Cachez ce voile…

Nouvelle proposition idiote de la semaine, qui émane du Haut conseil à l’Intégration : interdire le port du Hijab à l’université. Le Hijab c’est ce voile plus ou moins important qui cache la chevelure des femmes qui le portent1. Le Hijab déplaît, car beaucoup y voient le signe d’une pente fatale de la radicalisation de l’Islam en France et pensent qu’il indique une explosion du nombre des conversions2, qu’il mène forcément au Niqab (le voile intégral), qu’il est imposé par une pression communautariste inamicale dans certaines cités de banlieue, ou imposé par des pères, grands frères ou époux autoritaires, etc3.

(j'ignore l'origine de cette image)

Punk ou Hijab : deux moyens de faire peur juste par son apparence vestimentaire (image piquée à Carl Johan Heickendorf)

Je l’ai déjà dit souvent : je suis personnellement contre la religion, non pas parce que je sais très bien qu’il n’existe aucun dieu véritable nulle part, mais bien parce que je n’aime pas voir le goût du sacré, de la spiritualité, de la cérémonie, l’envie d’être ensemble ou la soif de transcendance (goûts qui peuvent servir à faire de si belles choses) être « hackés », comme autant de fragilités de la psyché humaine pour servir ceux qui savent les exploiter au bénéfice de leur appétit de pouvoir et d’argent. Car c’est la clef de toute religion : d’improbables entités surnaturelles servent à établir et instituer la domination de certains humains sur d’autres humains.

Mais les propositions régulières de légiférer le voile ne sont pas motivées par l’envie que l’homme s’émancipe de ses dieux, ce qui ne serait déjà pas une bonne idée4, mais plus vraisemblablement par la peur que suscite en France une partie de la population du pays : les enfants ou petits enfants d’ex-colonisés qui, contrairement, à leurs parents ou grands parents, ont des revendications, vivent comme une injustice d’être des citoyens de troisième classe, et ne veulent plus raser les murs. La logique que devrait comprendre le « Haut commissariat à l’Intégration », c’est qu’il est naturel que ceux qui se sentent exclus décident de se resserrer autour de communautés, en réinventant l’histoire ou la religion de leurs aïeux. De même que les martyrs montrent fièrement leurs stigmates, les victimes d’exclusion finissent par revendiquer ce au nom de quoi on les exclut, à savoir leurs origines fantasmées. Et les signes religieux ou les exigences liées à la religion sont un des moyens5 de revendiquer ces origines, un moyen d’autant plus puissant qu’il permet de se constituer en groupe. Tout ça est évident, et le jour où la société française ne fera pas de différence entre un Jean-Pierre et un Abdelkrim, le jour où on ne regardera pas un noir dans une librairie comme s’il s’était s’est trompé de magasin6, le jour où la télévision cessera d’avoir honte des accents régionaux, et le jour, bien sûr, où l’identité masculine ne se construira pas dans le mépris de ce qui est considéré comme relevant d’une identité spécifiquement féminine, on peut imaginer que beaucoup de tensions auront disparu, puisque les problèmes qui les auront causé auront disparu aussi.
On ne supprime pas une maladie en cachant ses symptômes, il faut trouver ses causes.

