La preuve de la charge

L’album Spirou et la Gorgone bleue, par le scénariste Yann et le dessinateur Dany a été rappelé par l’éditeur Dupuis après une flambée d’émotion exprimée sur les réseaux sociaux. Tout est parti il y a une semaine d’une toute simple vidéo TikTok réalisée par une prénommée Charlotte qui expliquait sa stupéfaction en découvrant, je la cite, « La BD la plus raciste de 2024 », dont elle pointe aussi le sexisme complaisant. La vidéo, dans laquelle cette jeune femme affirme que les personnages noirs de l’album sont dessinés comme des singes, a été beaucoup vue et relayée, coûtant à son autrice une cascade de commentaires hargneux ou haineux émanant de défenseurs de la « liberté d’expression » qui, comme souvent, ont le paradoxal souci de faire taire, au nom de la liberté, ceux qui expriment des opinions qui leur déplaisent.

À la suite de la vidéo TikTok, le duo notamment par Histoires Crépues, qui se penche sur l’Histoire coloniale sur Twitter, Instagram, TikTok et Twitch, a livré sa lecture de l’album, elle aussi négative et elle aussi amplement partagée, qui amène, outre la question du dessin, un regard sur ce que véhicule le scénario de l’album.

La liberté d’expression, je la chéris, même dans l’outrance, et le droit à la caricature, je le défends bien entendu par principe autant que par goût personnel, car je place James Gillray plus haut que Salvador Dali et J.J.Grandville au dessus de Pablo Picasso. D’un côté je salue des artistes, de l’autre je ne vois guère que des faiseurs suffisamment virtuoses pour convaincre le monde de leur importance et pour faire mine d’avoir inventé ce qu’ils ont pris à d’autres. Mais peut-être forcé-je un peu le trait — je rends hommage à mon sujet.
Comme j’aime la liberté d’expression et comme je défends le droit à charger le trait (c’est l’étymologie du mot caricature), je suis très surpris que ces deux licences soient opposées à ceux qui jugent pertinent, de la part des éditions Dupuis, d’avoir rappelé l’album Spirou et la gorgone bleue, de Yann et Dany, comme une marque agroalimentaire rappellerait une denrée potentiellement colonisée par la salmonellose ou la bactérie e-coli. Dupuis, c’est un acteur de l’industrie du livre, et sa réaction est celle d’un acteur industriel face à un scandale sanitaire et au problème d’image que ledit scandale lui cause.

« Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque ».

En choisissant ce qu’il publie ou non et ce qu’il fait vivre de son fonds, un éditeur ne censure pas, il exerce un droit (auquel peut s’opposer le droit moral des auteurs et bien d’autres droits). Dans ce cas précis, par ailleurs, il n’y a pas en jeu que l’éditeur, l’auteur et le public, il y a une quatrième partie : le personnage (propriété de l’éditeur et non de l’auteur). En effet, Spirou — qui est né cinq ans avant le dessinateur Dany —, est un personnage qui, depuis sa première inkarnation1 est exclusivement un personnage positif, dynamique et serviable, et s’il est né dans une Belgique coloniale et que cela se ressent dans plusieurs de ses premiers albums, il n’a jamais eu le paternalisme condescendant et niaisot qu’avait son concurrent et compatriote Tintin à ses débuts2. Spirou ne fait pas partie des personnages que l’on associe à un imaginaire raciste, et moins encore en 2024. C’est peut-être ce qui rend la décision des éditions Dupuis aussi évidente à mon sens, décision tellement rapide qu’elle ressemble presque à une forme de soulagement : on sait par une enquête de Médiapart que l’éditeur était conscient d’un problème, avait réclamé des corrections, et avait sorti l’album pour honorer un contrat signé dix ans plus tôt et achevé au terme d’une gestation longue et pénible3. J’ai la très subjective impression que cet album est sorti en catimini, avec un service minimum en termes de communication événementielle.

Une des cases les plus souvent montrées. Il me semble difficile de contester que le personnage de droite a un profil simiesque, ce qui est fortement dérangeant puisque c’est un motif particulièrement prégnant de l’Histoire visuelle colonialiste.

Je ne vais pas m’engager sur le terrain de l’analyse du dessin pour lui-même, car il me semble qu’il faudrait l’élargir à toute la tradition du dessin « comique » de la bande dessinée franco-belge, dans laquelle la représentation des noirs par Dany ne détonne pas forcément.
En écrivant ça je ne dis pas qu’il faut pilonner les œuvres de Franquin, Uderzo, Morris, Jijé et autres, mais qu’on peut s’interroger sur une certaine paresse graphique au sujet de la représentation stéréotypée des personnages d’origine africaine ou asiatiques4. Quant à la réduction de la quasi-totalité des femmes (y compris héroïnes) à leur caractère d’objet sexuel, c’est une réalité, mais elle aura du mal à étonner les personnes familières du dessinateur, qui a construit une bonne partie de sa carrière sur des albums « coquins ».
Et puis il y a un ensemble à considérer : les traits du visage ou la forme des corps sont une chose, les expressions face à telle ou telle situation en sont une autre, le développement des personnages en est encore une autre…

Sur le site de Dany, dans la section « dessins »… Ne se trouve depuis dix ans qu’une unique image, cette confrontation entre les héros blancs et blonds de Dany — Olivier Rameau et Colombe Tiredaile, du monde de Rêverose —, qui font face au mépris d’une bande jeunes gens nettement moins blancs. Je ne sais pas exactement quel message l’auteur a voulu faire passer, peut-être y a-t-il une forme d’autodérision dans le constat d’une certaine ringardise d’une série née en 1968, mais on peut facilement y lire aussi le spectre du « grand-remplacement » avec lequel l’extrême-droite joue à se faire peur. Et si ce n’était pas l’intention, alors le niveau de maladresse de l’artiste est plutôt consternant.

Je ne vais pas pour autant m’étendre sur le contenu scénaristique de l’album — dont je n’avais pas entendu parler avant cette semaine mais que je me suis procuré depuis —, je dirais juste qu’il est là encore un peu paresseux, renvoyant dos à dos le capitalisme écologiquement irresponsable et ceux qui le combattent. Enfin « celles » qui le combattent, plutôt, puisque les adversaires du personnage inspiré par Trump sont de femmes qui, à l’exception d’une manipulatrice cynique, sont toutes plus ou moins écervelées. Un scénario à la fois « woke » et « boomer », ai-je lu. Mais un peu plus « boomer » que « woke », alors5. Le tout est parsemé d’allusions graveleuses un peu vieillottes. S’emparer de l’actualité, évoquer le green-washing, le solutionnisme, les formes contre-productives de l’engagement, la communication, la malbouffe, le complexe militaro-industriel et autres traits de notre époque est plutôt pertinent en théorie, mais en pratique : bof. Il y a ici une véritable occasion ratée, le sujet aurait pu nous ramener au Spirou des années 1970 par Jean-Claude Fournier, furieusement écolo et ouvert aux thèmes politiques et géopolitiques. Et même le caractère un peu grinçant de l’ensemble tombe à plat, je ne retrouve pas tellement le Yann que, pré-ado, j’ai vu débouler ricanant dans Spirou avec son camarade Conrad, leurs Hauts-de-pages et leurs Innomables.

Spirou et Fantasio 57, La Mémoire du futur, par Sophie Guerrive, Benjamin Abitan et Olivier Schwartz.
De manière ironique, la polémique sur Spirou et la gorgone bleue se déroule au momement même où, dans la série canonique, Spirou se réveille dans une Belgique (simulée) de 1958, où il est confronté à la contradiction entre le futurisme positif de l’atomium et le racisme colonial le plus sordide (exprimé ici avec naïveté par le Fantasio de 1958, sous l’œil réprobateur du Spirou d’aujourd’hui), et ceci servi par un trait qui cultive une certaine nostalgie de celui de Jijé ou du jeune Franquin, c’est à dire un trait littéramement « Hérité d’une autre époque ». Mais ici, il s’agit d’un héritage au bon sens du terme : héritage visuel, et droit de regard sur l’Histoire, voire droit d’inventaire idéologique.

Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le contenu de l’album de Yann et , c’est la manière dont celui-ci est défendu. Certains réflexes affleurent immédiatement : « on peut plus rien dire » ; « à ce compte-là il va falloir interdire toute la bande dessinée franco-belge«  ; « je l’ai lu et je n’ai rien vu«  ; « Aujourd’hui des livres censurés, demain des arrestations arbitraires«  ; « les réseaux sociaux et le wokisme font la loi«  ; « c’est au lecteur seul de se faire une idée par lui-même » (sauf s’il est pas d’accord avec moi) ; etc.
Rien de très original, mais je note un argument qui revient très souvent et qui est de dire « c’est de la caricature », considération souvent assortie, comme si c’était une preuve d’équité, de l’affirmation que « Donald Trump aussi est caricaturé ».
Et il est vrai que, pour autant qu’on puisse caricaturer une caricature, Trump n’est pas spécialement épargné — mais il peut se consoler avec les myriades de jolies filles quasi-nues dont Dany l’entoure. Interrogé, Dany lui-même a expliqué : « Il est évident que la plupart des Africains, enfin presque tous d’ailleurs, ont des lèvres plus épaisses, plus grosses que les Blancs, c’est un fait. Ça fait partie de la caricature (…) Il y en a un [Blanc] qui ressemble à Trump, ce n’est pas particulièrement gentil non plus… ».

Nous arrivons cette fois au cœur du sujet.
Passons sur le fait que Dany parle d’« africains » alors que sur le porte-avions USS Obama, il n’y a que des afro-descendants, qui, du fait de plusieurs siècles de métissages avec des européens et des amérindiens notamment, n’ont pas franchement une grande uniformité phénotypique.
C’est l’opposition qui m’intéresse : d’un côté « Trump », qui est une personne, un individu ; de l’autre côté « les noirs », qui est un groupe aussi vaste que divers.
Dessiner une personne en exagérant certains traits ou attributs (dessiner, disons, Angela Davis avec une boule afro et les dents du bonheur ; Morgan Freeman avec les cheveux gris et une dermatose papuleuse (qui rappelle des taches de rousseur) ; Bruce Lee avec sa coupe de cheveux caractéristique, ses muscles tendus et ses épais sourcils noirs ; etc.), c’est faire une caricature. Dessiner de manière indifférenciée tous les membres d’un groupe humain aux contours mal définis, ce n’est pas vraiment une caricature, c’est se faire le véhicule d’un stéréotype, c’est enlever sa personnalité à une personne. Dans la presse africaine, les caricaturistes donnent à telle ou telle personnalité politique locale un profil exagérément prognathe, ou des petits yeux enfoncés, ou un grand embonpoint, etc., exagérant ce qui sort de la moyenne et créant des caricatures. Mais si on applique une même caricature à toutes les personnes qui ont plus ou moins la même origine, ce qui est caricatural ce ne sont plus les personnes représentées, c’est le regard du caricaturiste, qui dit sans le vouloir qu’il considère l’origine avant la personnes. Il faut dire, dans le cas qui nous occupe, qu’il n’y a que deux personnes noires auxquelles le scénario donne un véritable rôle, ce qui ne laisse pas au dessinateur le loisir, s’il l’avait voulu en tout cas, de développer visuellement la personnalité des personnages noirs : ceux-ci sont indifférenciés visuellement car ils le sont aussi dans le scénario.

