Archives mensuelles : juillet 2013

Causalités et corrélations

Cet article fourre-tout m’a été inspiré par diverses discussions tenues depuis hier sur Twitter notamment. Même si c’est de manière un peu suspecte, en tournant autour du pot (les lecteurs de mon autre blog seront indulgents, connaissant ma tournure d’esprit), j’ai envie de me demander ce que sont les causes du racisme ambiant.

Sur le sujet du racisme devenu médiatiquement acceptable, j’ai réagi en lisant ce tweet ;

editocrates

…Il est vrai que des gens comme Robert Ménard, Éric Zemmour ou encore Élisabeth Lévy passent leur temps à répéter comme mantra que l’anti-racisme est une forme d’aveuglement, de déni de réalité, et que « ma bonne dame on le sait bien, nous, que c’est pas les petits blonds qui brûlent les voitures… ». Et il est vrai qu’ils ont des prédécesseurs, comme Alain Finkielkraut, qui semble toujours en train de se retenir de proférer ce genre de phrases réactionnaires et à qui, parfois, ça échappe. Mais les « éditocrates » qui monopolisent le temps d’antenne à la radio et à la télévision et que beaucoup accusent1 de façonner l’opinion dite « néo-libérale » depuis trente ans n’expriment pas spécialement de racisme : les Duhamel, BHL, Minc, Attali, etc., vendent plutôt la soupe TINA2, souvent même en utilisant des symboles traditionnels de la gauche, tel que l’antiracisme.
Je trouve donc que c’est une erreur de les accuser d’être responsables de ce qui se passe dans les commissariats3. Du reste, même les promoteurs médiatiques d’un discours néo-réactionnaire comme Zemmour et Ménard n’y sont sans doute pas pour grand chose, je doute que les policiers qui sont brutaux et racistes aient eu besoin du Figaro pour le devenir.

Donc je ne suis pas d’accord avec le lien de causalité, mais en revanche, je veux bien croire qu’il y ait corrélation, que le discours réactionnaire d’une certaine partie de l’intelligentsia médiatique ait un rapport avec le racisme qu’on entend en faisant son marché ou que l’on constate dans les commissariats, qu’il y ait des causes communes à ces discours.

chipote

Mais non, je ne suis pas en train de chipoter, il me semble très important de chercher les véritables causes des problèmes si on veut espérer les régler. Si on se trompe sur les causes, qu’on attribue le méfait d’untel à tel autre, on tombe à son tour dans l’injustice et on ne risque pas d’améliorer la situation.
Personnellement, je n’irais pas chercher les causes dans les discours explicites : ce n’est pas parce que quelqu’un dit « pensez ceci » ou « pensez cela » que les gens vont se mettre à penser ce qu’on leur dit de penser. En revanche, nous sommes un animal social, c’est à dire que nous avons besoin des autres, et savoir (ou croire) que tout le monde a une certaine opinion peut nous influencer, soit pour suivre ladite opinion soit pour la combattre (car notre manière d’être un animal social s’exprime autant dans le grégarisme que dans l’affirmation de soi ou la subversion, selon les personnes, selon les sujets, selon les moments).
Penser qu’une opinion donnée est « acceptable » à un moment donné peut aussi participer à l’aider à se diffuser, ou en tout cas à libérer certaines paroles contenues, auto-censurées4 : à certaines époques, celui qui tenait un discours raciste représentait la France Dupont-Lajoie, ringarde, en voie de disparition. Je ne pense pas que les gens étaient beaucoup plus racistes, mais, sauf une frange active d’ancien paras de la guerre d’Algérie (pour caricaturer), les racistes eux-mêmes considéraient l’anti-racisme comme allant dans le sens de l’histoire. J’ai peur que nous n’en soyons plus là et une pensée raciste se déploie assez impunément.

Plus que les discours implicites ou explicites, il me semble intéressant de se pencher sur les représentations et notamment, sur l’imaginaire, qui façonnent l’opinion de manière puissante et parfois très difficile à contrer : chacun est capable de contredire un discours, mais il est plus difficile de contredire une image mentale.

