Rallumer les Lumières

Le neuf mai à trois heures vingt-cinq du matin, je ne suis pas couché, à la place je poste un article pour défendre Jean-Jacques Rousseau. Eh oui, comment me coucher alors que someone is wrong on the Internet ?

Note : les personnes dont j’ai relevé les tweets plus bas ne sont pas visés par cet article, ils ne sont ni les premiers ni les derniers à répéter les informations ou les rumeurs dont je veux dénoncer les motivations profondes.

Je suis tombé par hasard sur Twitter sur des bribes de conversation où était cité Jean-Jacques Rousseau. Et comme à chaque fois où Rousseau ou Voltaire (et parfois encore Montesquieu) est cité de manière positive dans un espace de conversation sur Internet, quelqu’un vient les dénigrer. Pour Rousseau, le premier angle, c’est bien sûr l’abandon de ses enfants, contre le vœu de leur mère, fait qui nous semble à présent terriblement choquant, surtout venant d’un auteur qui a tant réfléchi à l’enfance et à l’éducation1.

Bien entendu, c’est choquant. Mais il faudrait connaître mieux le contexte pour en juger : pour un intellectuel pauvre et sa compagne (avec qui il n’était pas marié), avoir des enfants n’était pas forcément une chose évidente, mais à l’époque, il n’existait pas vraiment de moyen de contrôler les naissances, en dehors d’avortements tardifs et dangereux. L’abandon d’enfants était une chose très répandue, pour de nombreuses raisons (unions illégitimes, pauvreté). Mais on ne s’en vantait pas. Rousseau, fidèle à son projet de tout dire sur lui-même2, et peut-être aussi forcé de le faire puisque la rumeur l’accablait déjà, a osé évoquer ce sujet. On le lui reproche plus de deux cent ans plus tard, mais peut-être pourrait-on faire ce même genre de reproches à nombre de ses contemporains si ceux-ci avaient été aussi loin que Rousseau dans l’exposition de ses fautes.

Si cette histoire d’enfants abandonnés nous choque, c’est peut-être précisément grâce à Rousseau, qui a fait comprendre à ses contemporains que l’enfant était précieux. À son époque, les femmes des villes n’allaitaient pas leurs enfants, elles les envoyaient à la campagne, chez des nourrices. Un tiers d’entre eux seulement y survivait.

Le second genre de reproche qu’on lit souvent depuis quelque temps, c’est le racisme supposé des philosophes des Lumières, parmi lesquels Rousseau. C’est une accusation étrange dans le cas de ce dernier car on serait bien en peine de trouver des citations douteuse émanant de lui dans ce registre3.  Mais la rumeur a du succès, et on va (cf. plus bas) jusqu’à l’accuser d’avoir cru en la « supériorité de la race blanche », rhétorique anachronique puisqu’elle rappelle l’époque coloniale de la France voire le nazisme : on n’utilisait pas ces termes au XVIIIe siècle.
Et si, comme le disent certains, les philosophes des Lumières n’ont pas franchement pris position contre la traite négrière, ils ne l’ont pas spécialement justifiée non plus : au pire, ils ont fait preuve de quelques préjugés. On peut peut-être plus légitimement taper sur Voltaire, qui adorait faire des théories sur les peuples, théories qu’on peut qualifier de racistes. En revanche le document qui l’accuse d’avoir investi de l’argent dans l’esclavagisme4 est, semble-t-il, un faux. Mais Voltaire est aussi l’auteur du monologue de l’esclave de Surinam5, qui parle sans détours de la cruauté de l’esclavagisme : « On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe (…) Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible ».
À mon avis, Voltaire était nettement moins entier, et plus conscient de ses ambiguïtés et de ses contradictions que Rousseau. Plus hypocrite, quoi. Et plus malin.

Je m’interroge sur cette propension récente à salir les philosophes des lumières. Leurs écrits datent d’il y a deux-cent cinquante ans, ils n’étaient que des hommes, avec des préjugés, des faiblesses, des contradictions, des compromissions, ils vivaient dans un monde qui a peu à voir avec le nôtre et on peut, me semble-t-il, relativiser — sans pour autant les occulter — un peu leurs défauts, lesquels ne pèsent pas grand chose si on les met en balance avec ce qu’ils nous ont apporté. Car ils ont quand même théorisé la liberté de l’individu face à la tyrannie et à l’arbitraire tout en réfléchissant à la citoyenneté, au fonctionnement de l’État, de la justice, à la séparation des pouvoirs, à la libre-circulation de la connaissance,… Nous leur devons énormément.