Dany se défend d’être raciste, et admet : « J’aurais dû faire gaffe à ne pas dessiner les Noirs comme dans les années 1960 ou 1980. », ajoutant qu’il est désolé et présente ses excuses à ceux qu’il aurait pu blesser. Preuve que lui-même voit un problème, ou que comme tout artiste un peu lucide, il sait qu’on ne peut pas dire au public qu’il a tort de voir ce qu’il voit, même si sa perception ne correspond pas à l’intention initiale de l’artiste. C’est plutôt sage de sa part, tout comme il est sage de la part de Dupuis de regretter d’avoir publié cet album et d’en avoir tiré les conséquences. Je m’inquiète plus pour ceux qui défendent cet album au nom de grands principes, car avoir des principes ne dispense pas de s’interroger sur ce que l’on souhaite défendre. S’exprimer n’est pas opprimer et caricaturer n’est pas stéréotyper. Et si on amène une création potentiellement dérangeante, politiquement problématique, il faut que l’œuvre ait pour elle des arguments qui justifient qu’on veuille la sauver. J’ai peur qu’ils fassent défaut ici.

  1. J’invente ce mot, oui ! Ai-je besoin de l’expliquer ? []
  2. Un ami me fait remarquer que Spirou chez les Pygmées, qui est bien plus récent que Tintin au Congo, est assez gratiné dans le genre. Dont acte. []
  3. « Le contrat a été signé il y a plus de dix ans, par des gens qui ne sont plus aux commandes. Depuis mon arrivée, nous avons à plusieurs reprises demandé des modifications à son dessinateur, Dany. C’est un homme de plus de 80 ans : il ne voyait pas en quoi ces dessins, qui sont des caricatures, étaient choquants. Nous avons sans doute commis une erreur en acceptant de la publier. » (Julie Durot, directrice générale de Dupuis, interrogée par Médiapart). []
  4. Plusieurs personnes utilisent le mot « racisé » pour désigner les Asiatiques ou les Africains. C’est un mot que je trouve dangereux lorsqu’il est employé pour décrire une personne dans l’absolu, comme si l’essence même des Asiatiques ou des Africains était, depuis toujours et pour toujours, d’être victimes de biais racistes… On n’est pas racisé par nature, mais en fonction d’un contexte. Je me rallie au passage à l’idée pas toujours bien comprise qu’a exprimé Rokhaya Diallo qui est de dire qu’on peut tout à fait être blanc et racisé, non parce qu’on est victime du fameux « racisme anti-blanc » dont se lamentent certains, mais parce qu’on peut être favorablement racisé. Si aucun vigile ne me demande de montrer le contenu de mon sac-à-dos au supermarché, je pense que c’est parce que j’ai la peau pâle et des cheveux blancs… []
  5. Cette manière de mettre tout le monde d’accord est employée avec efficacité par Marvel et DC, où chacun (du pire réactionnaire au plus acharné révolutionnaire, en passant par tout le spectre qui sépare ces humeurs) trouvera son compte, mais ici c’est trop grossièrement fait pour fonctionner véritablement. []

Fluctuat nec schtroumpfitur

Je ne suis pas sportif, je ne suis pas commentateur sportif de canapé ni même spectateur de canapé, et des Jeux Olympiques de Paris, je ne voyais que les inconvénients, entre les travaux, la surenchère sécuritaire, les thèmes sportifs imposés aux animateurs culturels, le coût pharaonique1… Mais bon, j’ai regardé la cérémonie d’ouverture. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, ayant tout au plus suivi la polémique sur la présence ou non d’Aya Nakamura d’une fesse distraite. Je n’avais pas imaginé ce que serait l’échelle de cette cérémonie, qui à elle seule en fait un événement historique : des navires ont fait défiler les délégations sur des kilomètres et cent-vingt caméras ont filmé d’innombrables prestations artistiques regroupées en « tableaux » (enchanté, liberté, égalité, fraternité, sororité, sportivité, festivité, obscurité, solidarité, solennité, éternité). Nul besoin d’en faire une description, un français sur quatre (et au moins un terrien sur huit) a visionné la cérémonie, les Wikipédiens ont fait un travail très complet pour détailler les participations, les chansons, et même les réactions (on va y revenir). Je peux en revanche parler de mon sentiment, même s’il ne semble pas spécialement original : j’ai été surpris. Surpris par différentes idées visuelles, surpris par des audaces, et je dis bien audaces et non provocations. Évoquer de manière timburtonisée la décapitation de Marie-Antoinette, qui est bien une page de l’Histoire de France, et pas vraiment une page honorable2, est audacieux. Invoquer l’anarchiste Louise Michel, l’exploratrice travestie Jeanne Barret et la féministe Olympe de Gouges (décapitée elle aussi, c’eût pu être rappelé) est un peu plus surprenant que de sortir de la légende dorée les habituelles Jeanne d’Arc, Joséphine Baker, Coco Chanel ou Marie Curie. Qu’on s’y rallie ou non, on constatera que les organisateurs de la cérémonie ont chaque fois fait des choix forts et parfois surprenants. Il y aussi eu des audaces techniques (la déesse Sequana galopant sur le fleuve ; la superbe vasque-montgolfière de Mathieu Lehanneur), des audaces artistiques (Aya Nakamura et la garde républicaine ; un contre-ténor break-dancer,…), des audaces dans les références retenues, aussi, qui sont rarement les plus attendues. Enfin, un grand souci de rassemblement. Un spectacle « inclusif », comme disent ses promoteurs, qui ont essuyé pour ça plus d’une moue de dégoût. Un spectacle assez joyeux, plutôt frais, malgré un certain kitsch Eurovision, malgré des placements de produits un peu grossiers (LVMH, les Minions) et malgré une réalisation un peu en dessous de ce qu’elle aurait pu être — la faute, dit-on, de la pluie qui a empêché l’usage de drones, et du choix du réalisateur, habitué à couvrir des parades sportives plus lambda.
L’évocation doucement provocante, dans le tableau « liberté » d’un ménage-à-trois qui saute de la Bibliothèque nationale à la chambre-à-coucher dans une version chamarrée et gender-fluid de Jules et Jim, a curieusement fait moins de bruit que la suite.

Et la suite, c’est une table de banquet au milieu de laquelle une cloche d’argent est soulevée pour révéler un Philippe Katerine en slip, barbe orange et peau bleue3, qui interprète sa chanson Nu. Les convives du banquet, qui entourent la dee-jay Barbara Butch, sont, notamment, des drag-queens.

Nu. Est-ce qu’il y aurait des guerres si on était resté tout nu ? Non.
Où cacher un revolver quand on est tout nu ? Où ? Je sais où vous pensez
Mais. C’est pas une bonne idée. Ouais…
Plus de riches plus de pauvres quand on redevient tout nu. Oui
Qu’on soit slim, qu’on soit gros, on est tout simplement tout nu

Le moment était suffisamment incongru et inattendu pour provoquer, en France, un éclat de rire assez général. La chaîne de télévision marocaine et le network étasunien NBC ont aussitôt remplacé cette séquence par des images d’archive. Trop bizarre, trop dénudé.

Cène ou banquet ?

C’est un peu plus tard, je pense, qu’une autre opinion s’est sédimentée parmi quelques fâcheux : avec cette séquence, les créateurs de la cérémonie citaient la représentation de la Cène par Léonard de Vinci, et, donc, manquaient de respect envers les croyants4. Cette opinion a eu du succès notamment chez des gens qui n’ont pas regardé la cérémonie où ne l’ont vue que sous forme de photogrammes choisis. J’en veux pour preuve les gens qui ont vu « un travesti à la place de Jésus » (c’était en fait une femme qui se trouvait au centre de la table) ou ceux qui ont compté douze convives alors qu’il y avait bien une trentaine de personnes derrière la table.

Un tweet qui compare la Cène de Léonard avec le banquet de la Cérémonie d’ouverture, dont l’image a été choisie avant l’apparition de Philippe Katerine, et recadrée dans le but d’obtenir exactement le nombre de figures attendues pour évoquer le dernier repas.


