Archives mensuelles : juin 2013

Débranche !

Aujourd’hui, le « community manager » du Point a fait fort en twittant :

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Ce n’est pas la première fois qu’un stagiaire du week-end se laisse aller à sortir une énormité, pas la peine de rappeler la manière dont le « community manager » de Canal+ avait salué la palme d’or reçue par La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche…

Mais l’article associé à ce tweet est du même tonneau, et a pour titre : 29 juin 1967. La plus belle poitrine d’Hollywood se tue sur la route. Exit Jayne Mansfield. On y lit entre autre que Jane Mansfield avait : « 163 de QI et 115 de tour de poitrine – et pas l’inverse, malheureusement » (!?!) et que, puisque la mort de l’actrice est due à l’écrasement du crâne avec extirpation du cerveau, « Au moins cette blonde en avait-elle un ! ».
On apprend par ailleurs que la perfection d’un corps est d’avoir l’air artificiel : « Jamais corps de femme ne fut plus parfait. Des tétons naturels qu’on aurait dit gonflés à l’hélium ».
Croyez-le ou non, il a fallu pas moins de deux journalistes pour pondre cet article grossier, phallocrate, et insultant.

La presse écrite française reçoit 5 milliards d’euros de subventions pour continuer à dispenser la bonne parole « libérale »1. Du coup, n’ayant d’autre impératifs que de convaincre les gouvernements successifs de la maintenir sous perfusion, elle se moque de continuer à avoir des lecteurs et ne cherche pas plus à avoir un contenu : Libération doit désormais faire douze pages, et je soupçonne Le Monde de glisser des colonnes entières en faux-texte pour remplir — qui a le courage de tout lire ? —, et je ne parle pas du dessin de Plantu. On est arrivé au point où Le ParisienLe Figaro et les gratuits sont les seuls quotidiens faits de manière un peu sérieuse, c’est dire les abysses dans laquelle la presse se trouve.
Quand aux magazines, ils se portent aussi mal et, entre deux blagues sur les blondes, radotent les mêmes couvertures (la seule chose que tout le monde lise vraiment, ceci dit) chaque semaine : la cote du président (« La chute »), la menace de retour de l’ex-président (« Il est prêt »« il revient »), etc.

Imaginons une seconde que Le Point perde ses cinq millions d’euros de subventions2 et soit subitement astreint à réfléchir à son contenu ? Pareil pour Le Monde (près de 20 millions) ou Libé (près de 10 millions) ?
Personnellement, je suis contre l’acharnement thérapeutique, alors pour que la presse ne disparaisse pas en nous laissant un trop mauvais souvenir, je propose qu’on débranche, tout bêtement, qu’on arrête la perfusion. Certains journaux disparaîtraient, ce serait triste, mais après tout la vie est faite de choses tristes. D’autres s’amélioreraient, et on y gagnerait tous. De plus, comme nous le disent constamment ces fleurons de la presse française3, l’État est pauvre, l’État doit faire d’urgence des économies. Pourquoi pas celles-ci ?
Et ne parlons pas des tonnes d’arbres qui n’avaient rien demandé et que l’on coupe pour ça.

  1. Il s’agit d’un « libéralisme » avec un bon parachute pour ceux qui l’organisent ou le promeuvent, et qui rejoint donc le fameux « socialisme de marché » mis au point en Chine : les pauvres partagent le même marasme (communisme) et leurs dirigeants, non-élus de préférence, partagent les profits (libéralisme). []
  2. Je ne parle que des aides directes, ces supports de presse bénéficient par ailleurs d’aides indirectes qui leur permettent d’être diffusés à peu de frais. []
  3. J’ai écrit « fleurons de la presse française » mais si j’avais le syndrome de Gilles de Tourette j’aurais écrit « torche-culs ». Par bonheur, je ne suis pas atteint d’une telle maladie. []

Du temps passé assis sur une mauvaise chaise

Le cliché veut que le niveau scolaire baisse d’année en année. C’est un cliché ancien, antique, même, et il semble qu’à chaque époque on trouve des gens pour se lamenter du déclin moral et intellectuel de la jeunesse. Je me souviens du film Belles de nuit, de René Clair, où Gérard Philippe, en rêve, rencontre de vieux barbons de chaque époque qui lui disent : « c’était mieux avant », et ce jusques à la préhistoire, au fond des âges.

L'âge d'or, vu par Cranach l'ancien. C'était mieux avant.

L’âge d’or, vu par Cranach l’ancien. C’était mieux avant.

