originaire du Cameroun, n’a pas eu cette réflexion par négrophobie latente, et que le seconde degré soit cette fois plus que probable. De plus, les chimpanzés bonobos ne sont pas n’importe quelle espèce de grands singes, ils ont la réputation d’être plus pacifiques que leurs cousins gorilles, chimpanzés communs ou humains, et bénéficient d’une grande sympathie, qualifier quelqu’un de bonobo n’est à mon avis pas vraiment une insulte.
Toujours au chapitre de la censure, BHL a demandé que l’on supprime Dieudonné du réseau Internet, en profitant qu’une grande plate-forme de diffusion de vidéo est française (Dailymotion, je suppose), et en espérant même faire ployer l’américain Youtube car, rappelle BHL, cette plate-forme avait fini par supprimer la vidéo de la décapitation de Daniel Pearl. Je doute que Youtube comprenne totalement la comparaison.
Enfin, un éditorialiste de BFM dont le nom m’échappe a conclu en se félicitant de l’apaisement qui allait avoir lieu dans les jours à venir, grâce à l’interdiction du spectacle. Donc on interdit un spectacle pour ce qui va s’y dire et on se félicite du retour au calme qui va s’opérer. Sur BFM, on croit que l’avenir se devine. Cependant, ce n’est pas tout à fait faux : si la chaîne décide que la situation est calme, elle n’en parlera plus, elle et ses semblables décident de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, en lui conférant de l’emphase ou non.

Afin

Afin d’être certain que la décision du Conseil d’État ne soit pas trop contestée, BFM ne trouve qu’une personne pour s’en plaindre : Gilbert Collard, horripilant avocat médiatique à présent assimilé au Front National. Pire encore, ce dernier a eu des paroles plutôt sensées, en disant que s’il y avait lieu de condamner Dieudonné, il fallait le faire, mais en fonction de ses propos passés, et non en interdisant un spectacle a priori.

Partant de cette jurisprudence, je propose que l’on condamne désormais les hommes et femmes politiques pour corruption sans attendre que les faits soient observés, et même, pourquoi pas, avant leur élection, puisque, nous le savons tous, leur situation comporte des risques dans le domaine : combien de députés, de ministres, parfaitement formés, anciennement idéalistes, réputés irréprochables, ont fini par se retrouver accusés d’abus divers qui n’auraient pas pu être commis s’ils n’avaient pas été élus ?
Et puis surtout, une fois élus, certains parviennent à ne plus être condamnables pour rien du tout, comme le sénateur Serge Dassault qui est parvenu mercredi à sauver son immunité parlementaire alors même que son audition en tant que témoin assisté semble avoir eu un résultat accablant3.

J’ai beaucoup d’amis qui trouvent qu’on en fait un peu trop avec Dieudonné, que son importance ne vient que de la publicité que lui font les débats passionnés qui ont lieu en ce moment. Ils ont raison. Mais cette affaire révèle peut-être un problème nettement moins anecdotique. Entre le sénateur louche qui est innocenté sans être jugé et l’humoriste sérieux qu’on ne condamne pas pour ses spectacles passés mais que l’on empêche de commettre des crimes potentiels, on peut se demander si les responsables de l’État français croient encore aux institutions dont ils se prétendent les représentants : il semble qu’ils n’aient même plus le souci de nous faire croire qu’ils y croient.

  1. Lire les mots assez durs de Maître Eolas, interviewé par Le Nouvel Observateur : « Le Conseil d’Etat admet que si un ministre de l’Intérieur estime que ce que vous allez dire va porter atteinte à la dignité de la personne humaine, il peut vous interdire de le dire. Nous sommes maintenant dans un régime préventif de la liberté d’expression, et c’est une boîte de Pandore qui est ouverte. Dans son ordonnance, le Conseil d’Etat souligne que « l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie ». Et quelques lignes plus loin, il commet un attentat contre cette liberté d’expression ». []
  2. Christiane Taubira a écrit une belle tribune, Ébranler les hommes, qui, tout en critiquant l’idéologie de Dieudonné, s’en prend presque aussi fortement à Manuel Valls (sans vraiment le citer), en rappelant que c’est à la justice de rendre justice. []
  3. Treize membres du bureau du sénat ont voté contre la levée de l’immunité de leur collègue, contre douze, et un s’est abstenu. Quatorze membre du bureau en question sont réputés « de gauche », et donc politiquement opposés à Serge Dassault. La presse suppose qu’un sénateur « de gauche » a voté en faveur de Dassault et qu’un second s’est abstenu. Je propose une autre théorie : la totalité des sénateurs « de droite » a voté contre Dassault, qui les déshonore, un sénateur « de gauche » s’est abstenu et tous les autres ont voté pour sauver la peau de Serge Dassault, car il semble que plusieurs avaient des raisons tactiques personnelles de ne pas gêner le marchand de canons. []