L’interprétation de ce tableau comme une citation de l’ultime repas du Christ n’est pas limitée aux catholiques grincheux, elle a aussi été faite par des gens qui ont apprécié le moment, que l’idée d’une citation de la Cène ne choquait pas par principe (il faut dire que c’est plus que banal), et c’est intéressant de le noter : on pouvait apparemment voir de bonne foi, et sans s’en offusquer, une référence à la Cène. Pourtant, les éléments iconologiques communs ne sont pas nombreux et se résument, au fond, au fait que des gens se trouvent placés derrière et non, comme des commensaux habituels, autour d’une table. Le fait que la figure centrale porte un diadème en forme d’auréole peut évoquer de nombreuses représentations de la Cène mais pas spécialement celle de Léonard de Vinci qui a été presque chaque fois citée. L’activité et les postures des convives n’évoque pas spécialement la plupart des représentations de ce genre, et encore moins leurs pastiches, car si de nombreux artistes on produit des représentations de la Cène assez originales (Tintoret ou Véronèse, par exemple — ce dernier a eu maille à partir avec l’Inquisition pour cette peinture), les auteurs de citations essaient de s’en tenir au canon imposé par Léonard, avec notamment un point de fuite précis (destiné, dans le cas de la fresque de Léonard, à répondre à l’architecture du réfectoire où se trouvait la peinture) et une composition très symétrique :

Thomas Jolly, auteur de la mise-en-scène, s’est justifié en affirmant qu’il n’avait pas souhaité faire référence à la Cène ni à la religion, expliquant s’être notamment inspiré d’un tableau hollandais du XVIIe siècle, Le Festin des dieux, par Jan van Bijlert, peinture conservée au Musée Magnin de Dijon. Si ce tableau n’est pas aussi célèbre que certains l’affirment à présent (il n’a eu droit à une page Wikipédia qu’après la polémique !), son sujet est quant à lui très classique, il s’agit d’un banquet des dieux de l’Olympe. Peut-être pas n’importe quel banquet, car on soupçonne l’artiste d’avoir secrètement voulu peindre… La Cène. En effet, évoluant dans le contexte de la Réforme, qui proscrivait la peinture sacrée et ne permettait plus d’en vivre, Bijlert se serait emparé du prétexte de de la mythologie pour représenter, malgré tout, le dernier repas. J’ignore quels éléments concrets soutiennent une telle thèse, d’autant que la ville d’Utrecht, où le peintre a fait sa carrière, était restée presque pour moitié catholique — une curiosité locale assez unique. Biljert, à la même époque, a peint plusieurs tableaux religieux sans se cacher le moins du monde5. Sans rien connaître de Bijlert ni de ses intentions (qu’on me pardonne cette interprétation de spectateur ignorant), j’ai l’impression qu’il a bel et bien eu l’intention de peindre une bacchanale, tout en étant visiblement inspiré de peintures autant profanes que sacrées du maniérisme et du baroque italiens — références qui nous éloignent franchement de Léonard de Vinci et de sa Cène.

Des figures diverses et aux attributs eux aussi divers, ce banquet olympien rappelle effectivement le banquet de la cérémonie olympique… On note dans les deux cas la présence d’une lyre, et celle d’une armure.

Je trouve personnellement amusant que des questions d’Histoire de l’Art se soient invitées dans un conflit d’actualité, mais cela s’est fait de manière malheureusement un peu superficielle, chacun semblant surtout pressé de trouver la « preuve » qui l’arrange. Le sujet est pourtant passionnant car la Cène est loin d’être un motif évident à aborder !6

Plusieurs références de la Cérémonie sont volontairement imprécises : la déesse Sequana (la Seine) sur un cheval n’est pas une représentation particulièrement connue (mais les fleuves comme des chevaux, si) ; le personnage qui saute de toit en toit n’est pas non plus tributaire d’une unique référence (un peu d’Assassin’s Creed, un peu de Fantôme de l’Opéra,…) ; etc., et ma foi, tant mieux, nous échappons à une forme de lourdeur. Un repas avec un Bacchus bleu sous une cloche, des convives joyeux et une lyre apollinienne, tout ça semble assez évidemment faire référence à la mythologie antique et non à la Passion du Christ.

Mais voilà, il fallait trouver à râler, et ce fut fait dans un affreux festival d’arrières pensées racistes et homophobes, au prétexte d’une défense de la sensibilité des catholiques.

Comparer les JOs nazis de 1936 à ceux de Paris en 2024, car les premiers étaient trop racistes et les seconds pas assez, joli tour de passe-passe (à quand remonte votre dernier scanner, Ivan Rioufol ?).

Alain Finkielkraut s’est bien évidemment étouffé d’indignation face à un spectacle qu’il a jugé à la fois obscène et conformiste. On aurait été déçu s’il n’avait pas eu des déclarations pleurnichardes et grandiloquentes à ce sujet. Tout comme Marion Maréchal (une « honte internationale à cause des provocations autocentrées d’une minorité de militants de gauche qui ont pris en otage idéologiquement la cérémonie ») ; Philippe de Villiers (« tout était laid, tout était woke ») ; Éric Zemmour (« Une vision de la France qui n’est pas la nôtre, que nous rejetons, que les étrangers eux-mêmes découvrent avec stupéfaction, ou tristesse ») ; Éric Naulleau (« pas un prout wokiste ne manquait à l’appel des pétomanes qui ont conçu ce spectacle ») ; Idriss Aberkane (« sous-sécrétion déliquescente d’un microcosme qui se regarde le nombril (…) gauche pipi-caca »)… Des groupes ultra-cathos ont organisé des sessions de prière destinées à nettoyer l’affront. Parmi les commentateurs négatifs on note aussi la Conférences des évêques catholiques et son homologue l’assemblée des évêques orthodoxes de France ; le magnat Elon Musk ; l’ancien président Trump ; le président turc Erdogan ; le premier ministre Orbán ; le ministère russe des affaires étrangères (qui, en fée Carabosse puisque la Russie était privée de jeux, parle d’un « échec massif »),… Je me demande quel effet aurait provoqué la cérémonie si le Rassemblement national avait obtenu la majorité aux élections législatives7.
Les réactions négatives ne sont pas l’exclusivité de l’extrême-droite ou des catholiques (catholiques dont beaucoup, à l’image de l’évêque de Corse Bustillo, n’ont pas trouvé à redire) puisqu’elles sont partagées par la journaliste Aude Lancelin (une « camelote culturelle éculée, un kitsch clinquant, un philistinisme lourdingue »), et puisque Jean-Luc Mélenchon, qui dit avoir apprécié de nombreux éléments du spectacle, a regretté qu’on prenne le risque de heurter les croyants en faisant référence à la Cène. Michel Onfray (qui affirme être de gauche, mais plus les gens utilisent ce mot et moins je le comprends), quant à lui, déplore ce qu’il voit comme une charge contre « l’homme blanc, quinquagénaire, judéo-chrétien » (qu’on remplace par un homme bleu, quinquagénaire, judéo-chrétien ?) et oppose le Parthénon grec et le Forum romain au spectacle de la parade… Ignorant apparemment que si les romains ont construit des monuments durables (comme le seront nos parkings brutalistes et nos centres commerciaux, je le crains), ils n’étaient pas les derniers lorsqu’il s’agissait d’organiser des parades et des spectacles8.
Fidèle à son idée d’une décadence générale pilotée par Bruxelles, Onfray explique que nos gouvernants sont déconnectés de la réalité de la France profonde :

Ce spectacle a bien montré qu’il existe deux France : celle de Paris, remplie par ceux qui nous gouvernent, celles européistes de droite et de gauche, des insoumis aux macronistes (…) Et puis il y a la France des territoires, comme disent les premiers en utilisant le mot des éthologistes quand ils parlent des animaux qui compissent et conchient leur espace vital. La France du petit peuple qui saute des repas, qui ne mange pas à sa faim, qui souffre la misère sociale dans son coin sans se plaindre.

La majorité silencieuse dont parle Onfray, modeste et catholique, blessée par le blasphème et qui serait une version Gilets jaunes de l’Angélus de Millet, n’existe peut-être pas tant que ça, si on se fie aux sondages sur l’appréciation populaire de la Cérémonie, quasi-unanimement plébiscitée par ses spectateurs puisque seuls 5% d’entre eux ont jugé la cérémonie « pas du tout réussie ». Peut-être est-ce Michel Onfray qui est « déconnecté de la réalité des français », allez savoir.
Peut-être est-il aussi déconnecté… du reste du monde, et ce jusqu’en Chine. En effet, le public chinois semble avoir été ravi de l’apparition de Philippe Katerine sur ses écrans. Je me demande comment les choses se sont passées, mais malgré un règlement anti-LGBT assez strict, le diffuseur chinois a fait le choix de laisser passer ces images d’un banquet joyeusement queer rassemblé autour d’un Katerine bleu et nu. L’événement a suscité une quantité de « fan-art » sur les réseaux sociaux chinois.
Dans l’Empire du Milieu, pas d’inquiétude particulière vis-à-vis de la Cène. Je me demande au passage si ce personnage à la peau bleue ne fait pas écho à divers protagonistes d’histoires de démons ou de divinités asiatiques — de l’Inde au Japon. Apparemment, Katerine-Bacchus est souvent assimilé à un matou… Donc un personnage doux, hédoniste, attachant et libre, si les chats chinois sont comme les nôtres.

L’Histoire retiendra peut-être qu’un mec de cinquante-cinq ans, bedonnant, presque nu et bleu, aura eu le même effet libérateur pour la jeunesse chinoise que le déhanché d’Elvis ou la coupe des Beatles pour les jeunes tchèques, allemands ou français des années 1960.

  1. Depuis, on a pu constater quelques vraies réussites dans l’organisation : ce sont les premiers jeux olympiques à obtenir la parité sexuelle parfaite ; les jeux paralympiques, qui vont suivre, sont constamment valorisés ; plutôt que de construire de coûteux équipements sportifs, les organisateurs ont créé des stades temporaires dans des lieux bien choisis (Grand Palais, Jardins de Versailles…) ; la résilience face à des sabotages intentionnels du réseau de communication et du réseau ferroviaire ; la création d’une identité visuelle plutôt intéressante… Le pire bémol à l’heure où j’écris, c’est le système de restauration collectives : mal payés, 300 employés temporaires ont démissionné, et les athlètes grognent face à la piètre qualité de la nourriture… Un peu honteux pour un pays de gastronomie. []
  2. Les Révolutionnaires ont décapité le roi — y compris ceux qui étaient opposés à la peine de mort — car c’était le moyen symbolique pour acter la fin du pouvoir royal, après l’échec d’une promesse de monarchie constitutionnelle. Marie-Antoinette, victime collatérale, avait quant à elle subi des années de rumeurs malveillantes et sexistes, ainsi d’une forme de xénophobie (« l’étrangère », « l’autrichienne »)… Sa mort symbolise la fin d’un siècle « féminin » — qu’on se rappelle qu’il n’y a plus eu de femme académicienne des Beaux-Arts pendant les deux siècles qui ont suivi — et l’institution de loi phallocratiques portées par les révolutionnaires, par l’Empereur, et jusqu’assez récemment,…
    On peut néanmoins se dire que c’est le sens du « ça ira » que les organisateurs font chanter à Marie-Antoinette : le temps passe et finit par panser les plaies du passé. []
  3. On me fait remarquer que ce choix d’une peau bleue n’a pas fait particulièrement débat et n’a pas été justifié. Pour ma part, je suppose qu’il sert essentiellement à éviter l’impression gênante que provoquerait la vision du même personnage avec la peau rose… []
  4. Citons Patrick Boucheron, historien et consultant pour la cérémonie : « Maintenant, ne soyons pas naïfs : cette polémique est tout sauf spontanée, l’image en question n’aurait choquée personne si certains ne l’avaient pas faite advenir en la montrant du doigt, elle n’aurait blessé personne si on ne s’était pas acharné à la prétendre blessante. Et qui ça on ? Ceux qui ont intérêt à cliver, à séparer, à désunir. Ils étaient furieux de voir que la cérémonie produisait une émotion puissante et généralisée, ils s’engouffraient dans la brèche pour manifester cet art de détester dont ils sont les virtuoses, et qu’on leur laisse bien volontiers. » []
  5. Voir la catégorie Biblical paintings by Jan van Bijlert sur Wikimedia Commons. []
  6. On peut notamment lire La Cène et les autres festins : brèves remarques sur l’iconographie des repas sacrés et profanes (dans Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions, éd. Brepols 2014), par David Jonathan Benrubi, qui raconte que la représentation de la Cène a été au Moyen-âge un point de tension entre le sacré et le profane : le dernier repas, devenu un point fondamental du rite chrétien — l’Eucharistie —, est aussi un repas, un « espace dangereux » (séculier, trivial, mixte, peccamineux — la gourmandise étant un péché capital !) que les autorités religieuses médiévales voudraient moraliser. []
  7. Je note que, toujours très attentifs aux sondages d’opinion et continuant leur stratégie de maintien des ambiguïtés (laissant chacun croire partager leurs opinions plutôt que de risquer de s’aliéner une part de leur électorat), Marine Le Pen et Jordan Bardella se sont bien gardés d’émettre un avis sur la cérémonie. []
  8. Et cela ne vaut pas que pour l’Antiquité, nos ancêtres du Moyen-âge ou de la Renaissance s’y connaissaient célébrations, comme le raconte cet article de Tania Lévy pour Actuel-Moyen-âge. []

