Archives mensuelles : mai 2010

Contre la burqa, contre la loi

(Cette tribune est parue sur Owni le 19 mai 2010. Il s’agissait de réagir aux arrières-pensées qui soutenaient la loi « anti-burqa » votée une semaine plus tôt)

La burqa est le nom donné dans beaucoup de pays occidentaux à un vêtement féminin traditionnel, généralement de couleur bleue, que l’on porte en Afghanistan, où on l’appelle en fait tchadri.
Ce vêtement recouvre le corps de celle qui le porte et masque son visage par un grillage de tissu. La première incongruité de la résolution dite « anti-burqa », adoptée le 11 mai dernier à l’Assemblée, c’est que la burqa n’existe sans doute en France que dans des musées dédiés au costume traditionnel. En effet, les rares femmes d’origine afghane qui vivent en France ne portent pas ce costume puisqu’une femme musulmane de toute autre origine n’aura pas plus de raison de porter un costume traditionnel afghan qu’une chrétienne américaine n’aura de raison de s’habiller en paroissienne bigoudaine.

Ce que vise ce texte, et qui existe bel et bien, c’est le niqabun vêtement qui masque le visage de celles qui le portent et qui, malgré de nombreuses variantes morphologiques et chromatiques, prend en France la forme d’un vêtement noir assez lugubre qui ne laisse passer que le regard par une fente, fente parfois obstruée par un autre voile d’étoffe plus transparente.
Je suppose que l’on peut dire que la burqa et le niqab sont comme le dromadaire et le chameau : le premier est un cas particulier du second.

Le niqab générique n’est pas très beau, il est constitué de tissu synthétique et est, dit-on,  extrêmement inconfortable en cas de grosses chaleurs, contrairement aux niqabs ou aux tchadris traditionnels qui sont souvent faits d’étoffe assez épaisse apte à protéger des trop fortes températures extérieures.

Ce problème de dénomination s’est déjà posé lors des différentes affaires concernant le voile islamique qui ont secoué quelques collèges français depuis la fin des années 1980 : des jeunes filles voulaient se rendre à l’école vêtues d’un hijab, mais la presse ne parlait que de tchador.

Le hijab est un voile qui cache les cheveux et qui est extrêmement répandu dans le monde musulman, tandis que le tchador est un voile intégral, c’est à dire une sorte de niqab qui laisse néanmoins apparaître l’ovale du visage de celle qui le porte et qui est essentiellement utilisé en Iran. Le tchador ressemble à l’uniforme de certains ordres de sœurs catholiques, si ce n’est que les vêtements de ces dernières sont généralement composés d’au moins deux couleurs (du blanc et du noir, du blanc et du gris ou du blanc et du marron).

Tout ça a été dit et répété par une bonne partie de la presse, mais les politiques, les philosophes médiatiques et l’homme de la rue parlent tous de burqa et parfois même encore de tchador. La presse elle-même utilise donc le mot burqa en le sachant erroné.

La pseudo-loi (si j’ai bien compris, une « résolution » est une sorte de loi sans pouvoir de contrainte), votée par une assemblée atypique (cela faisait longtemps qu’un membre du parti communiste n’avait pas été applaudi par des parlementaires UMP !) ne parle évidemment pas de burqa, puisqu’un texte de la République ne saurait viser une religion, une ethnie ou une communauté en particulier.

Il s’agit juste d’affirmer que:

«les pratiques radicales attentatoires à la dignité et à l’égalité entre les hommes et les femmes, parmi lesquelles le port d’un voile intégral, sont contraires aux valeurs de la République ».

Déclaration qui feint d’être générale mais qui glisse tout de même le terme « voile intégral » et n’oublie pas de préciser qu’il s’agit de pratiques « radicales » (quoique ça signifie) et de distinction sexuelle, ce qui ne concerne pas, je suppose, les gens qui se déguisent en fantômes pour Halloween, les ninjas, les policiers du GIGN ni peut-être même les indépendantistes corses.
On s’étonne presque que le texte ne dise pas « excepté dans le cas des épouses de milliardaires saoudiens venus faire leurs courses sur les Champs-Élysées ».

Le premier pas pour établir une égalité entre hommes et femmes eût peut-être été d’abolir enfin la loi du 26 brumaire de l’an VIII qui force les femmes à réclamer une autorisation préfectorale lorsqu’elles souhaitent porter un pantalon. Cette loi n’est plus appliquée depuis longtemps, mais elle est toujours en vigueur, et régulièrement un député de droite ou de gauche propose de l’abolir, mais ça n’arrive pas : aucune urgence. Par contre pour le « voile intégral », il y avait urgence. Urgence à légiférer sur un vêtement dont on estime qu’il n’est porté que par quelques centaines de personnes en France.

Est-ce que les femmes qui portent actuellement le niqab resteront cloîtrées chez elles pour éviter une amende de plusieurs centaines d’euros, au nom de leur émancipation républicaine ? Affecter de défendre une personne en lui interdisant de circuler librement, ça peut sembler contradictoire, mais il est vrai que la France est un pays assimilationniste et non communautariste : comme dans la Légion étrangère, on doit abandonner son passé pour être accueilli.

