Like a foule

Dans le billet précédent, je disais du mal du foot. Je m’en veux toujours un peu de faire ça, c’est un peu bourgeois finalement, un peu snob. Après tout c’est le sport du tiers-monde, le seul qui donne une dignité internationale à des nations d’Afrique ou d’Amérique du Sud qui, le reste du temps, ne sont connues que pour les ressources naturelles que les pays plus fortunés y exploitent. Les publicités de la marque Puma racontent ça de manière admirable.

puma

Émouvantes, ces publicités, non ? Puma appartient à Pinault, dégage un chiffre d’affaires de trois milliards de dollars annuels et est connu pour les faibles salaires que ses ouvriers d’Inde, d’Indonésie ou du Cambodge perçoivent, autant que pour les produits chimiques mortifères que ses usines déversent dans le Yang Tse. Ces scandales environnementaux et sociaux, dénoncées par des ONG, semblent avoir poussé la marque à changer de pratiques. Reste que montrer des sportifs jouer au foot dans la poussière des rues de Lagos ou de Kinshasa avec des chaussures fabriquées pour une misère par des asiatiques, ensuite vendues dans le monde entier pour enrichir un conseil d’administration européen, ça semble un rien obscène. Et pourtant, cette mythologie de sport du tiers-monde, de sport des cités, n’est pas usurpée.

Au delà du fric et de la place médiatique délirante que prend le football (combien d’hommes politiques perdent un temps fou à faire croire qu’ils se passionnent pour les tribunes du Stade de France ?), je le disais, ce qui m’angoisse, c’est la foule des spectateurs.
Mais au fond, je dois le dire, ce n’est pas spécifique au football. Je me souviens des manifestations étudiantes de 1986. Je n’étais pas étudiant, mais j’y allais, j’ai dormi dans l’amiante de la fac de Jussieu, j’ai chanté des slogans (« Devaquet, au pi-quet, Monory au-ssi »), sans comprendre vraiment les tenants et les aboutissants de la réforme combattue. Mais nos profs au lycée nous laissaient plus ou moins aller manifester, c’était la fête — enfin jusqu’à la mort de Malik Oussékine, qui a fait prendre un tour grave aux événements.
À cette période, j’ai vécu une charge de CRS. Je me souviens de la peur que j’ai ressenti, de la manière dont je courrais, dont je m’arrêtais, dont je me protégeais la tête, dont je criais. Et je me rappelle aussi qu’autour de moi, tout le monde avait exactement les mêmes gestes, et ressentait visiblement exactement la même chose. Je ne sais pas si on dégage des phéromones lorsqu’on a peur (sans doute ?), mais tout le monde semblait être dans le même état d’esprit, ou même pas d’esprit, ce sont nos corps qui agissaient, nos réflexes, plus tellement nos têtes.

En 1986, j'étudiais dans un LEP de photographie, j'ai donc pris un certain nombre de clichés des manifestations, mais je ne retrouve rien de bien intéressant si ce n'est cette image de couple au milieu de la foule.

En 1986, j’étudiais dans un LEP de photographie, j’ai donc pris un certain nombre de clichés des manifestations, mais je ne retrouve rien de bien intéressant si ce n’est cette image de couple au milieu de la foule.

Cette expérience m’a terriblement vexé, parce que je sais qu’à un moment, je n’ai plus été ni un individu, ni un être véritablement pensant. Et depuis, j’évite les manifestations. Enfin depuis ça et depuis d’autres événements comme le fait d’être allé défiler, deux ans plus tôt, pour que la radio NRJ ait le droit de diffuser de la publicité (et amène ce modèle économique aux autres stations). Évidemment, on ne nous avait pas présenté la chose comme ça à l’époque, mais le fait d’avoir fait partie des centaines de milliers d’idiots qui ont défilé ce jour-là m’a, rétrospectivement, fait comprendre qu’un manifestant ne maîtrise pas forcément la cause qu’il défend et n’est qu’un agent non-intelligent au cœur d’un rapport de force. En même temps, enfant, j’ai défilé contre le nucléaire avec un masque blanc et pour le Larzac avec un masque de mouton : ça reste des bons souvenirs de manifestations familiales et liées à une cause que j’aurais soutenue sans l’aide de mes parents si j’avais eu l’âge pour comprendre de quoi il était question, je ne dis pas que ça ne peut pas exister, une manifestation utile et juste, mais je me tiens à l’écart de ces rassemblements.