L’Université

L’Université a une certaine tradition de liberté. Lorsqu’elle a été véritablement inventée, au Moyen-âge, elle a été le lieu privilégié pour discuter de questions totalement taboues dans le reste de la société. C’est à l’Université qu’a été donné le privilège d’étudier le corps humain et son fonctionnement par la dissection. C’est à l’université aussi qu’on a eu le droit de débattre publiquement de questions théologiques, voire même de l’existence de Dieu, et de comparer les religions. S’il n’était sans doute pas possible de remettre en question trop violemment les fondements de la foi sans courir certains risques, des arguments plutôt subversifs pouvaient être exprimés au cours des disputationes scolastiques7. C’est à l’Université qu’on s’est penché sur d’autres cultures, d’autres langues, d’autres époques, où on a réfléchi à de nouveaux paradigmes scientifiques, et c’est peut-être même à l’Université qu’on a établi la supériorité de la recherche de vérité sur la vérité révélée ou établie, autant dire de la science sur la religion et l’absolutisme politique : il ne s’agit pas du lieu d’enseignement d’un savoir officiel, mais du lieu où s’élabore la connaissance. Il ne faut bien sûr pas se montrer trop angélique à ce sujet, mais l’Université a donc souvent été un lieu de la liberté de penser (souvent encadrée par les États, certes).
Refuser l’entrée à l’Université de certains vêtements, de certaines idées, de certaines personnes, c’est aller contre la vocation même de ces lieux qui ne sont par essence fréquentés que par des individus adultes, libres de leurs choix et libres de revendiquer leurs opinions et de les confronter à celles des autres. La liberté, ça ne se négocie pas. Bien entendu, le jour où une femme ne pourra plus se sentir bienvenue pour étudier dans une université française sans être déguisée en épouvantail saoudien (et que, donc, les conditions de la liberté ne seront plus réunies), il sera temps d’en reparler, mais nous n’y sommes pas et nous ne nous dirigeons pas de ce côté-là, quoi qu’en dise Élisabeth Badinter qui évoquait8 le cas d’universités françaises où des filles en voile intégral, occupant le premier rang des amphithéâtres terrorisent les enseignants et obtiennent de n’avoir que des femmes dans leurs jurys. Elle seule les a vues, mais où ? Élisabeth Badinter n’enseigne pas à l’Université, et, sauf erreur, n’y a jamais enseigné9.

L'Autentica

L’Autentica habita, une loi promulguée au milieu du XIIe siècle par l’empereur romain germanique Frédéric Barberousse qui protège les étudiants et institue leur droit à voyager librement. Cinquante ans plus tard, Philippe Auguste décidera à son tour d’instituer la liberté académique en soumettant les universitaires au jugement de leurs pairs et non à celui du prévôt. C’est de cette période que date le principe de « liberté académique » à l’Université.

Quand un étudiant porte un tee-shirt qui affirme ses positions politiques, ou porte des vêtements sur lesquels on lit des marques de produits manufacturés, parle-t-on de l’en empêcher ? Il fait pourtant de la propagande, à son insu ou non. Et quant au rapport entre émancipation des femmes et vêtement, il y a évidemment énormément à dire. La mission de l’Université n’est pas de décider qui peut y entrer, c’est de faire en sorte que chacun ait l’occasion d’y réfléchir et d’éprouver ses certitudes en tant qu’individu10.
La proposition d’y interdire le Hijab est idiote et ne sera vraisemblablement suivie d’aucun effet pour l’instant (elle n’est soutenue par la présidence d’aucune université), mais elle n’en est pas moins une preuve supplémentaire de la mauvaise compréhension de l’utilité et de la grandeur de l’Université : pauvre, certes, mais ouverte et, idéalement (malgré la raideur des tutelles), libre.