Alors suis-je juste un banal prototype de « vieux con »1 lorsque j’ai l’impression d’un vrai déclin littéraire dans les mémoires que je lis en fin d’année universitaire ? Je ne crois pas du tout à un déclin qui s’étendrait à toutes les matières : certes, la plupart des gens qui ont moins de la soixantaine ne savent pas réciter les affluents de la Seine ou dire les sous-préfectures de chaque département. Mais beaucoup de jeunes gens me semblent avoir une conscience forte du reste du monde, du fonctionnement de notre biologie (malgré l’école qui, en France, néglige beaucoup cette matière) ou des lois de la physique que leurs grands parents. Ils parlent souvent deux langues, parfois trois, et le font souvent mieux qu’ils ne le pensent eux-mêmes2. Les connaissances dont on doit disposer de nos jours ont changé : les affluents de la Seine et les sous-préfectures, on peut les trouver en quelques secondes sur Internet, l’important à présent est plutôt de comprendre ce qu’est un affluent, à quoi servent une préfecture ou une sous-préfecture, et comment on cherche efficacement sur Internet, ou (niveau avancé) comment on doit chercher ailleurs ce qui ne se trouve pas sur le réseau.

S’il existe un déclin, à mon avis, c’est dans l’acquisition des savoir-faire. On pourrait parler des savoir-faire techniques : quand j’étais collégien, en « éducation manuelle et technique », j’apprenais (mal) à scier, clouer, visser, coller. D’autres de ma génération, filles et garçons, ont appris à cuisiner ou à coudre. Avant 1968, je pense, les activités étaient les mêmes mais le bricolage était pour les garçons et la cuisine et la couture, pour les filles. Mon aînée, Hannah, en cours de « technologie » — qui a remplacé l’éducation manuelle et technique — a appris (mal) à souder des composants électroniques. Toujours dans le même cours, ma cadette, Florence, a juste appris à utiliser un traitement de textes et à faire des études théoriques de projets technologiques : du bricolage, on est passé à la théorie pure.
Je ne vais pas me lancer dans des élucubrations complotistes, mais le fait de priver les citoyens d’un savoir-faire, c’est à dire de leur moyen de produire par eux-mêmes, n’est pas innocent, on en fait des prolétaires, enfin des prolétaires d’un genre neuf puisque ce qu’on attend d’eux ce n’est pas qu’ils produisent3, mais qu’ils achètent. Ce n’est pas qu’ils réparent ou qu’ils raccommodent, mais qu’ils jettent. Ce n’est pas qu’ils cuisinent, c’est qu’ils mettent des plats préparés au four à micro-ondes.

Vertigineuse photo d'Andreas Gursky...

Vertigineuse photo d’Andreas Gursky…

Le savoir-faire scolaire fondamental qui me semble se perdre, c’est bien l’écriture. Enfin l’écriture, et plus généralement l’expression. Je lis régulièrement des mémoires bien écrits, et je dois même dire que depuis deux ou trois ans il me semble voir leur qualité rédactionnelle augmenter un peu4, mais sur ce point je n’ai qu’une impression subjective, pas de statistiques à fournir. Pourtant je suis presque certain que les gens qui ont passé le certificat d’études il y a un siècle savaient faire la différence entre l’infinitif et le participe passé. Quand je lis « j’ai manger », il me semble que la personne qui a écrit ne comprend pas elle-même ce qu’elle raconte et ça m’angoisse. Mais après tout, l’orthographe évolue, constamment, et peut-être qu’un jour nous y serons habituer (→ oui, j’ai fait exprès).
Ça heurte l’œil, mais après tout, j’arrive bien à prendre plaisir à lire Brantôme ou Restif de la Bretonne et leurs orthographes fantaisistes, donc pourquoi pas mes étudiants ? Ce qui me semble plus grave, c’est un certain déclin — et là il s’agit d’une observation totalement subjective que je suis bien forcé d’assumer —, de la finesse en littérature, ce qui apparaît sans doute dans l’orthographe, dans le vocabulaire, dans l’utilisation des temps (adieu le subjonctif5, adieu la distinction entre le conditionnel et le futur,… Ça ne veut peut-être pas rien dire, tout ça).
Cela a sans doute toujours existé mais il m’arrive de voir des étudiants qui, face à la question de la production de textes se trouvent aussi perplexes qu’une poule avec un couteau, et qui n’écrivent ni pour eux ni pour un public quelconque mais pour ce qu’ils croient parfois être leurs enseignants : des gloutons affamés de mots et pour qui peu importe l’origine et l’utilité des mots en question.
J’ai par exemple eu à corriger des rapports de conférences sur la bande dessinée. Mes étudiants ont rencontré des auteurs contemporains intéressants, et même au cœur des débats esthétiques ou même économiques du domaine (cette année : Nine Antico, Loo Hui Phang, Thomas Cadène, Singeon, Marion Montaigne et Benjamin Renner. Excusez du peu !). J’ai senti que ce contact avec des créateurs avait passionné nombre d’étudiants, mais ce qu’ils ont produit en réponse s’est avéré très variable, et j’ai eu droit, notamment, à quelques mémoires que leurs auteurs auraient pu faire exactement de la même manière s’ils n’avaient pas assisté aux conférences, puisqu’ils se sont contentés de copier quelques paragraphes au style impersonnel trouvés sur les sites des éditeurs de ces auteurs.
Et j’ai eu ce genre de résultat y compris de la part d’étudiants qui non seulement ont assisté aux conférences, mais les ont appréciées et en ont retenu des choses. C’est le texte, dans l’affaire, qui leur semble inutile : ils savent qu’on attend d’eux de produire un certain nombre de pages et ils pensent que le texte ne sert qu’à noircir du papier, ils ne se disent pas une seconde que pour un enseignant, qui doit lire des milliers de pages, lire du texte qui n’intéresse même pas l’auteur lui-même est plutôt douloureux.
Plus généralement, hors du cadre universitaire, il me semble que la discussion et l’argumentation sont moins pratiquées. Peut-être parce qu’à cause d’Internet, on en vient facilement à se trouver en compagnie de gens qui nous ressemblent en termes de niveau socio-culturel, de références, de vocabulaire. Peut-être parce que la société de consommation pousse chacun vers une logique individuelle et vers le goût de posséder plus que celui de partager. Peut-être parce que les débats, dans les médias, aiment mettre en scène des antagonismes irréconciliables et les font passer pour du débat public démocratique. Peut-être parce que l’école décourage l’action et l’initiative, que ce soit chez les écoliers comme chez leurs professeurs. Peut-être parce que l’école ou les études sont vus comme quelque chose qui n’a pas de valeur ou d’intérêt, mais dont on ne peut se passer pour trouver du travail6.
J’imagine que rien de ça n’est faux, mais de là à dire que tout est vrai…

