La barbarie

Le Paris-Limoges de vendredi soir a déraillé, causant six morts et une quantité de blessés, dont certains graves. Ce genre d’accident rarissime est toujours impressionnant, mais peu après le drame, ce qui a choqué, c’est moins l’accident lui-même que ce qui a suivi : des banlieusards à l’état sauvage se seraient jetés sur le train couché pour dévaliser ses occupants, morts ou vifs, et aurait accueilli les pompiers à coup de caillasses.
En fait, l’information, qui émane en premier lieu du syndicat de policiers Alliance, a été reprise par de nombreux médias, y compris importants : Europe 1, France Info, Le Parisien. Et puis des témoignages contradictoires sont arrivés : les autorités locales, la croix-rouge, le Samu ou encore les pompiers affirment n’avoir rien vu de tout cela même si on parle encore de la tentative de vol du téléphone mobile d’un pompier, tombé pendant une bousculade alors que les secouristes essayaient de faire reculer les badauds. Le jeune auteur de la tentative de vol a été arrêté. Il semble enfin qu’un caillou ait été jeté sur un camion de pompiers, sans l’atteindre.

La question est alors devenue une affaire de foi : selon la représentation que l’on se fait du monde, selon son expérience, selon sa position politique, on choisira de croire ou de ne pas croire à cette histoire de charognards belliqueux. Si l’on y croit, on prendra les démentis pour une manière d’étouffer un scandale ; si l’on n’y croit pas, on accusera l’extrême-droite d’avoir organisé la rumeur.

Les banlieusards ? Des sauvages !

Les banlieusards ? Des sauvages ! (Les Guerriers de la nuit (Warriors), par Walter Hill, 1979)

Le blogueur Samuel Authueil (pseudonyme), qui affirme (de manière crédible) être attaché parlementaire, n’est pas un imbécile, loin de là. Il fait partie de ceux qui veulent restaurer, me semble, cette droite « digne », à l’ancienne, qui a été la plus terrible victime des années Sarkozy. Mais aujourd’hui, comme d’autres (par exemple le député socialiste Jérôme Guedj) il a plongé tout entier dans cette histoire des sauvages de Brétigny-sur-Orge avec un article dont le titre, à lui seul, en dit long : Les barbares sont à nos portes. L’image qui lui vient, ce sont les scènes d’inhumanité totale de La Route, de Cormack McCarthy, où dans un monde mourant, les survivants n’ont plus la moindre pitié pour leurs congénères et vont jusqu’à pratiquer l’anthropophagie. Il n’accuse pas l’école post mai 1968, l’immigration ou les jeux vidéo, Son point de vue ne scandalisera pas spécialement les gens qui se sentent « de gauche » : on a entassé dans les banlieues, dit-il, des gens qui vivent dans des conditions sociales désastreuses et le résultat est lamentable : « On a le résultat de plusieurs décennies d’exclusion et de misère sociale, qui ont entraîne une très profonde déculturation, une perte de repère tellement profonde qu’on peine à se rendre compte du danger que cela représente ».
Et ce n’est pas faux, évidemment.

Les Guerriers de la nuit (Warriors), par Walter Hill, 1979. Cyrus, chef de gang charismatique

Les Guerriers de la nuit . Cyrus, chef de gang charismatique, veut fédérer toutes les bandes de New York : ensemble, ils seront plus nombreux que les policiers et ils pourront faire la loi. Je cite Authueil : «Ils sont invisibles, on ne sait pas ce qui se passe dans ces cités et on se garde bien d’y aller (ce qui relève du bon sens, vu les conditions de sécurité). Pourtant, ils sont présents sur notre territoire, à moins de 30 minutes de RER du centre de Paris, et nombreux. Potentiellement, ils représentent un danger s’ils se décident à descendre en nombre sur le centre-ville, de manière un peu organisée. S’ils le font, ce ne sera certainement pas pour aider les vieilles dames à traverser…»

Mais Authueil part aussi d’une position précise : celle du parisien, pour qui tout ce qui se trouve au delà de la grande barrière périphérique mais n’est pas assez éloigné pour être appelé « province » est une zone menaçante et inconnue qui évoque Mad Max plus qu’autre chose, pour qui dès que l’on quitte les limites de la capitale, on change de monde. Et ce monde est une menace, comme le dit la conclusion de l’article :

Il y a réellement urgence à aller voir ce qui se passe en banlieue, à mesurer le degré de « retour à l’état sauvage » de certaines franges de la population, et de mettre les moyens pour rétablir la situation, de faire revenir ces populations au sein de la communauté. Le danger de voir les barbares descendre sur la ville devient de plus en plus réel, c’est peut-être même, à Paris, l’un des problèmes majeurs des 10 prochaines années. C’est maintenant qu’il faut agir.