Mais voilà, Voltaire le théiste anticlérical, Rousseau le Chrétien suspect (converti au Catholicisme pour quitter la Suisse, il était croyant mais pas spécialement respectueux de la religion) et Diderot le matérialiste, ont (avec bien d’autres) ouvert la brèche du rejet de la religion, de l’athéisme et de l’anticléricalisme. Je pense que c’est cela, ainsi que leur réflexion sur l’universalisme, qui sont la raison de l’espèce de campagne qui est menée contre eux et que beaucoup, par manque de connaissance du sujet, relaient.
Je pense qu’il n’y a rien d’innocent dans cette cabale, qui sert moins à parler des philosophes en tant qu’individus qu’à disqualifier sans discussion leur pensée et leur postérité, et ce au profit de projets extrêmement réactionnaires.

  1. Lire Les Confessions, livre VIII : « Si je disais mes raisons, j’en dirais trop. Puisqu’elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres : je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu’elle fut telle, qu’en livrant mes enfants à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de père, et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d’une fois, depuis lors, les regrets de mon cœur m’ont appris que je m’étais trompé (…) Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l’être. J’aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l’ont été ». []
  2. « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi ». []
  3. Voir par exemple cet article de Respectmag, qui cherche des poux à Rousseau, Montesquieu et Diderot, mais de manière assez peu convaincante. []
  4. Mais aujourd’hui, ne peut-on pas reprocher le même genre de choses qu’à Voltaire à une personne qui a des actions dans une marque de sportswear qui fabrique ses vêtements dans les plus pauvres régions de l’Asie ou dans des sociétés de production énergétique qui pillent l’Afrique ? []
  5. Lire Candide ou l’optimisme, chapitre 19. []

11 réflexions sur « Rallumer les Lumières »

  1. Axonn

    Je ne pense pas que la majorité de ceux qui relaient ces propos fassent partie d’une cabale anti-Lumières.

    La diffusion des idées anti-Lumières existe, bien sûr. La Déclaration des Droits de L’Homme donnait à chacun la liberté d’expression, mais à l’époque les imprimeurs jouaient le rôle de filtre. Avec Internet, le droit pour chacun de s’exprimer existe réellement. On peut créer des blogs gratuitement. Oh, ça ne garantit pas le droit d’être lu, heureusement, ça n’a jamais été un droit de l’Homme.

    Mais des soi-disant penseurs ont osé affirmer qu’au vu de cela, la liberté d’expression devait être réservée à une élite qualifiée pour s’exprimer !

    Cela pourrait être la motivation des lanceurs de dénigrement de Voltaire.

    Mais je pense pas que les relayeurs défendent ces idées. Pour moi, ce sont plutôt des gens qui ont l’impression d’être plus intelligents en voyant les défauts d’hommes passés dont la version simple de l’Histoire fait des icônes de perfection. C’est toujours valorisant de faire tomber les idoles de leur piédestal. Et vu qu’en général on nous présente ces hommes comme parfaits, pour faire simple, avec un peu de recherches on démolit le grand homme qu’on veut.

    Répondre
    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Axonn : Bien sûr, on peut être un relais sans avoir la moindre conscience des enjeux qui se trouvent derrière ce qu’on relaie. Mais le mot cabale ne me semble pas exagéré, ça devient trop systématique (trop de sites pour relayer les mêmes infos, parfois totalement fausses) pour être un hasard ou une vengeance de lycéens que l’on a ennuyés avec des philosophes morts. Mais en tout cas ça marche, tu dis « Rousseau » ou « Voltaire » sur Twitter et aussitôt, plein de gens se dévouent pour t’en dire pis que pendre, et chaque fois sur l’air : « on n’a pas de conseils à recevoir d’un mec qui, en privé, faisait ceci ou cela ».
      (note que je ne suis pas pour la limitation de la liberté d’expression, toute vérité qui est défendue par la force est suspecte).

      Répondre
      1. Axonn

        On pourrait difficilement limiter la liberté d’expression de ceux qui crachent sur Voltaire : je ne pense pas que Voltaire l’aurait voulu (même si la citation « Je ne suis pas d’accord… » est apocryphe).

        N’empêche que ces dénigrements inutiles marchent aussi avec Einstein, par exemple. Dans son cas, pas vraiment d’enjeu philosophique (oui, parfois de l’antisémitisme). Tout ce que peut produire un rejet d’Einstein serait de se tirer une balle dans le pied en recherche scientifique.

        Mais je pense que ce qui domine, c’est le plaisir de renverser les idoles. Tu parles de « vengeance de lycéens que l’on a ennuyés avec des philosophes morts » : malheureusement les adultes n’agissent pas mieux.