On me dira qu’un concert musical n’est pas loin d’un match de foot ou d’une manifestation : l’individu se fond dans la foule, avec qui il partage des émotions puissantes. Mais je vois des différences importantes. Dans le football, deux équipes s’affrontent, et si du point de vue des joueurs l’affrontement semble généralement plutôt pacifique — sportif, comme on dit —,  leurs partisans, eux, semblent souvent atteints d’une folie patriotique furieuse qui les amène à haïr le camp adverse et qui rappelle tout simplement la guerre : des gens capables de s’entre-tuer parce qu’ils croient à des contes absurdes, comme le fait qu’un homme qui court derrière un ballon est investi, en quelque sorte, d’une partie d’eux-mêmes, parce qu’ils portent une écharpe aux couleurs de son équipe. La neurologie l’a montré : si on voit le supporter de l’autre équipe de prendre un coup, notre cerveau ne se montre pas empathique, n’éprouve pas de douleur, non, il active ses circuits du plaisir !

paris

Le cas des manifestations est différent, il en existe de très diverses, certaines sont légitimes et utiles, d’autres sont les instruments de ceux qui savent les encadrer. Elles ne sont pas ouvertes au débat, à la réflexion, aux pensées inattendues, alors je ne les pense utile que de manière ponctuelle et justifiant une unité.

Le concert musical est bien différent : là aussi, la foule éprouve les mêmes affects de manière synchrone, est parcourue des mêmes frissons, des mêmes plaisirs. Mais il n’y a pas de camp adverse, pas de combat, une compétition où le public s’identifie aux concurrents (hors Eurovision), juste un plaisir sain et qu’il est agréable de partager. En général, bien sûr (je me rappelle d’avoir vu des artistes sifflés en première partie de concert, terrifiant : des hyènes en meute). On dit souvent que la musique n’a pas de frontières, pas de patrie, et je pense que c’est vrai. Bon, on me dira que les armées font défiler des musiciens pour encourager les troupes à gaiement aller tuer des gens…

2 réflexions sur « Like a foule »

  1. Ardalia

    Primo, dans un couple de flic, tu ne pourrais jamais faire le méchant, tu ne tiendrais pas deux minutes.
    Secundo, J’aime bien quand tu fais des « on me dira » et que tu réponds à tes propres contre-arguments. Le dialogue intérieur doit représenter 80% de l’activité de mes neurones. ^^
    Tertio, la foule rend con. Mais tu remarqueras qu’il ne suffit pas d’un très grand groupe pour être absorbé par la connerie. La recette, c’est deux-trois crétins et une faible estime de soi (je parle d’expérience). Je dis ça et j’ai fait les deux dernières manifs pour le mariage-pour-tous, car j’en avais envie. J’étais toujours au milieu et suis toujours partie avant la fin, donc je n’ai rien vu de choses plus méchantes que la mine réjouie de mes co-ambuleurs, ni respiré de plus piquant que le bon air pollué toulousain. C’était une image très douce de la foule, s’arrêtant sur commande, patientant, repartant d’un pas tranquille, c’était bon enfant.
    Pourtant, je déteste la foule, sa brutalité, cet animal si violent qu’il marchera sur des êtres vivants ou morts pour échapper à un incendie ou même seulement à une panique. D’ailleurs, la panique, le mouvement niais de foule, c’est ce qui tue le plus, au football…
    Pour autant, avons-nous quelconque légitimité pour nous sentir hors de la foule ? Ne portons-nous pas un peu de la foule dans nos sentiments, nos désirs, nos urgences ? L’enfer, c’est les autres…

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  2. Dr Borg

    Comme disait un sportif célèbre dont j’ai oublié le nom: « Au foot, il n’y a pas que des cons dans les stades, le problème c’est que tous les cons y sont. »

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