Ce matin, j’ai bien ri en lisant ceci :

sondage_burqa

J’ai ri parce que la question (qui est aux limites d’être une question rhétorique) du Figaro s’adresse non pas à une réalité mais à une vue de l’esprit, le degré de fermeté d’application de la loi sur la burqa. La « loi sur la burqa », est le nom populaire d’une loi qui proscrit le « voile intégral » dans l’espace public, que l’on ne peut pas décemment nommer « burqa » puisque ce mot désigne spécifiquement un vêtement traditionnel afghan, généralement en laine bleue, qui, en France, n’est a priori porté par personne. La loi visait le « niqab », un voile intégral typiquement noir associé à l’islam radical, qui donne à celles qui le porte un air fantomatique. À tort ou à raison, on relie ce voile aux nouveaux convertis à l’Islam5.
Selon la police française, le niqab concernerait en France un peu moins de quatre cent personnes, soit un individu pour cent mille. On en croise dans certaines grandes agglomérations ou dans leurs banlieues. À Paris, il semble que les saoudiennes qui viennent dépenser leur argent sur les Champs-Élysées peuvent se promener en niqab, mais dans des cadres moins huppés, cela crée facilement des tensions entre la police, qui a pour mission de verbaliser celles qui portent un niqab — c’est ce qui est à l’origine des émeutes qui se sont déroulées à Trappes. On dénombre un certain nombre d’agressions de femmes voilées par des citoyens qui s’improvisent justiciers et ignorent apparemment que leur violence est encore plus illégale que le voile.
Mais si un habitant d’Argenteuil ou de Marseille peut avoir une voisine qui sort de chez elle déguisé en ninja, et peut-être juger de la fermeté d’application de la loi en la matière, je doute que ce soit le cas des habitants de Ouatesheim6, Bas-Rhin, 12 habitants. C’est un cliché de le dire, mais les endroits en France où on craint le plus l’autre, ce sont souvent les endroits où l’autre n’existe pas.
L’autre n’existe pas, mais on en a entendu parler.

La peur est un mécanisme très problématique, parce que c’est une des émotions qu’il est le plus difficile de maîtriser, et ce pour des raisons que la théorie de l’évolution explique sans peine — si nous ne bondissions pas face à ce qui ressemble à une menace, même si ça ne l’est effectivement qu’une fois sur cent, cela fait longtemps que notre espèce serait éteinte.
Mais une autre caractéristique de la peur est qu’elle se nourrit de l’incertitude, c’est à dire de l’ignorance de ce qu’est la situation réelle dans laquelle on se trouve : moins on en sait, moins on en voit, et plus on a peur. La force du film Alien repose là-dessus.

pernaud

Si un média joue un rôle particulièrement puissant dans la peur de l’autre telle qu’elle s’exprime en France aujourd’hui, c’est par exemple le journal de treize heures de Jean-Pierre Pernaud, diffusé sur la première chaîne et suivi par plus de sept millions de personnes chaque jour. Son principe, mis au point et affiné année après année depuis 1988, a priori louable, est de parler des régions de France et de toutes les choses formidables qui s’y font : on y fait des fêtes gastronomiques, on y fait ses fromages, on y fabrique des objets traditionnels, etc. Tout ça est positif, et le but affiché de Pernaud est de parler, donc, des « bonnes nouvelles ». Mais il y a quelque chose dans l’équilibre et la hiérarchie des nouvelles qui ne colle pas : la météo est souvent le premier titre, suivie de nouvelles généralement anxiogènes (le chômage augmente) et de faits-divers angoissants. À la fin, enfin, viennent « nos régions », ces lieux paisibles où la pèche à la mouche fait oublier la laideur ambiante et l’effroi que cela inspire. Le discours est dans ce contrepoint : il y a la France des mauvaises nouvelles, qui est celle du reste du monde, qui est celle des banlieues, celle des voiles intégraux, celle des cités, celle de la politique, etc., et en face, la France « éternelle » des petits villages sans histoire — une France qui ne représente pas vraiment les Français qui sont à 85% urbains, et que l’on peut d’autant plus facilement fantasmer. Une France protégée, un refuge un peu imaginaire où les générations se transmettent le savoir-faire et les recettes, de cuisine une France où l’on a toujours des idées formidables pour faire revivre le territoire malgré le désengagement de l’État, de la SNCF, de la Poste, etc. (Pernaud ne s’appesantit pas vraiment sur les causes de la disparition des infrastructures…).
C’est le contraste entre ces deux imaginaires, ces deux fantasmes (reposant sur des faits réels), celui de la France familière et celui d’une France menaçante, qui créé la crainte irrépressible de l’étranger, de la menace venue d’ailleurs chez les gens qui, pour la plupart, vivent une vie qui n’est ni une suite de faits-divers dans des cités barbares, ni une rêverie bucolique. Et le pire est sans doute que Pernaud pense bien faire. Mais je sais aussi — même si je ne viens pas de la campagne —, que pour amener des animaux de la basse-cour à retourner dans le poulailler, il ne faut pas les y attirer, il faut les pousser en courant derrière. La peur est un puissant outil de manipulation et de domination.