On ne peut pas haïr tout le monde

Parfois, même quand on ne veut de mal à personne, strictement personne, on risque de heurter des gens. Ces jours-ci, si on ne veut de mal à personne personne, strictement personne, on est certain de heurter des gens. Courons malgré tout ce risque.

Sur Twitter, notamment, mais aussi sur les plateaux de bavardage télévisuel (pour les extraits que j’ai pu voir), les réflexes des uns et des autres face à la situation actuelle entre Israël et Gaza sont assez violents. Ce n’est désormais plus sur la perspective historique, sur l’analyse des faits ou sur les solutions proposées que les gens se déchirent, c’est sur l’empathie : ceux que le récit de l’attaque de civils israéliens par le Hamas le 7 octobre épouvante se voient aussitôt reprocher de n’avoir aucune sensibilité envers les Palestiniens de Gaza ; Inversement, ceux qui appellent Israël à épargner les civils gazaouis lors de leur opération de représailles se voient accusés d’être restés de marbre face à la terreur et à l’horreur semées par le Hamas.
Dans ce moment d’intense vulnérabilité face à l’avenir, le premier mouvement de chacun est grégaire : il faut se regrouper, et pour ce faire, être en résonance émotionnelle avec les autres membres du groupe auquel on s’identifie ou auquel on a choisi de s’associer, et repousser ceux qui s’écartent de notre ressenti. Ceux qui n’ont pas condamné, ou qui n’ont pas utilisé le bon mot pour le faire ; ceux qui condamnent « toutes les violences », mais qui ce faisant semblent mettre sur un pied d’égalité l’agresseur et l’agressé ; ceux qui demandent à Israël de retenir ses bombes mais n’ont pas demandé au Hamas de rendre ses otages1 ;ceux qui ont mis trop de temps à émettre un communiqué ; ceux qui ont été silencieux2 ; ceux qui « pinaillent » en se demandant si tel récit particulièrement abominable est avéré3 ; etc.

Cette situation fait parfois émerger des propos que, je l’espère, leurs auteurs regretteront un jour. Certaines personnes jusqu’ici prudentes et humaines (au sens philosophique du terme), jusqu’ici capables de compassion ou de dialogue intercommunautaire, m’ont surpris et, je dois le dire, un peu déçu par la violence de leurs discours. En effet, ceux qui accusent « l’autre » de manquer d’empathie en viennent parfois à se montrer à leur tour particulièrement insensibles à la douleur de cet « autre ». La dissonance cognitive qui émerge du besoin de haïr « l’autre », d’une part, et du besoin de défendre l’innocent (un bébé est a priori innocent), d’autre part, pousse certains à une forme de négation active, comme cette jeune « influenceuse » israélienne qui se moque des femmes de Gaza :

Pour elle, on le comprend, la tragédie des gazaouis sous les bombes est une mise-en-scène. Ce qui n’est pas inexact à un certain niveau : les responsables du Hamas ont agi exactement dans le but de créer des martyrs et des images de destruction par l’armée israélienne, et il semble même exister des éléments pour penser qu’ils n’ont aucun état d’âme à tirer sur leurs compatriotes palestiniens lorsque ceux-ci cherchent à fuir Gaza. Mais était-il avisé de donner au Hamas les martyrs qui servent sa communication ? Pour les familles qui reçoivent effectivement des bombes, ou doivent quitter leur logement en sachant qu’il va être détruit, il n’y a pas de trucage.

De « l’autre » côté, on a vu de nombreuses personnes (qu’on ne s’attendrait pas à partager la même lutte : une enseignante en art Queer à New York ; des musulmanes voilées à Londres ; des jeunes femmes originaires d’Asie du Sud-Est à Boston…) arracher méthodiquement les affichettes qui donnent les noms et montrent les visages des israéliens enlevés par le Hamas, avec le même but que la péronnelle sus-citée, à savoir nier l’existence de la douleur de « l’autre » :

C’est paradoxal, donc, mais ceux qui s’indignent d’un manque présumé d’empathie à leur propre endroit (ou à l’endroit des gens auxquels ils s’identifient, aux luttes dans lesquelles ils se projettent de manière parfois imaginaire), peuvent se rendre coupables du crimes qu’ils condamnent, à savoir le refus d’admettre la réalité de la souffrance de ceux qu’ils voient comme l’ennemi, l’adversaire.

Loin de moi l’idée de désigner des « cibles » par les captures d’écran montrées ci-dessus, loin de moi l’envie de fournir au lecteur son lot de gens à détester, de dire « regardez cette méchante israélienne qui moque les gazaouies », « regardez ces méchantes filles voilées qui ne veulent pas voir les otages » : prenons toutes ces personnes comme des symptômes. Des symptômes de la peur, des symptômes d’un sincère sentiment d’injustice, les symptômes d’irrésolvables conflits moraux intérieurs.
L’insensibilité, le manque d’empathie, la difficulté à se mettre à la place d’autrui sont des notions bien étudiées par la psychologie sociale, et si elles sont parfois effrayantes4, il faut les accepter comme des faits.

Certains cas, liés à l’interprétation, peuvent constituer des cas vraiment intéressants pour sonder nos propres imaginaires. Par exemple l’affaire des étoiles de David peintes au pochoir dans plusieurs quartiers parisiens :

En voyant apparaître ces photographies sur mon fil Twitter, la première image qui m’est venue, c’est la Nuit de Cristal, ce sont les inscriptions antisémites sur les commerces et les habitations de juifs, sous le régime nazi en Allemagne et sous l’Occupation en France. Si c’est ce qui m’est venu en premier, c’est d’une part parce que ces images des années 1930-1940 font partie de mon imaginaire (plus que de celui de gens qui ont trente ans de moins que moi je pense, pour quoi la seconde guerre mondiale est aussi éloignée dans le temps que l’était la précédente pour moi), mais c’est aussi parce que dans le contexte actuel, c’est ce que j’étais préparé à voir. Et je n’ai pas été le seul, il suffit de voir tous les articles journalistiques qui ont imprudemment parlé de « graffitis antisémites ». Certaines personnes plus sagaces que Le Monde ou que moi-même ont en revanche remarqué que les graffitis étaient proprement peints, dans la couleur du drapeau israélien, et soigneusement disposés (sans lien avec l’appartenance ou non des propriétaires à la communauté juive), et pouvaient en fait constituer une forme de soutien à l’État d’Israël. Un couple de moldaves, auteur d’une partie de ces graffitis, qui a été arrêté, affirme avoir agi sur commande d’une personne basée en Russie, dont on ignore totalement les motivations. Nous en saurons peut-être plus ultérieurement, mais pour l’instant, ce qui est intéressant, c’est l’imaginaire convoqué par cette action, les réactions qu’elle suscite, et le fait que tout cela varie selon les personnes, leur culture visuelle et leurs attentes. Et s’il s’avère que ces graffitis constituaient une manifestation de soutien à Israël et/ou à la communauté juive, ce sera peu dire qu’ils ont été mal compris par le public, et mal maîtrisés par leurs auteurs.

Toujours dans le registre de la maîtrise approximative des symboles, les musulmans qui ont scandé des « Allahu Akbar » le 19 octobre sur la place de la République, lors d’une manifestation de soutien aux Palestiniens, ont assez mal mesuré l’effet qu’ils allaient produire.

Les Éclaireurs, sur BFM TV, le 20/10/2023, explique au public de la chaîne que Allah Akbar ne constitue pas en soi un slogan terroriste…

En effet, si pour les Musulmans « Allahu Akbar » est une proclamation religieuse fondamentale (appel à la prière, prière, mais parfois même expression de liesse des supporters de football), ce n’est pas ainsi que tout le monde l’entendra. Le même 19 octobre, à Arras, on enterrait Dominique Bernard, professeur de français, égorgé six jours plus tôt par un ancien lycéen d’origine tchétchène au cri d’« Allahu Akbar ». Les manifestants de la place de la République auraient pu faire un léger effort pour se mettre à la place de ceux qui ne partagent pas leur religion : imaginons qu’un fou furieux assassine des personnes d’origine nord-africaine en criant « Dieu le veut », comme les croisés, comment vivraient-ils le fait de voir la place de la République reprendre la même profession de foi à l’unisson ?
J’ai peur que les manifestants aient, sans le mesurer, essentiellement fait la démonstration de leur indifférence aux meurtres de Samuel Paty et de Dominique Bernard, et montré que, s’ils ne sont pas solidaires de leurs assassins, ils ne se sentent pas plus concernés par le sort des deux professeurs.