  1. Le Coran et les Hadiths contiennent quelques lignes, plutôt disputées par les traducteurs et les exégètes, qui recommandent aux femmes de ne pas exposer leur poitrine aux garçons pubères ni de trop dévoiler leur anatomie en général. Mais le voile sur les cheveux est surtout une bête tradition pragmatique des campagnes d’innombrables parties du monde : pour ne pas salir leurs cheveux avec la poussière des champs, les femmes qui y travaillent portent des fichus, des foulards, des chapeaux, ou autres couvre-chefs (ce qui confère au cheveu un caractère intime peut-être sulfureux…). Comme souvent, les prêtres ont transformé une tradition en obligation religieuse, faisant croire au bon peuple qu’il obéit à la religion qui lui ordonne de faire ce qu’il faisait déjà, et qui au passage encadre la pratique, la codifie, parfois l’extrémise, lui donne une raison d’être supérieure, et condamne la minorité qui ne s’y conforme pas. []
  2. Les statistiques ne semblent pas montrer une augmentation significative du nombre de conversions à l’Islam. Ce nombre est inférieur au nombre de conversions vers les cultes protestants évangéliques, pentecôtistes et sectes assimilées. Il semble qu’il y ait dans les banlieues plus de musulmans qui se convertissent au Christianisme que de chrétiens qui se convertissent à l’Islam.
    Les conversions font souvent peur, et pas forcément à tort car il s’agit d’un processus violent, souvent dirigé par des groupes sectaires qui encouragent voire organisent la rupture sociale et le radicalisme chez leurs adeptes. Mais, si spectaculaire qu’elle semble, cette question de la conversion ne concerne qu’une petite part des croyants. []
  3. Ça a été maintes fois souligné, mais faire payer des amendes à des femmes au nom de leur émancipation vis à vis d’hommes que l’on accuse de les forcer à porter un vêtement est un peu absurde et ressemblerait, si les raisons étaient justifiées (ça reste à prouver) à une forme de double-peine. []
  4. L’individu ne peut s’émanciper de la religion que par lui-même, pas par la loi. On a vu l’effet dramatique de l’athéisme imposé dans les républiques socialistes qui a abouti, comme un retour de flamme, à une bigoterie exacerbée qui a cristallisé et sacralisé des revendications politiques, identitaires, nationalistes et économiques. []
  5. Voir aussi la question de la « défrancisation » des noms et prénoms sur le blog de Baptiste Coulmont. []
  6. J’écris ça en pensant à une réflexion d’Hady Ba sur Twitter ce matin. []
  7. La théologie est une des matières historiques de l’Université, avec la médecine et le droit []
  8. sur Europe 1, cf. cet ancien article. []
  9. À ma connaissance, É. Badinter a seulement été maître de conférences à l’École Polytechnique, cadre très distinct de l’Université puisque sélectif et, à l’origine en tout cas, destiné à produire des hauts-fonctionnaires et des militaires en fonction des besoins spécifiques de l’État français. []
  10. Je vous renvoie à la charte signée par des centaines d’Universités pour le 900e anniversaire de la fondation de l’Université de Bologne, qui réaffirme ces principes. []

6 réflexions sur « Cachez ce voile… »

  1. Thierry

    « Tout ça est évident, et le jour où la société française ne fera pas de différence entre un Jean-Pierre et un Abdelkrim, le jour où on ne regardera pas un noir dans une librairie comme s’il s’était s’est trompé de magasin6, le jour où la télévision cessera d’avoir honte des accents régionaux, et le jour, bien sûr, où l’identité masculine ne se construira pas dans le mépris de ce qui est considéré comme relevant d’une identité spécifiquement féminine, on peut imaginer que beaucoup de tensions auront disparu, puisque les problèmes qui les auront causé auront disparu aussi. »

    Vision terrifiante.
    Pas parce qu’ Abdelkrim sera noir et Président et qu’on le verra changer les couches de son bébé en prime time, mais qu’est-ce qu’on va se faire chier dans une société sans tension. 😉

    Bon maintenant, sur le fond, le Haut Conseil à l’Intégration a mal supporté la canicule.

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  2. Jukhurpa

    A chaque fois qu’une histoire sur le voile ressort, J’ai toujours cette réflexion rigolote : ce qui est interdit, ce sont les signes religieux ostentatoires, de fait j’aimerais bien voir les réactions si une athée s’amusait à porter un voile au lycée?
    Comment lui interdire puisque ce voile ne reflète pas ses convictions religieuses mais n’est qu’un accessoire vestimentaire, et par là même pas différent d’une casquette ou d’un béret?

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      Les règlements intérieurs de collèges ou de lycées autorisent-ils les couvre-chefs ? Quand j’étais collégien (il y a longtemps hein), c’était impensable.

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        1. Jean-no Auteur de l’article

          J’ai remarqué (à l’université) une tendance aux bonnets en salle de cours…
          Mais évidemment, à l’école, dans la cour, on a le droit aux bonnets, aux cagoules,…
          Il faudrait faire des expériences comme tu le proposes : est-ce que le hijab passe s’il est non-religieux ou s’il est taillé dans un tissu plein de motifs coca cola ?

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