Bien entendu, ce journal télévisé n’est qu’un canal parmi d’autres. Les nouvelles anxiogènes, répétées en boucle sur les chaînes d’information continue, provoquent un effet de saturation bien connu des psychologues et donnent une puissance extraordinaire à des nouvelles qui auraient été de tristes anecdotes si elles n’avaient été mentionnées qu’une fois7.

Chez certains, comme chez les militants d’extrême-droite, on sent une espèce d’envie de désastre. Celui-ci, par exemple, utilise sciemment une photographie prise à Lyon il y a trois ans pour susciter l’indignation (car quoi de plus inhumain qu’une voiture neuve renversée par des adolescents, je vous le demande !).

stephane_journot_hoax

Le fait que l’auteur sache très bien que la photo est fausse laisse penser qu’il aimerait qu’elle soit vraie, puisque le cas échéant, elle serait une preuve de ce qu’il veut montrer (calcul absurde, que font aussi les gens qui tuent les athées pour leur prouver que Dieu existe). Il rêve de guerre civile et ethnique, c’est ce que j’appelle l’envie du désastre, sujet que j’ai exploré pendant que je rédigeais Les Fins du monde : le désastre est une pensée potentiellement agréable car elle promet une redistribution des cartes et une place pour que la transgression (violence, par exemple) devienne (pendant un petit temps en tout cas) la norme. C’est une approche qui existe aussi à gauche, bien sûr8.

Pour revenir aux sondages, ceux-ci sont souvent un outil de manipulation diabolique : ils proposent une apparence de choix mais ne présentent qu’un panel bien limité de possibilités. Un peu comme Pernaud qui nous donne le choix entre deux Frances qui n’existent ni l’une ni l’autre. Le sondage qu’a publié le Point aujourd’hui est purement et simplement ignoble :

lepoint

Avant que l’attention ne soit attirée sur ce sondage, l’opinion qui se situe en tête n’était pas majoritaire. On remarque que les phrases auxquelles on doit répondre par oui ou par non sont longues et précises, ce sont des opinions pré-mâchées plutôt qu’une tentative de comprendre ce que pensent vraiment les gens.
Le sondage, en affectant de chercher à savoir ce qui se dit, ce qui se pense, participe avant tout à figer le nuancier des opinions admissibles, puisque nous sommes nécessairement attentifs à l’opinion d’autrui.

À moi ! Après lecture du « sondage » du Point, diriez-vous que :
□ Si les gens sont assez bêtes pour se faire avoir, c’est leur problème.
□ La presse utilise les sondages pour façonner l’opinion mais Dieu existe, ils iront en enfer.
□ Ce journal est un torchon dont les journalistes devraient être envoyés au goulag.
□ Je n’oserais pas le faire moi-même mais je voudrais que Le Point soit torturé.
□ Mort aux cons !