Toujours dans le registre, ce projet de modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse est assez délirant, puisqu’il propose de condamner pénalement les offenses verbales faites à l’État d’Israël, en doublant des lois déjà existantes (appeler à la haine fait déjà partie des exceptions à la liberté d’expression) de dispositifs spécifiquement applicables à un pays précis. Au passage, la ligne qui motive la proposition évoque l’« antisionisme », notion relativement floue, puisqu’il faut déjà définir le mot « sionisme », lequel peut désigner, selon les contextes, une notion religieuse et spirituelle ; le projet par Theodor Herzl de la création d’un foyer juif ; la création de l’État d’Israël ; la colonisation de territoires palestiniens.
J’imagine mal que cette proposition, issue d’un fond de panier du groupe « Les Républicains », aboutira, mais par sa simple existence, elle semble justifier toutes les accusations d’un « deux-poids-deux-mesures » qui distinguerait iniquement les parties en présence dans le conflit israélo-palestinien.

On pourrait aussi appeler ça « Proposition de loi visant à donner des billes aux gens qui disent que les critiques de la politique israélienne sont bâillonnées » ou même « projet de loi visant à justifier le complotisme et la paranoïa dieudonniste ».

Parfois, les procès en insensibilité sont l’occasion de régler des comptes tout à fait annexes et sans lien, ou qui brouillent inutilement les débats : des raisons de détester la philosophe féministe-queer Judith Butler ; des raisons de haïr la France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ; des raisons de détester l’Union européenne ou l’Onu ; des raisons de détester des organisations diverses comme la Croix Rouge ou l’Unicef ; des raisons de détester Dominique de VIllepin ; des raisons de détester Emmanuel Macron ; des raisons de détester tel footballeur, tel acteur. Des raisons de dire « ah je m’en doutais, je n’ai jamais aimé cette personne ». Des raisons, parfois, d’exprimer haut et fort sa xénophobie (xéno-phobie, la peur de celui qui vient d’ailleurs), sa peur panique que l’existence de l’autre ne se puisse qu’au détriment de son existence à soi. Beaucoup de digues s’effondrent. Comme un affreux jeu de domino, l’horreur semée par le Hamas produit d’autres horreurs, et ce n’est pas terminé.

Un échange que je trouve très intéressant : l’ancien socialiste Julien Dray, qui défend mordicus la politique israélienne depuis l’attentat du 7 octobre, se lance dans un petit concours de victimisation avec Rima Hassan, responsable d’une ONG consacrée à la défense des gens qui vivent dans des camps de réfugiés.

Si vous n’êtes pas familier de Twitter, le message de Julien Dray est une réponse à celui de Rima Hassan et non le contraire. Il répond au message en le citant, d’où cette disposition.

Ce que je trouve passionnant ici c’est que ces deux personnes échangent comme des arguments contradictoires des expériences effectivement similaires. Dans un monde de raison, ces deux personnes constateraient qu’elles partagent un vécu et découvriraient qu’elles peuvent peut-être se comprendre. Elles ne considéreraient pas que le drame de l’un équilibre ou justifie le drame de l’autre, elles sauraient que les horreurs ne s’annulent pas mais s’additionnent. Mais nous ne vivons pas dans un tel monde.
Nous vivons dans un monde ou face à quelque chose d’énorme et auquel on ne peut rien (aucun de nous ne va résoudre le conflit israélo-palestinien depuis son canapé, ni même en manifestant), trouver quelqu’un à haïr, quelqu’un sur qui se défouler, et si possible quelqu’un qu’on détestait déjà, c’est intellectuellement apaisant, ou plutôt ça permet momentanément de taire le stress un petit temps5. Mais ça n’arrangera rien aux faits qui nous angoissent.

Je ne fais pas partie des gens qui détiennent la solution au conflit israélo-palestinien, je ne vais pas dire s’il faut un État, deux États, aucun État, ni quelles sont les bonnes frontières à tracer. Et si je sais que l’Histoire permet de comprendre comment on en arrive à une situation, je ne pense pas qu’elle aide à la démêler, et surtout pas lorsqu’elle est essentiellement utilisée pour opposer des imaginaires. En effet, j’ai lu des gens dire qu’Israël n’a jamais existé (Israël, et donc les Israéliens)6, et d’autres que les Palestiniens n’ont jamais existé. Ces récits littéralement négationnistes, qui visent à disqualifier du droit à l’existence des personnes de chair et de sang, sont odieux et lourds de conséquences, car toute personne qui croit que le futur d’un groupe ne peut s’écrire que si l’autre groupe n’existe plus doit se préparer à commettre ou à justifier des crimes abominables.
L’objectif de tout un chacun devrait être le contraire : imaginer un avenir pour tout le monde. Facile à dire pour un petit-blanc athée de culture catholique et protestante (sans aucune allégeance au moindre groupe, donc), avec des origines extra-françaises mais un nom plus-que-français, qui vit assez confortablement et qui a un beau métier. Mais si ceux qui n’ont pas de raison immédiate, personnelle, existentielle, de haïr et d’être en colère ont un devoir, c’est de ne pas haïr ni être en colère. Je me permets de saluer ceux qui, bien que concernés et inquiets, de par leurs attaches familiales, parviennent à ne pas tomber dans ce piège qu’est la haine.

  1. Si les gens qui demandent à Israël de faire preuve de clémence envers les civils gazaouis n’ont pas forcément demandé au Hamas de rendre ses otages, ce n’est peut-être pas tant en prenant le parti du Hamas contre Israël que par simple conscience qu’il n’y a pas grand chose à attendre des perpétrateurs d’un abominable massacre, tandis qu’on peut en appeler à la raison d’un État de droit ! []
  2. …Les silencieux ou ceux qui se sont fait reprocher leur silence, comme Amnesty International, qui a tout à fait et immédiatement condamné l’action du Hamas mais dont certains éditocrates persistent à dire que ça n’est pas le cas. []
  3. Ma position personnelle : sans exactitude, sans discernement, on fonde son jugement sur ses préjugés, sur des manipulations,… Je ne vois pas comment il pourrait en sortir du bon. La justice, c’est aussi la vérité. Et se passer de vérification, au delà de la question « morale », c’est prêter le flanc à toutes ce que personne ne croie plus en rien ou y voie le prétexte à réfuter en bloc toute information qui l’indispose. []
  4. On a pu vérifier expérimentalement que les « neurones miroirs », la forme neurologique que prend l’empathie, s’activaient lorsque l’on s’identifie à une personne qui éprouve de la douleur, mais qu’ils peuvent rester inactifs lorsque nous considérons la personne en question comme « autre ». Et pire, dans ce dernier cas, non seulement notre niveau d’empathie est faible ou nul, mais il est même possible que les circuits neuronaux du plaisir s’activent. Bref : si on est supporter de l’OM et que l’on voit un camarade portant la même écharpe recevoir un coup, on ressentira de la douleur, mais inversement, si c’est un supporter du PSG qui reçoit le coup, on n’éprouvera pas sa douleur et on ressentira du plaisir. Sans tomber dans le psychoévolutionnisme rapide, j’ai tendance à en déduire que la concurrence entre tribus s’est révélée être une bonne stratégie de survie et donc une bonne stratégie du point de vue de l’évolution. Mais ce qui vaut pour un petit groupe dans des conditions extrêmes ne devrait pas valoir aussi pour opposer des ensembles humains constitués de centaines de millions d’individus regroupés de manière plutôt artificielle (nation, religion, idéologie, football,…). []
  5. Je renvoie le lecteur aux travaux d’Henri Laborit sur le stress. []
  6. Au passage, j’ai vu dans une vidéo une jeune femme d’origine maghrébine défendre, depuis la France où ses parents se sont installés il y a quelques décennies, que les israéliens devaient quitter le territoire où ils vivent aujourd’hui puisque leurs arrière-grands parents viennent d’Ukraine, de Lituanie ou de Tunisie. J’aurais voulu l’avoir face à moi pour lui demander si elle mesure ce qu’on peut immédiatement lui répondre : si on ne peut habiter que là où nos grands parents sont nés, que fais-tu là, toi ? []

Gros bisous !

Bonjour madame de la Poste,

Je joins à ce mail une pièce d’identité, mes 10 derniers bulletins de salaire, un justificatif de domicile, mon carnet de vaccination, un book de photos où j’apparais dans différents déguisements et mon arbre généalogique complet depuis Clovis.

Par contre, je n’ai pas grand chose de ce que vous me demandez. J’ai acheté les timbres en ligne avec un suivi pour m’assurer que ça arrive. J’ai imprimé moi-même les timbres. Quand j’ai apporté les lettres (toutes semblables, pesant toutes 26g) à la poste, on m’a dit de les mettre dans la boite au lettre au lieu de les scanner devant moi et de me remettre les bordereaux et autres pièces que vous exigez.

La plupart des envois sont bien arrivés mais pas celui-ci. J’ai dû batailler en ligne avec un robot complètement abruti pour recevoir ce mail où, en gros, vous me demandez ces pièces justificatives que je ne peux bien évidemment pas vous fournir, sauf la facture. J’ignorais en payant qu’en plus de devoir bosser moi-même pour la poste, je bénéficiais d’une prestation au rabais où aucun justificatif demandé en cas de non-réception ne me serait fourni.

Le but de la manœuvre est bien évidemment de décourager la réclamation. Et bien bravo, ça marche ! Donc je vais renvoyer moi-même un second exemplaire, comme une bonne grosse niaise, en espérant que ça ne ne se perde pas cette fois-ci et que je n’aurais pas à être de nouveau maltraitée numériquement.

L’ironie, c’est que cet envoie contenait un exemplaire de « Un robot poète ne nous fait pas peur » de Boris Vian. Alors oui, un robot poète ne nous fait pas peur mais un robot postier nous fait moins rigoler.

*Le nom de la dame a été changé pour préserver son anonymat.