        Répondre
        1. Jean-no Auteur de l’article

          Ah mais quand je dis « lycéens », c’est un abus, je veux dire que c’est l’adulte qui venge le lycéen qu’il a été (et qui n’a retenu de son année de terminale qu’une chose : Rousseau a abandonné ses enfants).

          Répondre
  2. Benoît

    Cette critique des philosophes des Lumières comme racistes, esclavagistes et colonialistes a été développée il y a 20 ans dans un ouvrage de Louis Sala-Molins, Les misères des Lumières.

    Répondre
  3. Stephane Pejic

    A la fin du livre 12, in Les Confessions, il avoue donc il est innocent!
    et il parle de ses enfants:

    « Le parti que j’avais pris à l’égard de mes enfants, quelque bien raisonné qu’il m’eût paru, ne m’avait pas toujours laissé le cœur tranquille. En méditant mon Traité de l’Éducation, je sentis que j’avais négligé des devoirs dont rien ne pouvait me dispenser. »

    Dans la phrase qui suit il n’est déjà plus question de ses enfants mais de lui-même et de son ego :

    « Le remords enfin devint si vif, qu’il m’arracha presque l’aveu public de ma faute au commencement de l’ Émile, et le trait même est si clair, qu’après un tel passage il est surprenant qu’on ait eu le courage de me la reprocher. »

    Répondre
    1. Jean-no

      Ah oui ça c’est Rousseau, terrible nombriliste parano… Ceci dit il ne se présente pas forcément comme innocent, plus facilement comme repenti ou comme auto-flagellant, selon les cas.
      J’ai passé toute la journée d’hier sur Twitter à défendre sa position à propos du tremblement de terre de Lisbonne : marrant comme on se bagarre encore facilement sur des gens morts il y a si longtemps.
      Ce qui est vraiment ignoble avec l’histoire des enfants abandonnés c’est que la décision était unilatérale : « Je m’y déterminai gaillardement sans le moindre scrupule, dit-il, et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, qui n’obéit qu’en pleurant » (Livre VII des Confessions). Le rapport de Rousseau aux femmes est extrêmement bizarre, entre « holy cat » et, dans certains écrits, une machine à plaire aux hommes et à s’occuper du foyer – mais en même temps avec considération… compliqué. Enfin il faut pas chercher loin, sa mère est morte après sa naissance. La psychanalyse croit que tout découle du rapport au père, mais les gens qui n’ont pas eu de maman peuvent être perturbés aussi, ça s’est vu (oui, je me moque un peu de la psychanalyse).

      Répondre
  4. Ann O'Nimm

    MERCI de passer du temps à cette noble tache … infinie 😉
    Et, comme je l’entendais encore ce matin a vec plaisir (ah, ce français appris dans le Midi !)

    Zeev Sternhell, Les anti-Lumières : Du XVIIIe siècle à la guerre froide, « Folio Histoire », (édition revue et augmentée), 2010.

    Comme vous le faites fin(al)ement remarquer,
    les pauvres imbéciles qui tiennent ce discours sont les inconscientes (?) marionettes de la réaction la plus ancienne
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Cacouac

    avec en plus la gnangnantitude propre à notre époque, bouh.

    Répondre
  5. mire

    Quelques exemple :

    « Depuis le Tropique du Cancer jusqu’à celui du Capricorne, l’Afrique n’a que des habitants noirs. Non seulement leur couleur les distingue, mais ils diffèrent de tous les autres hommes par les traits de leur visage, des nez larges et plats, de grosses lèvres (etc.)… Si l’on s’éloigne de l’équateur vers le pôle antarctique, le noir s’éclaircit mais la laideur demeure : on trouve de vilain peuple qui habite la pointe méridionale de l’Afrique » (extrait de la définition de la négritude dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, article « Nègre », vol.XI, Neuchatel 1765, pp.76-79a)

    « Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Albinos, les Nègres, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains soient des races entièrement différentes… Leurs yeux ronds (scil. ceux des Nègres), leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses… la mesure même de leur intelligence mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et Négresses, transportés dans les pays les plus froids, y produisent toujours des animaux de leur espèce » (Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des Nations, Genève 1756, vol.1, p.6)

    Répondre
    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Mire : Voltaire était assez raciste (envers tout ce qui n’était pas intellectuel parisien, en fait), mais ça ne rend pas l’universalisme des Lumières suspect en soi, ça ne dit rien sur Rousseau, et ça ne confirme pas spécialement la rumeur d’un investissement de Voltaire dans l’esclavagisme !

      Répondre

Répondre à Jean-no Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.