  1. L’accusation est argumentée, cf. Les Éditocrates, par Mona Chollet, Olivier Cyran, Mathias Reymond et Sébastien Fontenelle, éd. La Découverte 2009. []
  2. There is no alternative, slogan que l’on attribue à Margaret Thatcher et qui affirme que le libéralisme économique mondialisé est l’unique voie politico-économique envisageable. []
  3. Le racisme ou l’action irréfléchie de nombre de policiers n’est pas une légende, j’en ai peur, les témoignages sont trop constants pour être le fruit du hasard. Mais on ne peut pas en accuser Éric Zemmour, ni Christophe Barbier, ni même Nicolas Sarkozy. Parce qu’il n’est pas vraiment nouveau. Et le fait qu’un ministre de l’Intérieur, de droite ou de gauche, refuse de sanctionner ou de prendre le problème à bras le corps, n’est pas une nouveauté non plus et je crois que l’initiative et la réflexion ne sont pas spécialement requis chez ceux qui font appliquer la loi, du moins en bas de la hiérarchie. Je suis tombé dernièrement sur une description du policier par Restif de la Bretonne, dans les Nuits de Paris (1788). L’auteur parle de la manière dont une escouade de sécurité civile maltraite la foule et les victimes pendant un incendie, de manière contre-productive et brutale : «J’ai vu l’abus de l’autorité, la déraison exiger l’humanité, toujours si active quand on ne la commande pas. Toutes les fois que vous mettez quelque part du militaire subalterne, tout se fait mal et d’une manière révoltante. (…) Les soldats employés hors de leur ville, sont féroces ; les hommes employés dans leur ville même, si elle est grande, sont barbares». []
  4. L’obligation d’auto-censure est une arme idéologique dangereuse, car elle ne marche qu’un temps et il ne faut pas en abuser, on a vu la violence avec laquelle les gens qui vivaient dans des pays communistes ont abandonné, quand on le leur a permis, les idéaux collectivistes, humanistes, athées et internationalistes pour devenir ultra-capitalistes, bigots et nationalistes. []
  5. J’ai parlé de tout ça dans un précédent article. []
  6. Ce village n’existe pas, son nom, très Goscinny, est une invention de mon aînée, Hannah, qui réside à Strasbourg. []
  7. À ce sujet je ne me lasse pas de conseiller 150 petites expériences de psychologie des médias : Pour mieux comprendre comment on vous manipule, de Sébastien Bohler (récemment renommé la télé nuit-elle à votre santé). Le livre n’est pas parfait et certaines conclusion me semblent bancales, en revanche il fournit des références sérieuses et précieuses d’expérimentations en psychologie sociale. []
  8. On peut trouver ça dans l’envie de Révolution, à gauche, comme lorsque le philosophe Alain Badiou explique que la démocratie empêche le changement politique et sont donc une forme de dictature plus paralysante que les dictatures officielles. Il n’explique par contre pas pourquoi il n’est pas parti expérimenter de lui-même le Grand Bond en Avant ou la Révolution Culturelle à l’époque. []

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iTélé a diffusé en direct une intéressante séquence filmée lors du passage de Manuel Valls à Trappes. Lui et le maire de la ville étaient pris à partie par une habitante, comme ça se fait souvent, mais l’embarras monte progressivement, parce que ladite habitante n’est pas en train de tenir un discours confus, dans l’émotion pure, qui mettrait en valeur le calme du ministre, mais évoque avec une certaine précision et avec un énervement contenu et poli les mutations du quartier. Le ministre, visiblement peu habitué à faire face à une répartie articulée, est incapable de s’en tirer par des promesses de rétablissement de l’ordre, comme c’est l’usage. On ne comprend pas tout ce dont la dame en question veut parler (sa mère se fait expulser du quartier, apparemment), puisque le ministre fait tout pour l’empêcher de terminer ses phrases : il veut que les choses se déroulent sur son terrain à lui.

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Au passage, deux perles : lorsque la dame évoque les témoignages de violences policières qu’elle lit sur Twitter, Manuel Valls lui dit « ne regardez pas trop Twitter et les réseaux sociaux ». Oui. imaginez si on y lisait des choses qui ne sont pas dites ailleurs !