La mode comme outil de lutte contre l’obscurantisme et comme moyen pour sauver l’éducation nationale

(L’été on a le burkini, et pour la rentrée, eh bien on a l’abaya, cette robe plus ou moins bédouine dont les éditorialistes se battent pour décider si oui ou non elle a un air musulman)

Les journalistes qui tiennent à donner leur opinion sur la signification culturelle et religieuse de ce vêtement le font en bonne intelligence avec nos responsables politiques, qui ne veulent sans doute pas rééditer le fiasco de l’an passé : on n’avait alors fait que parler des problèmes d’effectifs de l’éducation nationale, laquelle avait été contrainte à recruter ses professeurs après un entretien de quelques minutes, voire aucun entretien, comme c’est arrivé à mon fils, qui s’est inscrit par curiosité, et qui a reçu une réponse enthousiaste et positive sans avoir rencontré quiconque, et ce pour une matière autre que celle qu’il a étudiée1. Parler des deux-cent-quatre-vingt-dix-huit adolescentes qui se sont présentées en abaya à la rentrée (dont soixante-sept, qui ne devaient rien avoir prévu en dessous, ont refusé de les enlever) est moins déprimant que de se poser des questions sur les milliers (milliers !) de postes d’enseignement qui ne sont toujours pas pourvus à l’instant où j’écris — et ce malgré l’évolution démographique qui fait baisser chaque année les effectifs de plusieurs dizaines de milliers d’élèves, et malgré le bourrage des classes, puisqu’on sait que la France est le pays développé où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé.
J’imagine que j’ai l’air de dire que l’abaya est juste un prétexte cynique pour éviter de parler de la dérive de l’éducation nationale, et quelque part je crois que c’est juste, mais je crois aussi qu’il serait un peu court de limiter la question à ça.

Un classique de l’iconographie des articles sur l’abaya : montrer des personnes qui les portent… Et qui portent aussi un hijab. J’ai du mal à ne pas croire qu’il s’agit d’une manœuvre sciemment confusionniste. La photo a été prise à Niort en 2018 et n’a visiblement aucun rapport avec le contexte scolaire. On pourrait tout à fait faire la même chose avec les chaussures de sport en disant que Nike et Adidas sont des marque halal, puisque les femmes qui portent le voile portent souvent des chaussures de sport (c’est en tout cas la statistique que je fais dans ma banlieue !).

Déjà, faisons le point sur le débat lui-même. Quand je lis ou j’écoute les gens qui s’excitent sur le sujet (et jusques à quelques personnalités absolument estimables, telle Sophia Aram), je suis frappé par une contradiction : leur défense de l’interdiction de tel ou tel vêtement est motivée par leur constat qu’il y a des pays où on contrôle le corps des femmes en leur imposant tel ou tel vêtement. Il me semble assez évident que dès lors qu’on impose ou qu’on proscrit un vêtement ici ou là-bas, il y a bel et bien une forme de contrôle, ce n’est donc pas exactement le contrôle, en soi, qui est le problème, mais plutôt qui contrôle. Bien entendu, je ne vais pas comparer l’attitude des proviseurs et les bravades de collégiennes en France avec le courage des iraniennes qui risquent la prison et parfois bien pire de la part de la police et de la justice, pour avoir osé libérer leurs cheveux, mais je suis désolé de le redire : le contraire du vêtement imposé ne peut pas être un autre vêtement imposé. Le contraire du vêtement imposé, c’est la liberté de s’habiller comme on veut.
Tout le monde peut comprendre ce que j’écris ici je pense, et bien entendu le calcul des gens qui veulent interdire tel ou tel vêtement réputé anti-laïque va au delà : ils pensent que la liberté dont certaines entendent jouir leur est en réalité imposée par la pression du quartier ou de l’imam du coin. Et ils considèrent qu’il existe une fourbe lame de fond de l’Islam politique qui s’impose, mètre par mètre, dans l’espace public français (et mondial), et qu’un de ses outils signalétiques préférés est le vêtement, et tout particulièrement le vêtement féminin. Et ce n’est pas faux, l’uniforme a toujours eu le double usage d’indiquer une fonction (et de faire passer la fonction au dessus de l’individu qui le porte), d’une part, et de produire un effet de groupe, de permettre à un collectif de se reconnaître, de se montrer, de s’affirmer. Qui dit uniforme, dit brigade, dit armée. Ce n’est pas irrationnel de s’en inquiéter, mais il faut se demander à quel moment le souci se transforme en panique, et à partir de quel moment on n’est pas en train de nourrir la menace dont on croit se défendre, ne serait-ce qu’en lui donnant l’importance qu’elle réclame : il n’est écrit nulle part qu’on est forcé de tomber dans tous les pièges !
Je rappelle que depuis l’affaire des « foulards de Creil », en 1989, les efforts de l’auto-proclamé « camp laïque » (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut,…) n’ont abouti qu’à transformer une provocation localisée, une bête affaire de respect du règlement intérieur, en un phénomène national.
Quoi qu’il en soit, si le hijab est un signe assez clair d’adhésion à une pratique religieuse, l’abaya n’est jamais qu’une robe, et le sens qu’on lui prête changera forcément selon ce que l’on sait ou croit savoir de la personne qui la porte. S’il s’agit de Mlle Marie-Eugénie de Bonnefamille, de Versailles, qui rentre avec papa et maman de ses vacances à Casa où elle a acheté une belle robe brodée sur un marché pittoresque pour touristes, c’est un souvenir exotique, un semi-déguisement élégant et un vêtement confortable en temps de canicule. S’il s’agit d’une jeune femme résidente d’une cité de Seine-Saint-Denis qui a un prénom arabe et un patronyme maghrébin, ce sera jugé religieux par le proviseur qui attend à l’entrée de l’école, même si la personne qui porte la robe le fait juste parce qu’elle aime ledit vêtement. Et même si c’est une robe Gucci hors de prix, comme avec ce gentil piège posé par Cécile Duflot sur Twitter :

La semaine dernière, une jeune femme se plaignait de s’être vue refuser l’accès au lycée non pas à cause de sa robe, mais parce qu’elle portait une tunique à l’air oriental. Des journalistes de BFM lui demandaient si son but n’était pas de « cacher ses formes », formule qui désormais signifie « être soupçonnable de sympathie envers Daech », alors que dans d’autres contextes, c’est juste un prétexte à articles de magazines féminins (« quelle robe pour cacher ses formes quand vous avez une morphologie en O ? »). Au passage, croire qu’il suffit qu’un vêtement soit ample pour dissimuler la morphologie de la personne qui le porte est d’une grande ignorance.
Une autre jeune femme « musulmane d’apparence », comme disait l’autre, s’est vue interdire de rentrée pour avoir porté un kimono. Je suis sûr que mes deux filles sont déjà allées à l’école en kimono. L’aînée, désormais, vend ce genre de vêtements2. Mais elle s’appellent « Lafargue », pas « Lahbib ». Et mon petit doigt me dit que ça change tout. On aura du mal à faire passer ça pour autre chose qu’une injustice.
Rappelons-nous enfin que le sujet même de l’adolescence, en tant qu’étape de la vie, c’est de trouver où placer le curseur entre affirmation individuelle et conformité à un groupe, que quand on est adolescent, on se cache3 parfois, on se sur-montre parfois (ah, ce jour où je suis arrivé au collège en m’étant volontairement rasé la tête pour ma constituer une crête punk approximative !), on se donne une contenance en adhérant à un mouvement musical ou pourquoi pas à une religion ou un syndicat lycéen, on se crée une personnalité en se rebellant contre l’autorité, en adhérant à une autorité, en étant cynique, en clopant (franchement plus grave que l’abaya), en rejetant le monde des darons,…
C’est sans fin. Avec les faux-positifs, les vains chipotages (à partir de quelle ampleur la manche d’une robe devient-elle « obscurantiste » ?), la réponse mécanique à des provocations punkoïdes, le jeu de cache-cache (le bandana…), les autorités scolaires ne peuvent que se ridiculiser (en mesurant la longueur des robes à l’entrée de l’établissement, comme à l’époque yéyé !) ou sombrer dans des impasses logiques qui ne lancent in fine qu’un seul et unique message (sans que ce soit forcément intentionnel) : « les arabes, dehors ! ».
Et même sans aller jusque là, ils envoient un message assez confus sur la nature de la laïcité comme sur celle du féminisme. Laisser accroire que les droits humains, la démocratie, le féminisme et la laïcité sont des marques déposées par le monde occidental est une imposture mortifère : ces valeurs n’existent que par ceux qui les font vivre. Par charité, je ne reviendrai pas sur l’instrumentalisation obscène de la mémoire de Samuel Paty.

Je reprocherais leur hypocrisie aux gens qui affirment interdire un vêtement à d’autres gens dans le but de les émanciper. L’émancipation par l’interdiction est une absurdité logique complète, et il vaudrait mieux enfin assumer qu’il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une forme de concurrence, la question n’étant pas de contrôler ou non les corps mais de décider qui les contrôle.
En éducation, chaque fois que l’on sévit, que l’on s’énerve, c’est le signe qu’on est débordé. Ceux qui ont été parents doivent comprendre ce que je veux dire : la véritable autorité s’impose sans autoritarisme, la fermeté des principes s’impose sans surjouer l’intransigeance, et, ajouterai-je en vil anarchiste, les limites de la liberté n’ont de valeur que si l’on se les donne volontairement, si on se les impose parce que le raisonnement, l’expérience, l’éthique personnelle, nous ont prouvé leur valeur.
Mais même si on ne comprend pas bien l’intérêt de la liberté d’autrui aussi bien qu’on comprend la valeur de sa propre liberté, il faut être conscient que les règles imposées n’ont d’utilité organique que si elles sont claires. Et « l’abaya », visiblement, ça ne veut pas dire grand chose : il en existe plein de modèles — on est loin de l’affreux niqab synthétique noir —, et puis aucune interprétation d’aucun hadith ne fait de l’abaya un vêtement plus essentiellement musulman qu’un survêtement de sport, une chemise de nuit ou une robe folklorique de villageoise européenne. Bien sûr, il existe des pays où l’abaya est un vêtement imposé aux femmes, et il n’est pas du tout impossible ‒ c’est même probable — que parmi les jeunes femmes qui tiennent à arborer ce vêtement il s’en trouve beaucoup pour lui donner un sens religieux, ou plutôt, pour manifester leur engagement religieux. So what. Un peu de sang-froid. Je me demande si le sens de ce vêtement, porté par certaines, n’a pas un sens plus culturel que religieux, si ça n’est pas une manière de revendiquer son origine : « vous ne voulez pas nous voir, eh ben on est là ».

Je ne suis pas connu comme un spécialiste du vêtement, alors je suis allé rechercher des images d’abayas sur un site de fast-fashion tristement célèbre. Je note une grande variété de coupes, de motifs,… Je ne sais pas si je peux distinguer la gandoura du caftan, le burnou de la djellaba, la chemise de nuit de la robe un peu mémère… Est-ce que les « videurs » placés à l’entrée des écoles seront plus pointus que moi dans le domaine ?