Les barbares à nos portes !
Je suis déjà passé à Brétigny-sur-Orge, j’y ai vu une de ces innombrables villes de banlieue parisienne couvertes de pavillons, plutôt vertes, et où on trouve deux ou trois cités plutôt résidentielles et apparemment bien entretenues (je vous renvoie sur Google Street View), mais aussi quelques champs, dont les habitants ont un faible taux de chômage et un niveau de vie moyen apparemment correct. Il y a des quartiers plus difficiles que d’autres, mais a priori ni plus ni moins que partout.

Bretigny

Brétigny-sur-Orge : le décor du prochain film de la série « Banlieue 13 », par Luc Besson ?

Je sais qu’il existe des cités vraiment dures autour de Paris, mais je rassure Authueil et tous les parisiens qui vivent les mêmes peurs : non, il ne suffit pas de passer le boulevard périphérique pour basculer dans autre monde1.

Un fait ne relève pas de la rumeur, en tout cas : il y a quinze ans, l’ancienne Société nationale des chemins de fer a été « réformée », découpée en plusieurs morceaux dont, essentiellement, une société d’exploitation ferroviaire, la SNCF, et Réseaux ferrés de France, une société qui s’occupe de la maintenance des lignes et qui conserve la dette de l’ancienne SNCF afin que ce trésor négatif n’empêche pas la nouvelle SNCF de se développer. Tout cela s’inscrit dans le cadre de l’ouverture du marché ferroviaire à la concurrence au sein de la communauté européenne, mais c’est aussi une astuce pour que la SNCF soit rémunératrice pour des investisseurs privés, pour l’instant par le biais de filiales — ce qui constitue une forme assez sournoise de privatisation : officiellement, l’État est actionnaire unique de la SNCF, mais celle-ci a de nombreuses filiales qui elles sont des sociétés anonymes…
Avec la réforme de 1997, pour résumer, les Français ont perdu la SNCF mais ont conservé sa dette et le droit d’assurer la maintenance du réseau. La SNCF, de son côté, transforme les gares en centres commerciaux, a fait des « contrôleurs » des « agents de service commercial », et des « usagers », ses « clients ». Comme d’autres sociétés qui exploitent le réseau, la SNCF paie une redevance à Réseaux ferrés de France pour l’entretien des lignes, mais la somme n’est notoirement pas suffisante, est prioritairement affectée aux trains à grande vitesse, et l’on attend souvent que les lignes traditionnelles soient dans un état catastrophique pour s’en occuper. La ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse, où a eu lieu l’accident, était connue pour sa grande vétusté et l’âge canonique des trains qui y circulent.

Les guerriers de la nuit.

Les guerriers de la nuit.

Difficile d’affirmer avec certitude que l’accident aurait été évité si la SNCF consacrait un peu plus de ressources à son cœur de métier — le train —, qu’à des montages commerciaux. Les accidents, ça arrive. Mais quand le public réclame la privatisation ou l’ouverture à la concurrence de certains services publics, il s’expose à ce que ces services ne soient plus gérés à long terme dans l’intérêt des usagers, mais à court terme et dans l’intérêt de leurs actionnaires dans un état de dilution de la responsabilité des missions. Je ne pense pas que tout service public ait vocation à être un monopole d’État — l’ouverture des télécommunications à la concurrence a plutôt été un bienfait2, par exemple —, mais il faut bien réfléchir à ce qu’on risque de perdre en détruisant les grandes entreprises publiques : en général, cela n’aboutit qu’à des augmentations de tarifs et à une dégradation du service puisque pour qu’une entreprise soit profitable à ses actionnaires, il faut bien que l’argent soit pris quelque part, soit en augmentant les prix, soit en baissant le coût (et généralement la qualité) du service.
Aujourd’hui, nous parlons d’un train, de six morts, de blessés : c’est triste, c’est horrible, c’est énorme dans l’histoire ferroviaire, mais ce n’est qu’un petit accident. Un jour, c’est peut-être une centrale nucléaire défectueuse qui subira un accident.

Au fait, vous savez que les centrales nucléaires françaises viennent de voir leur durée d’exploitation réglementaire étendue3 jusqu’à soixante ans ?

(lire ailleurs : Authueil et Zimmerman, par Hady Ba ; Brétigny et les pillards de l’Apocalypse, par Seb Musset ; Je suis un barbare, par Bobig)

  1. Enfin pour être très exact, les quartiers qui jouxtent le Périphérique ne sont pas toujours très souriants, c’est vrai, mais ils ne sont pas vraiment représentatifs de toute la banlieue. []
  2. J’écris ça en tant qu’Internaute, en me souvenant à quel point la direction de France Télécom a, en son temps, freiné l’expansion de l’Internet grand public : un monopole mal inspiré peut faire des dégâts considérables. []
  3. La rénovation ou le démantèlement d’une centrale nucléaire coûtent tellement cher que l’on préfère tirer sur la corde, tant que ça marche… Avec l’extension de la durée d’exploitation, la célèbre centrale de Fessenheim pourrait tenir jusqu’en 2038… []