Pour finir, d’un ton assez autoritaire, le ministre ose un lamentable : « Ne profitez jamais, jamais des micros pour mettre en cause un maire qui fait bien son boulot et encore moins la police qui fait remarquablement bien son travail ! ». Eh oui, utiliser les caméras, il faudrait laisser ça aux professionnels. Imaginez si n’importe qui le faisait ! Un citoyens, ça se fait instrumentaliser ou ça se tait.

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En dernier recours, le ministre tourne le dos et s’en va, affectant d’avoir une mine décidée. Il sait bien que les caméras sont là pour lui, et pas pour les citoyens de Trappes. En prenant lâchement la fuite, même s’il n’a sans doute aucune idée d’où il est en train de se diriger, il est certain d’éloigner les micros de cette citoyenne embarrassante dont on entend la voix se perdre…

Au fond, c’est une illustration assez parlante, terrible, de ce que vaut la liberté d’expression du simple quidam dans le monde médiatique : il n’est pas prévu qu’il ait vraiment quelque chose à dire.

La barbarie

Le Paris-Limoges de vendredi soir a déraillé, causant six morts et une quantité de blessés, dont certains graves. Ce genre d’accident rarissime est toujours impressionnant, mais peu après le drame, ce qui a choqué, c’est moins l’accident lui-même que ce qui a suivi : des banlieusards à l’état sauvage se seraient jetés sur le train couché pour dévaliser ses occupants, morts ou vifs, et aurait accueilli les pompiers à coup de caillasses.
En fait, l’information, qui émane en premier lieu du syndicat de policiers Alliance, a été reprise par de nombreux médias, y compris importants : Europe 1, France Info, Le Parisien. Et puis des témoignages contradictoires sont arrivés : les autorités locales, la croix-rouge, le Samu ou encore les pompiers affirment n’avoir rien vu de tout cela même si on parle encore de la tentative de vol du téléphone mobile d’un pompier, tombé pendant une bousculade alors que les secouristes essayaient de faire reculer les badauds. Le jeune auteur de la tentative de vol a été arrêté. Il semble enfin qu’un caillou ait été jeté sur un camion de pompiers, sans l’atteindre.

La question est alors devenue une affaire de foi : selon la représentation que l’on se fait du monde, selon son expérience, selon sa position politique, on choisira de croire ou de ne pas croire à cette histoire de charognards belliqueux. Si l’on y croit, on prendra les démentis pour une manière d’étouffer un scandale ; si l’on n’y croit pas, on accusera l’extrême-droite d’avoir organisé la rumeur.

Les banlieusards ? Des sauvages !

Les banlieusards ? Des sauvages ! (Les Guerriers de la nuit (Warriors), par Walter Hill, 1979)

Le blogueur Samuel Authueil (pseudonyme), qui affirme (de manière crédible) être attaché parlementaire, n’est pas un imbécile, loin de là. Il fait partie de ceux qui veulent restaurer, me semble, cette droite « digne », à l’ancienne, qui a été la plus terrible victime des années Sarkozy. Mais aujourd’hui, comme d’autres (par exemple le député socialiste Jérôme Guedj) il a plongé tout entier dans cette histoire des sauvages de Brétigny-sur-Orge avec un article dont le titre, à lui seul, en dit long : Les barbares sont à nos portes. L’image qui lui vient, ce sont les scènes d’inhumanité totale de La Route, de Cormack McCarthy, où dans un monde mourant, les survivants n’ont plus la moindre pitié pour leurs congénères et vont jusqu’à pratiquer l’anthropophagie. Il n’accuse pas l’école post mai 1968, l’immigration ou les jeux vidéo, Son point de vue ne scandalisera pas spécialement les gens qui se sentent « de gauche » : on a entassé dans les banlieues, dit-il, des gens qui vivent dans des conditions sociales désastreuses et le résultat est lamentable : « On a le résultat de plusieurs décennies d’exclusion et de misère sociale, qui ont entraîne une très profonde déculturation, une perte de repère tellement profonde qu’on peine à se rendre compte du danger que cela représente ».
Et ce n’est pas faux, évidemment.