Je crois que le problème de la séquence « abaya » est surtout celui de l’école (on y revient !), symboliquement décrédibilisée par sa tutelle4, mais à qui on demande de gérer tous les malheurs de la France : l’emploi ; l’incivilité ; l’intégration de français de troisième génération ; la poussée de l’Islam ; la ghettoïsation des quartiers ; l’inégalité entre les citoyens ; la perte du sentiment de citoyenneté5… Et s’il reste un peu de temps, on lui demande d’instruire.
Comme rien ne semble fonctionner, on brandit la menace de l’autorité, on se dit qu’on réglera tout en imposant un uniforme aux écoliers, en supprimant les allocations familiales aux parents des gamins à problèmes, en « revenant aux fondamentaux », quoique ça veuille dire, en refusant l’innovation pédagogique, en ajoutant des heures de corvée administrative et du temps de présence sur site aux enseignants, en raccourcissant les vacances, en imposant l’étude aux écoliers des quartiers difficiles… enfin bref, si l’on excepte les punitions corporelles, à peu près toutes les démonstrations de force imaginables ont été proposées. Et pour se défausser, les gouvernements affirment, grands nombres à l’appui, que jamais l’école n’a coûté aussi cher aux français. Persuadé pour ma part que la plupart des députés seraient incapables de poser une règle de trois (l’absurdité du tour que prennent les débats liés aux questions techniciennes écologiques le prouve constamment) ou que leur connaissance de l’Histoire est pour le moins approximative, bien qu’ils soient tous allés à l’école, je suis d’accord : l’instruction nationale n’a pas été un très bon investissement, et ce depuis longtemps, sauf si on se souvient de son utilité première : enfermer les enfants aux heures où leurs parents sont à l’usine (mais y’a plus d’usines !).

Comme on n’y croit plus, qu’on ne sait plus comment sauver l’école, et comme on n’a pas le temps de chercher à comprendre ce qui ne peut plus fonctionner comme avant, comme on n’a pas le temps de bien travailler — à la décharge des politiciens, je suis forcé de constater que le travail de fond n’a jamais été récompensé en termes de votes —, eh bien on montre sa fermeté en interdisant une robe.
Piteux.

  1. Ne vous inquiétez pas pour mon fils : il a finalement renoncé à devenir enseignant contractuel bouche-trou, voyant les conditions proposées et sachant que l’institution maltraite au moins autant ses agents que ses usagers. []
  2. J’en profite pour faire la publicité de la brocanta japonaise de ma fille, qui s’appelle Tanpopo. []
  3. J’ai lu que les collégiens ou lycéens de l’année du covid avaient été nombreux à apprécier le masque ou la visio-conférence. []
  4. Quand le ministère de l’éducation nationale a annoncé que les professeurs contractuels allaient être recrutés en catastrophe et de manière catastrophique, il s’est tiré une balle dans le pied, rendant douteux les futurs enseignants avant même leur prise de fonction — et je dis ça bien que persuadé que le fait d’être un bon enseignant est loin de n’être qu’une question de formation et de concours : recruter des amateurs, pourquoi pas, mais communiquer de cette manière a été une vraie erreur. []
  5. Au passage, s’indigner de la « montée du communautarisme » quand on regroupe des populations sur critères sociaux voire ethniques, qu’on les enclave, qu’on dégrade les services publics de leurs quartiers et qu’on les renvoie à leurs origines en permanence, on produit exactement ce qu’on dénonce. []

The last days of variétoche

En tant que citoyen, en tant que que mélomane, en tant que descendant d’irlandais (enfin peut-être), en tant qu’être humain, je ne peux plus me taire, je me dois de faire le point sur l’affaire Armanet-Sardou. Après tout, il semble que rien ne soit plus important cette semaine.
Oh, je sais bien ce que vous allez me dire. Eh bien ne me le dites pas.

Or donc, la jeune chanteuse Juliette Armanet, au cours d’une séquence vidéo sur un compte TikTok de la télévision publique belge francophone, a étrillé une chanson de Michel Sardou, Les Lacs du Connemara. Affirmant que c’était la chanson qui la dégoûtait, qui pouvait lui faire quitter une soirée. Elle a ajouté que la musique était « immonde », que les paroles avaient un « côté scout, sectaire », concluant par cette sentence : « C’est de droite, rien ne va. ».

Dans une séquence assez légère, Juliette Armanet devait réagir aux « unpopular opinions » d’auditeurs et d’auditrices : une femme qui n’aime pas la sensation du sable sur sa peau, un homme qui déteste les gens constamment positifs, une femme qui aimerait que la liste des morceaux joués à un concert soit donnée d’avance, et, donc, un homme qui prétend qu’une bonne soirée doit toujours se terminer sur Les Lacs du Connemara. C’est cette affirmation qui a déclenché la saillie énergique de Juliette Armanet.

Voilà bien le genre de choses qu’on dit, vite fait, comme ça, pour rire, ou pour rire à moitié, lors d’une interview, en mettant une emphase incongrue sur un sujet qui pourtant ne nous empêche pas de dormir — car je doute que Juliette Armanet soit, au jour le jour, morbidement obsédée par sa haine des Lacs du Connemara. Elle n’aime pas cette chanson, c’est comme ça, ce n’est pas grave. On a le droit de ne pas aimer une chanson.
Les gens qui aiment Michel Sardou devraient plutôt se réjouir qu’une femme qui n’a pas quarante ans sache encore le nom de ce chanteur qui, depuis des décennies, est surtout connu pour annoncer régulièrement mettre un terme à sa carrière, et ce dans une indifférence qui me semble assez générale. Juliette Armanet avait trois ans la dernière fois qu’une nouvelle chanson de Sardou est passée à la radio. C’était Musulmanes, en 1987. Mais non, on est en France et les gens préfèrent râler, voir le verre à moitié vide.
Sur Twitter et ailleurs, la polémique a été assez violente, et ça a été l’occasion de vérifier à la fois que beaucoup de gens aiment Les Lacs du Connemara, et que beaucoup de ces mêmes gens ne situent pas vraiment Juliette Armanet ni sa musique.

Lorsque Juliette Armanet aura comme Michel Sardou, vendu plus de 100 millions de disques, réalisé, 26 albums studio et 18 albums live, avec plus de 350 chansons, et reçu cinq Victoires de la musique, elle pourra oser ouvrir sa sale gueule de gaucho pour le critiquer.

Juliette Armanet est libre de dire de qu’elle veut des Lacs du Connemara. Je suis libre de dire qu’elle n’arrive pas à la cheville de Sardou, Revaux et Delanoë et qu’aucune de ses chansons ne vaut ce tube de 1981 ! (Eric Anceau, spécialiste de Napoléon)

Quand tu n’as pas de talent comme Yseult, Camélia Jordana, ou Juliette Armanet. Tu dois faire le buzz pour vivre, car tu ne vends pas de disques. Tu vis grassement de nos impôts comme France Inter, France Télé ou Libé.

(le dernier tweet ne manque pas de sel, car il émane d’un ancien policier, militant zemmouriste, qui est défavorablement connu de sa hiérarchie pour avoir cumulé onze ans d’arrêts-maladie en vingt-deux ans de service. Les contribuables apprécieront !)

Je vous épargne les considérations purement misogynes, le slut-shaming (à coup d’extraits de paroles se rapportant à la volupté), car elles sont tristement banales et ne nous renseignent guère que sur le sexe féminin de la cible des attaques, et sur le sexe masculin de leurs auteurs.
Si on tente de se faire une idée de Juliette Armanet uniquement en lisant les déclarations de ceux qui la conspuent, on apprend :

  • que c’est une chanteuse inconnue
  • qu’elle n’a pas de talent
  • qu’elle est jalouse
  • qu’elle parle sans connaître (mais ceux qui lui répondent semblent tout ignorer d’elle)
  • qu’elle n’a pas de respect envers un aîné et un professionnel
  • que c’est une fille à papa (mais que dire de Sardou, issu d’une dynastie d’artistes ?)
  • que c’est une « gauchiste », une « woke », une « bobo »
  • qu’elle fait de la chanson engagée

Curieusement, l’accusation — car c’est toujours une accusation lorsque la cible est réputée « de gauche » — d’être une « artiste engagée » émane de gens qui sont eux-mêmes assez précisément positionnés politiquement, et notamment positionnés à la droite de la droite, comme par exemple Éric Ciotti (« Michel Sardou, c’est la France tout simplement (…) Difficile à avaler pour la bien pensance ! ») ou Gilbert Collard (« Juliette Armanet, la sans voix, déclare son aversion pour « Les lacs du Connemara » de Sardou. Cherchez bien, dans le titre, on trouve un mot qui l’habille à merveille : Connemara ! » — au passage, je note qu’il est amusant de faire des jeux de mots en « conne » quand on s’appelle « Collard » mais je ne vais pas tirer sur l’ambulance !).
Entre un commentaire sur un fait-divers odieux et une célébration de l’Assomption de la vierge, ces deux responsables politiques ont tenu à faire connaître leur avis sur le sujet. Pour eux, Sardou n’est pas « de droite », il est juste normal, quoi. Je ne sais pas si Sardou est « de droite » mais il semble que beaucoup de ses défenseurs les plus énervés détestent ce qui est « de gauche », quoi que ça veuille dire.

Obnubilés par le burkini, MM. Ciotti et Collard se souviennent-ils que Michel Sardou portait le voile intégral dans un clip de 1987 qui tentait version bédouine des Lacs du Connemara ?

Personnellement, j’aime bien Juliette Armanet. Je n’ai pas écouté attentivement les paroles de toutes ses chansons, mais je n’ai pas été frappé par des textes politiquement engagés. Je doute qu’il faille halluciner un sous-texte communiste ou écologiste dans un joli vers tel que : « Le dernier jour du disco / Je veux le passer sur ta peau / À rougir / Comme un coquelicot ». Inversement, Michel Sardou est un chanteur non pas engagé (en général il vote comme la majorité, c’est lui qui le dit), mais bel et bien politique, puisqu’il a régulièrement chanté des chansons sur des sujets socio-politiques : la peine de mort (Je suis pour) ; la désindustrialisation (Le France) ; le dévoiement du communisme (Vladimir Illich) ; l’ingratitude envers les États-Unis (Les Ricains) ; contre les hippies (Madras) ; sur le changement de place des femmes dans la société (Être une femme) ou le fait que les gens soient en train de devenir trop instruits (Cent mille universités).
Sardou a toujours eu la réputation d’être « de droite », même si ça a parfois été sur un malentendu, comme avec Le Temps béni des colonies, qui raille la nostalgie coloniale plutôt que le contraire, ou Les villes de solitude, qui met en scène un type qui lorsqu’il a bu, a « envie d’éclater une banque » et « de violer des femmes » : comme avec Orelsan (Sale Pute) ou Eminem (Stan), une partie du public semble prendre la fiction pour le réel, ou au moins pour une forme d’aveu de pulsions sordides. Sentiment qu’on aurait tort de chasser d’un revers de main : la création artistique ou littéraire peut exprimer une violence habituellement refoulée, enfouie. Ce n’est pas une dérive, c’est sans doute au contraire une de ses vertus, une des choses qui donne un intérêt à l’Art : pouvoir transformer quelque chose de laid (ou de terriblement banal, comme l’amour ou le désir !) en quelque chose d’autre. Pas forcément quelque chose de beau, d’ailleurs, mais quelque chose d’autre.