La prohibition du voile peut finir par être efficace : quand leurs maris barbus en auront marre de faire les courses et d’aller chercher les enfants à l’école, les femmes concernées sortiront sans leur niqab. Enfin peut-être. On peut aussi imaginer que ces mêmes femmes sortiront de chez elles avec leur niqab, qu’elles écoperont d’amendes et parviendront à médiatiser leur cas plus que jamais jusqu’ici.

Mais qui se trouve sous ce vêtement fantômatique, au fait ? On nous parle de « pratiques radicales »… Effectivement, avant la révolution islamique iranienne (qui a imposé le tchador), la montée du salafisme (qui a popularisé le niqab) et la prise du pouvoir en Afghanistan (qui a imposé le tchadri), ces vêtements très couvrants concernaient essentiellement les habitants des campagnes les plus reculées des pays musulmans. Ils étaient pittoresques et, partant, ne gênaient personne.

En trente ans, tout a changé : soucieux de retrouver (c’est à dire de réinventer) une tradition, divers groupes politico-religieux ont imposé ces vêtements qui concernent à présent une population urbaine souvent constituée, en France, de personnes fraîchement converties. Les femmes voilées ne sont pas forcément d’origine magrhébine, on serait surpris sans doute de voir combien d’entre elles se prénomment Soizic et ont grandi dans une famille très catholique bretonne. Du peu que laisse apparaître le voile, on remarque aussi beaucoup de jeunes femmes à la peau très foncée, que l’on supposera originaires d’Afrique sub-saharienne.

Pourtant je ne pense pas que la loi en question vise les conversions brutales et les pratiques extrêmes. Les groupuscules politico-religieux à caractère sectaire sont généralement surveillés par les services de renseignement intérieur, avec discrétion, efficacité, et donc sans débats à l’assemblée. Ce petit monde souterrain reste gérable et on évite généralement de lui faire de la publicité.

Cette fois, il s’agissait au contraire de faire un maximum de bruit (Nicolas Sarkozy aurait menacé d’organiser un référendum si le conseil d’état continuait d’être défavorable à la loi) et les quelques centaines de femmes qui portent le niqab n’ont jamais été le sujet.

Les a-t-on entendues, ces femmes, au fait ? Leur a-t-on demandé d’expliquer si elles étaient forcées à se vêtir ainsi par leur époux, si elles s’y forçaient elles-mêmes par conviction religieuse, ou encore si elles portaient ce vêtement comme un drapeau, comme un symbole revendicateur, ou comme un épouvantail – avoir le pouvoir de faire trembler dans les chaumières juste en choisissant une apparence vestimentaire, on n’avait pas vu ça depuis la vague punk.

A-t-on vérifié si le niqab gênait la visibilité des conductrices qui le portent ? (ça me semble bien probable, mais encore faut-il expérimenter la chose pour le dire).

À titre personnel, je suis très contre le niqab, pour tout ce qu’il symbolise (une régression, une prison portable,…), mais je suis aussi contre cette loi.

Bien sûr, beaucoup de gens très dignes ont eu du mal à ne pas soutenir la « résolution anti burqa », par convictions humaniste ou féministe, mais je pense qu’ils se sont trompés de guerre, qu’il fallait au contraire garder son sang froid et porter le combat sur un autre terrain, car tout cela n’est pas si grave, le « voile intégral », ce n’est pas une mutilation rituelle comme l’excision ou la circoncision, ce n’est pas un meurtre irréparable comme les « crimes d’honneur » (terrifiant oxymore), c’est quelque chose de tout à fait réversible.

On peut porter un voile sur la tête un jour, comme on peut porter une coupe de cheveux ridicule ou un tee-shirt dont on aura honte… C’est embêtant, mais rien de tout ça n’est permanent. L’urgence ne me semble pas évidente, à moins que la vraie question soit ailleurs.

Et la vraie question, j’ai peur que ce soit toujours la même : pour la majorité des députés qui ont adopté la résolution, pour la majorité des gens qui l’ont soutenu, il s’agit d’un message dirigé vers l’ensemble des musulmans de France, les fameux « z’arabes » (qui peuvent être perses, turcs, kurdes ou berbères mais peu importe), c’est-à-dire trois ou quatre millions de gens, à qui on dit ici une fois de plus qu’ils doivent raser les murs, que leur nombre inquiète.

On vise officiellement une population négligeable avec une fausse loi faussement générale pour stigmatiser une population importante qui n’a aucun mal à comprendre que c’est à elle que le message est destiné…  très mauvais message, donc, car comment pourrait-il être reçu positivement ?

Beaucoup y verront un motif à se révolter ou à se laisser tenter par l’islam radical, un islam accueillant qui fonctionne comme une nasse à poissons : on y entre facilement et les appâts sont tentants. Sait-on par exemple que les groupes salafistes donnent du travail ? (dans des pizzérias, des kébabs, des boutiques de téléphonie…).

Dans certains endroits en France, la conversion à un islam plus ou moins radical est même un facteur d’intégration, de cette intégration que la République ne parvient plus ou ne veut plus assurer, de cette intégration que l’on achève à coup de décrets iniques.

Le jour où être un banlieusard (notamment d’origine maghrébine, mais pas seulement) n’empêchera pas d’obtenir un emploi correct, alors beaucoup de problèmes seront réglés.