Les Guerriers de la nuit (Warriors), par Walter Hill, 1979. Cyrus, chef de gang charismatique

Les Guerriers de la nuit . Cyrus, chef de gang charismatique, veut fédérer toutes les bandes de New York : ensemble, ils seront plus nombreux que les policiers et ils pourront faire la loi. Je cite Authueil : «Ils sont invisibles, on ne sait pas ce qui se passe dans ces cités et on se garde bien d’y aller (ce qui relève du bon sens, vu les conditions de sécurité). Pourtant, ils sont présents sur notre territoire, à moins de 30 minutes de RER du centre de Paris, et nombreux. Potentiellement, ils représentent un danger s’ils se décident à descendre en nombre sur le centre-ville, de manière un peu organisée. S’ils le font, ce ne sera certainement pas pour aider les vieilles dames à traverser…»

Mais Authueil part aussi d’une position précise : celle du parisien, pour qui tout ce qui se trouve au delà de la grande barrière périphérique mais n’est pas assez éloigné pour être appelé « province » est une zone menaçante et inconnue qui évoque Mad Max plus qu’autre chose, pour qui dès que l’on quitte les limites de la capitale, on change de monde. Et ce monde est une menace, comme le dit la conclusion de l’article :

Il y a réellement urgence à aller voir ce qui se passe en banlieue, à mesurer le degré de « retour à l’état sauvage » de certaines franges de la population, et de mettre les moyens pour rétablir la situation, de faire revenir ces populations au sein de la communauté. Le danger de voir les barbares descendre sur la ville devient de plus en plus réel, c’est peut-être même, à Paris, l’un des problèmes majeurs des 10 prochaines années. C’est maintenant qu’il faut agir.

Les barbares à nos portes !
Je suis déjà passé à Brétigny-sur-Orge, j’y ai vu une de ces innombrables villes de banlieue parisienne couvertes de pavillons, plutôt vertes, et où on trouve deux ou trois cités plutôt résidentielles et apparemment bien entretenues (je vous renvoie sur Google Street View), mais aussi quelques champs, dont les habitants ont un faible taux de chômage et un niveau de vie moyen apparemment correct. Il y a des quartiers plus difficiles que d’autres, mais a priori ni plus ni moins que partout.

Bretigny

Brétigny-sur-Orge : le décor du prochain film de la série « Banlieue 13 », par Luc Besson ?

Je sais qu’il existe des cités vraiment dures autour de Paris, mais je rassure Authueil et tous les parisiens qui vivent les mêmes peurs : non, il ne suffit pas de passer le boulevard périphérique pour basculer dans autre monde1.

Un fait ne relève pas de la rumeur, en tout cas : il y a quinze ans, l’ancienne Société nationale des chemins de fer a été « réformée », découpée en plusieurs morceaux dont, essentiellement, une société d’exploitation ferroviaire, la SNCF, et Réseaux ferrés de France, une société qui s’occupe de la maintenance des lignes et qui conserve la dette de l’ancienne SNCF afin que ce trésor négatif n’empêche pas la nouvelle SNCF de se développer. Tout cela s’inscrit dans le cadre de l’ouverture du marché ferroviaire à la concurrence au sein de la communauté européenne, mais c’est aussi une astuce pour que la SNCF soit rémunératrice pour des investisseurs privés, pour l’instant par le biais de filiales — ce qui constitue une forme assez sournoise de privatisation : officiellement, l’État est actionnaire unique de la SNCF, mais celle-ci a de nombreuses filiales qui elles sont des sociétés anonymes…
Avec la réforme de 1997, pour résumer, les Français ont perdu la SNCF mais ont conservé sa dette et le droit d’assurer la maintenance du réseau. La SNCF, de son côté, transforme les gares en centres commerciaux, a fait des « contrôleurs » des « agents de service commercial », et des « usagers », ses « clients ». Comme d’autres sociétés qui exploitent le réseau, la SNCF paie une redevance à Réseaux ferrés de France pour l’entretien des lignes, mais la somme n’est notoirement pas suffisante, est prioritairement affectée aux trains à grande vitesse, et l’on attend souvent que les lignes traditionnelles soient dans un état catastrophique pour s’en occuper. La ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse, où a eu lieu l’accident, était connue pour sa grande vétusté et l’âge canonique des trains qui y circulent.