8 réflexions sur « La barbarie »

  1. Wood

    Ca me rappelle un article très intéressant que j’ai lu sur la gestion des secours à la Nouvelle-Orléans suite à Katrina. Les autorités s(attendaient à des scènes de pillages dignes d’une guerre civile, ont déployé plus d’effort à poster des flics et des gardes de sécurité armés de fusils pour protéger les magasins qu’à aider les habitants (c’est à dire les habitants trop pauvres pour avoir pu évacuer la ville, faute de posséder une voiture ou de pouvoir se permettre de manquer un jour de travail). Une rumeur à circulé comme quoi on aurait tiré sur des hélicoptères de secours, a été reprise comme un fait établi par quasiment tous les médias, même s’il s’est avéré par la suite que l’info était complètement bidon (mais ça, par contre, qui s’en souvient ?). Dans les faits, tout s’est passé aussi calmement que possible, pas de pillages généralisé, pas d’attaques à main armée, pas de guerre civile, les sinistrés ont accepté leur sort avec un grand fatalisme et ont fait preuve les uns envers les autres d’autant de solidarité qu’ils le pouvaient.

    Mais il y a réellement un fantasme « Mad Max / Les Guerriers de la Nuit » dans la vision que les riches ont des pauvres, et c’est assez inquiétant. Les riches s’attendent à ce que les pauvres viennent mettre leurs villes à feu et à sang au moindre incident, mais les pauvres n’ont pas l’air d’être au courant.

    Je n’ai pas retrouvé l’article original (je vais continuer à chercher) mais en voilà un autre sur les fausses rumeurs et fantasmes transformés en faits.

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    1. Cobab

      À propos de Katrina, j’ai souvenance d’une vidéo qui circulait montrant une prétendue scène de pillage : on y voyait une policière brisant la vitrine d’un magasin et emportant autant que possible de… couches-culottes ! Et tout le monde de s’affliger, sur le mode « même la police s’y met », sans même envisager l’évidence : cette fliquette ravitaillait un groupe de réfugiés, clairement.

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  2. Jean-no Auteur de l’article

    @Wood : les fausses infos, c’est performatif ! Si TF1 dit que les gens se ruent sur le sucre et la farine de peur de la crise, les gens vont vraiment le faire. Heureusement qu’on ne regarde plus trop la télé.

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  3. thomas

    Ce n’es plus trop un fantasme en fait, certaines zones du nord et de l’est de l’ile de France sont en train de redevenir des zones assez dangereuses « à la Mad Max », avec des rodeo, des vols, des agressions… y’a qu’a ouvrir la rubrique fait divers pour s’en assurer, ou y vivre comme moi tout simplement. C’est la solidarité, elle par contre, qui commence à devenir un vrai fantasme. Enfin, non pas une mais 4 personnes ont été interpellés suite à l’évènement cité ci-dessus, devenu charognards par opportunité… : http://fr.news.yahoo.com/br%C3%A9tigny-4-interpellations-apr%C3%A8s-vol-portable-dun-secouriste-105857802.html Joyeuse Fete du 14 Juillet… !

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @thomas : il y a des coins vraiment chauds en banlieue, bien sûr. Mais dans une grande partie de la banlieue parisienne, les gens vivent assez normalement, et je doute que Brétigny-sur-Orge soit plus dangereux que Paris.
      Vous n’êtes pas allé lire la page dont vous donnez le lien, si ? Dans une bousculade de badauds, un secouriste a laisser tomber son téléphone et un gamin a essayé de se sauver avec. Il a été interpellé, avec trois camarades. Si c’est le scénario du prochain Mad Max, je ne suis pas sûr que beaucoup de gens iront le voir. Même pour un épisode de Derrick, ça paraît un peu mou.

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  4. Un parmi d'autres

    La fin du monopole des réseaux de télécommunication a aussi des effets néfastes, sans doute moins visibles que la dégradation des chemins de fer européens mais pas moins dangereux à terme : la multiplication des antennes d’émission de micro-ondes, l’intensification des champs électromagnétiques, la plongée dans l’inconnu du smog électromagnétique, l’invention du wifi à l’échelle des villes, … Cela ne se voit pas, c’est incontrôlé… Comme le nucléaire. Les réseaux (routiers, électriques, hydrique, de gaz, de chemin de fer, de télécommunications sont l’ossature de notre société. C’est pour cela qu’il faut un contrôle public sur leur développement. Ils ne peuvent servir à des buts lucratifs car ils sont au noeud de la communication et de la solidarité.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Un parmi d’autres : les effets sanitaires futurs des antennes sont difficiles à connaître… Mais je ne suis pas sûr que le nombre d’opérateurs y change grand chose.

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