Tout ce que je sais, c’est qu’un adulte actuel a passé quinze ans assis sur une chaise et à préparer une vie professionnelle qui se déroulera sans doute assis à un bureau mais surtout à se fabriquer une scoliose (car même s’asseoir correctement et ménager son corps malgré cette position, on ne l’enseigne pas) en écoutant parler des professeurs. Si les élèves pensent, pendant toutes ces années, qu’ils sont là pour leurs professeurs, pour l’école, mais jamais pour eux-mêmes, et en n’en retenant rien, ou bien un exceptionnel enseignant qui leur a appris à aimer Ronsard ou que sais-je, alors c’est une perte de temps et d’énergie qui me semble terrifiante. Si les seuls élèves qui savent utiliser leur propre langue pour s’exprimer sont ceux qui ont profité de leur environnement familial favorisé, c’est tout aussi tragique.

Bon, je reprendrais tout ça plus tard car j’ai plein de mémoires à lire, justement.
Il faudra parler de l’importance capitale de l’école, de la culture (littéraire, artistique, scientifique, technologique, technique,…) dans le monde qui vient, où rien n’est plus important que de savoir s’occuper. Et un jour, aussi, je prendrai le temps d’expliquer pourquoi, à mon sens, l’argument qui consiste à dire qu’il y a cent ans, personne n’avait le bac, n’est pas une vraie consolation.

  1. J’assume mon côté réactionnaire, car je sais que cette attitude a quelques vertus, mais j’essaie d’éviter que cela ne prenne trop le pas sur mon « moi » progressiste. []
  2. Que le système éducatif est fort pour complexer les écoliers avec les langues ! []
  3. Malgré l’invocation redondante de la « productivité » en politique, la production est moins une solution qu’un problème : les maisons craquent, nous possédons douze fois plus d’objets chez nous qu’en 1960, et dans le domaine industriel, il faut un homme aujourd’hui pour produire ce que cent autres produisaient un siècle plus tôt. En conséquence, le chômage ne pourra jamais qu’augmenter, mais ceux qui organisent l’économie préfèrent voir l’emploi et la prospérité s’inscrire dans une économie de rareté plutôt que d’en favoriser le partage. On en recausera. []
  4. Facebook, Twitter, les blogs ou l’e-mail sont une bonne école, on s’y fait souvent reprendre pour son orthographe, notamment : est-ce que ces supports d’expression expliquent le progrès littéraire qu’il me semble percevoir ? []
  5. Subjonctif, substantif, complément, épithète, etc., sont des mots qui m’effrayaient, quand j’étais écolier, d’autant que je crois que personne ne me les a réellement expliqués. Je pense qu’on peut utiliser ces notions pour lire, écrire et parler, sans pour autant connaître leurs noms, car malgré ce que veulent faire croire beaucoup de philosophes, de grammairiens ou de théoriciens divers, les théories viennent après les faits, les cartes après les mers, les dieux après les hommes, et la grammaire, bien entendu, après la langue. []
  6. Toujours étonnante, la manière qu’a l’école en France de décourager les vocations : « tu es bon à l’école, ne fais pas un lycée professionnel dans le domaine qui intéresse », « tu adores la biologie mais pas les maths ou la physique ? Tant pis, ne prends pas l’option Sciences et vie de la Terre, c’est la poubelle des terminales S », « ne mets surtout pas ton établissement préféré en premier choix d’orientation », etc. []