Les guerriers de la nuit.

Les guerriers de la nuit.

Difficile d’affirmer avec certitude que l’accident aurait été évité si la SNCF consacrait un peu plus de ressources à son cœur de métier — le train —, qu’à des montages commerciaux. Les accidents, ça arrive. Mais quand le public réclame la privatisation ou l’ouverture à la concurrence de certains services publics, il s’expose à ce que ces services ne soient plus gérés à long terme dans l’intérêt des usagers, mais à court terme et dans l’intérêt de leurs actionnaires dans un état de dilution de la responsabilité des missions. Je ne pense pas que tout service public ait vocation à être un monopole d’État — l’ouverture des télécommunications à la concurrence a plutôt été un bienfait2, par exemple —, mais il faut bien réfléchir à ce qu’on risque de perdre en détruisant les grandes entreprises publiques : en général, cela n’aboutit qu’à des augmentations de tarifs et à une dégradation du service puisque pour qu’une entreprise soit profitable à ses actionnaires, il faut bien que l’argent soit pris quelque part, soit en augmentant les prix, soit en baissant le coût (et généralement la qualité) du service.
Aujourd’hui, nous parlons d’un train, de six morts, de blessés : c’est triste, c’est horrible, c’est énorme dans l’histoire ferroviaire, mais ce n’est qu’un petit accident. Un jour, c’est peut-être une centrale nucléaire défectueuse qui subira un accident.

Au fait, vous savez que les centrales nucléaires françaises viennent de voir leur durée d’exploitation réglementaire étendue3 jusqu’à soixante ans ?

(lire ailleurs : Authueil et Zimmerman, par Hady Ba ; Brétigny et les pillards de l’Apocalypse, par Seb Musset ; Je suis un barbare, par Bobig)

  1. Enfin pour être très exact, les quartiers qui jouxtent le Périphérique ne sont pas toujours très souriants, c’est vrai, mais ils ne sont pas vraiment représentatifs de toute la banlieue. []
  2. J’écris ça en tant qu’Internaute, en me souvenant à quel point la direction de France Télécom a, en son temps, freiné l’expansion de l’Internet grand public : un monopole mal inspiré peut faire des dégâts considérables. []
  3. La rénovation ou le démantèlement d’une centrale nucléaire coûtent tellement cher que l’on préfère tirer sur la corde, tant que ça marche… Avec l’extension de la durée d’exploitation, la célèbre centrale de Fessenheim pourrait tenir jusqu’en 2038… []

Des Droits de l’Homme®™ pas trop droits dans leurs bottes

Beaucoup de français pensent que leur pays détient une espèce de copyright sur la marque « Droits de l’homme ». Une amie me disait qu’elle avait passé les années Sarkozy à avoir honte de son pays chaque jour en allumant la radio, et qu’elle constate que la présidence Hollande, dont elle n’attendait pourtant rien, n’a pas plus de dignité.
L’affaire Edward Snowden est lamentable : un citoyen américain, qui constate que son pays s’assied sur les principes de sa propre constitution (pourtant salement écornés déjà par le célèbre Patriot act,) a révèlé au monde entier ce que l’on supposait déjà, à savoir que la National Security Agency, espionne le monde entier à commencer par les pays amis des États-Unis. Il a aussi révèlé aux américains qu’eux aussi sont espionnés et que l’instrument de la surveillance n’est autre que le réseau Internet et ses services les plus populaires : Google, Facebook, Apple, etc. En fait, on aurait facilement pu négliger de s’intéresser à l’affaire, tans ces révélations sont peu surprenantes, mais chacun doit passer pour indigné. L’histoire aurait pu en rester là mais les États-Unis d’Amérique avaient un message à faire passer, le même que celui qu’envoient les mafias : celui qui a parlé doit être puni sans pitié, sans relâche. C’est le cas du malheureux Bradley Manning, tenu au secret et à l’isolement dans des conditions qui s’apparentent à de la torture psychologique, non pour obtenir de lui des informations, mais bien pour l’exemple, pour décourager tous ceux qui, dans le futur, auraient eux aussi l’idée saugrenue de dévoiler publiquement les activités condamnables de leur propre pays.

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Lorsque le ministre de l’intérieur français a fait savoir, avant même que la question ne lui soit posée, semble-t-il, qu’il n’était pas favorable à l’accueil d’Edward Snowden comme réfugié politique, il restait pardonnable car sa marge de manœuvre  n’était pas très importante : accepter un réfugié politique venant d’un pays officiellement ami (quoiqu’il nous espionne, notamment industriellement — je suis curieux de savoir à quel point l’espionnage par la NSA favorise l’économie américaine), c’est s’exposer à une crise diplomatique majeure, se montrer insultant et hostile par l’affirmation que le pays ami n’est pas une démocratie complète. Mais quand notre gouvernement a refusé le survol du territoire français par l’avion du président bolivien, au motif qu’une rumeur prétendait qu’Edward Snowden se trouvait à bord, on passe un cran dans la veulerie et on s’affirme clairement en vassal qui accepte de vexer les Boliviens pour affirmer sa fidélité envers le pays suzerain, alors même que l’on fait mine de s’émouvoir qu’il nous espionne.
On attend le jour où la France bloquera courageusement les avions de dictateurs africains que l’on soupçonne de transporter de l’argent destiné à arroser la classe politique française : on prétend que cela se fait. Il existe même des communications diplomatiques américaines révélés par Wikileaks qui le disent.

À peu près au moment ou Evo Morales était traité comme un voyou, la justice française ordonnait à Médiapart et au Point de faire disparaître d’Internet les preuves enregistrées qu’ils avaient mis à disposition du public pour que celui-ci se fasse un avis sur l’affaire Bettencourt, officiellement au nom de la vie privée, mais plus vraisemblablement, dans un but de censure.
Ça ne fait plus partie des droits de l’homme, la liberté d’informer ?

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La presse magazine, qui est souvent plus un support de communication économico-politique qu’un outil d’information, justement, se montre de plus en plus impatiente de nous annoncer le retour de Nicolas Sarkozy, avec des « teasers » ridicules et réguliers qui s’inspirent parfois de la tradition messianique : « Sarkozy de retour parmi les siens », « comme s’il ne nous avait jamais quittés », etc.
Mais à cette presse, on peut dire : On s’en fout ! Gardez votre camelote ! On n’en veut pas de votre Sarkozy. On le connait ! Vous l’avez vendu une fois aux Français, ça suffit, merci.
Et puis surtout, son départ n’a pas changé grand chose à la marche du pays, enfin je dis « la marche » mais c’est plus de rampement qu’il s’agit à présent, puisque nos gouvernants ne semblent être au service que de puissances qui ne veulent a priori de bien qu’à elles-mêmes : les États-Unis, notamment, et les quelques grandes sociétés suffisamment riches pour vouloir organiser le monde à leur profit et de manière bien plus monopolistique et bien moins librement concurrentielle qu’ils le prétendent.
Ça va finir par se voir, et ça va finir par pousser les citoyens à obtenir pour les diriger un régime franchement anti-démocratique qui ne changea rien au mouvement actuel de confiscation du domaine public (eau, énergie, transports, postes, éducation) et, au contraire, permettront qu’il se poursuive sans résistances. En disant ça, je ne pense même pas à Marine Le Pen, dont l’incompétence économique semble assez flagrante pour que la plupart des électeurs n’aient pas envie de la voir aux affaires, mais plutôt à un transfert massif des prérogatives politiques vers le secteur privé.