Mais au fait, qu’est-ce que Les Lacs du Connemara, et cette chanson est-elle de droite ? On connaît l’Histoire : entendant le son de cornemuse d’un synthétiseur, Michel Sardou s’est dit qu’il serait amusant de faire une chanson écossaise. Ni lui ni son compositeur Jacques Revaux ni son parolier Pierre Delanoë ne connaissaient rien à l’Écosse, mais grâce à un prospectus sur l’Irlande (qu’ils ne connaissaient pas plus), ils ont décidé de créer une chanson sur une région de la côte Ouest de l’Irlande, célèbre pour ses collines (d’où la chanson The Hills of Connemara, consacrée à l’alcool fait maison).
Les paroles comme la musique sont d’un exotisme en toc qu’on qualifierait désormais d’appropriation culturelle, mais chaque année les Irlandais sont surpris de voir débarquer des français (et pour on ne sait quelle raison des néerlandais) à la recherche de lacs particulièrement notables dans la région du Connemara où, ai-je entendu dire, cette chanson est plutôt moins célèbre que Un clair de lune à Maubeuge. Les paroles ne sont pas spécialement politiques, donc, et son interminable énumération de toponymes et de patronymes gaéliques (Tipperary, Barry-Connelly, Galway, Connors O’Connolly, Flaherty du Ring of Kerry,…), la rend de toute façon en grande partie inintelligible.

Au début des années 2000, Michel Sardou est sorti de sa semi-retraite pour relancer les droits d’auteur de son catalogue en participant à la Star Academy. Il essayait de se rappeler des paroles des Lacs du Connemara, qu’il chantait un peu faux tandis que les vingtenaires qui l’entouraient faisaient semblant de voir en lui le plus grand chanteur français (comme ils l’ont fait avec Johnny Halliday et d’autres), c’était terrifiant. Au point que la séquence, à jamais gravée dans ma mémoire, ne se trouve pas en ligne.

Sardou a immédiatement douté du résultat et hésitait à sortir le disque, un peu comme Jacques Brel qui n’aimait pas son Amsterdam : nul n’est prophète en sa discographie. Le succès fut phénoménal, et trente ans plus tard, cette chanson est devenue une bernique du patrimoine musical français, il semble impossible de s’en débarrasser. Il faut dire que, quoi qu’on en pense, l’air est un ear worm qui s’installe irrésistiblement dans les tympans et les consciences. Cette considération justifie, à mon sens, une forme d’hostilité, car une chanson médiocre n’a jamais été un problème, mais une chanson médiocre que l’on fredonne malgré soi, ça c’est un problème. Et quand les plus insupportables cousins d’une branche maudite de la famille semblent exulter lorsque le deejay du mariage passe cette chanson, eh bien on peut entendre la rage de Juliette Armanet. Pour ma part, j’ai fait la paix avec cette chanson, je la vois comme un mauvais moment à passer, entre Voyage voyage, Les Démons de minuit et Viens danser : pour on ne sait quelle raison mystérieuse, il semble que la playlist de chaque mariage français contienne de variété pas terrible des années 1980, alors même que cette décennie regorge de chefs d’œuvre. Face aux promesses tragiques du monde qui vient, je comprends très bien la régression vers les années 1980, qui se trouvent être celles de mon adolescence, mais pourquoi cela doit-il passer par la mauvaise musique de l’époque ? Ce mystère est vertigineux. Peut-être que c’est ça, être réactionnaire : non seulement être nostalgique (ce qu’on aurait tort de ne pas être, car un jour on mourra, tout ce qu’on a, tout ce qu’on a eu, on le perdra, alors autant le regretter déjà — je me comprends), mais être nostalgique des trucs les plus nuls et amnésique du reste. C’est peut-être de ça que parlait Juliette Armanet en disant « c’est de droite, rien ne va », je n’en sais rien.

Je prédis la fortune à la personne qui inventera pour la musique l’équivalent du tire-tiques pour les tiques. Meuhnon je ne dis pas que Sardou est une tique. Mais sa chanson, oui.

Ceux qui reprochent à cette jeune chanteuse, du haut de ses ventes modestes, de manquer de respect envers un chanteur aux millions de disques, commettent plusieurs erreurs. La première, c’est que même si eux ne connaissent pas Juliette Armanet, celle-ci vend des disques, il est erroné d’imaginer que ses considérations irrespectueuses envers Michel Sardou constituent une tentative de « faire le buzz » pour se faire connaître. Non seulement ce n’est pas une inconnue du public, mais elle fait même partie d’une certaine relève de la chanson de variété. Comme Sardou, elle est chevalier des Arts et Lettres. Sa carrière n’a que quelques années, il est difficile de dire si dans cinquante ans elle aura vendu autant de disques que l’interprète des Bals populaires, mais est-ce la question ? Le droit d’avoir une opinion en musique est-il indexé sur les ventes de disques ? À vingt-huit ans, Aya Nakamura a vendu un demi-millions d’exemplaires de son dernier album, est-ce que ça rend ses paroles plus intéressantes que celles de Meryl, qui a à peu près le même âge et que vous ne connaissez pas ? (je vous recommande son single Coucou).
Et enfin, si il faut avoir vendu autant de disques que Sardou pour être autorisé à le critiquer, faut-il avoir vendu autant de disques que Juliette Armanet pour avoir un avis sur son avis ? Certains ont même dit à Juliette Armanet qu’elle pourra s’exprimer lorsqu’elle aura composé autant de tubes que Sardou. Mais c’est impossible : Sardou est un interprète, pas un auteur-compositeur (co-compositeur à la rigueur), au contraire de Juliette Armanet.

Je remarque qu’au cours des douze dernières années, j’ai tweeté des dizaines de fois le nom « Michel Sardou » !

Bon, enfin bref, une plutôt bonne chanteuse n’aime pas une une plutôt mauvaise chanson, on s’en fiche, mais on est le quinze août, ça distrait, ça nous permet de ne pas penser au retour du covid, aux afghans noyés dans la Manche, aux afghanes persécutées, aux iraniennes persécutées, à l’Ukraine, à l’inflation, à l’augmentation des tarifs ferroviaires, à la sécheresse, aux incendies ou encore à l’entrée de l’Université de Poitiers dans le top 900 du classement de Shanghai. Ça nous permet de ne pas penser à toutes ces choses auxquelles nous ne pouvons rien.
Ah tiens, l’auteur de Bonne nuit les petits est mort dimanche.

Le gène français

Mes discussions sur Twitter m’amènent souvent à croiser des Français nationalistes qui m’expliquent à quel point leur lignée est pure, à quel degré de profondeur se trouvent leurs racines nationales. À ma grande surprise, beaucoup pensent que l’identité française se trouve dans les gènes, et de manière tout aussi surprenante, ils tirent cette certitude du peu qu’ils connaissent des tests d’ADN dits « récréatifs » qui sont en vogue dans de nombreux pays du monde, mais interdits en France1 et en Pologne.

Régulièrement, j’explique à ces personnes en quoi leur vision est erronée, avec des arguments mathématiques, logiques, sociologiques, généalogiques, historiques, archéologiques et même génétiques. Je vais les compiler ici, afin d’y renvoyer ceux que cela intéresse sincèrement.

Mathématiquement

Connaissez-vous le nombre de vos ancêtres ? Il est assez facile à estimer, parce qu’il existe une règle biologique pour l’instant indépassée : chacun d’entre nous est le fruit de l’union des gamètes de deux personnes, un mâle et une femelle. Ce point peut changer un jour, il est tout à fait possible que les biotechnologies mènent à créer des enfants qui seront le fruit de l’ADN de cent personnes2, ou bien d’une seule — des clones, quoi, et ça il me semble qu’on saurait déjà le faire3.
Donc nous avons deux parents, qui chacun ont deux parents, qui chacun ont deux parents et ainsi de suite, ce qui nous autorise à poser cette égalité :
nombre d’ancêtres == 2 exposant nombre de générations
En effet, à la zéroième génération, nous trouvons un seul individu (nous !), car 2^0=1.
À la première génération, nous avons deux individus (nos parents), car 2^1=2.
À la seconde génération nous avons quatre grands parents (2^2=4). À la génération suivante, 8 ancêtres, puis 16, 32,…4.
Or ces nombres suivent une progression exponentielle assez rapide, puisqu’ils doublent à chaque génération. À 10 générations, nous avons 1024 ancêtres. À 15 générations, 327685. À 20 générations, nous dépassons le million d’ancêtres, et à 30 générations, le milliard, à 33, les 8 milliards — soit le nombre actuel d’humains vivant sur Terre. Enfin, à 37 générations, nous atteignons le nombre de 137 milliards d’ancêtres, ce qui est plus que le nombre d’humains ayant existé sur Terre (~80 milliards).
Et 37 générations, ça n’est pas énorme. Le temps d’une génération dépend des époques et des lieux6, mais même si nous choisissons arbitrairement un nombre moyen tel que 27 ans, trente-sept générations représentent 1000 ans. Bien entendu, mille ans n’est pas rien, mais c’est peu comparé à l’âge de l’espèce Homo Sapiens, qu’on estime à 300 000 ans (soit 11111 générations, un nombre à plus de 3300 chiffres). Il y a mille ans, les Vikings christianisés s’établissaient en Angleterre ou en Russie, l’Europe sortait du Haut-Moyen-âge et n’était pas loin de l’ère des Croisades.
Comme nous l’avons vu plus haut, à 37 générations il est impossible que chacun de nos ancêtres n’apparaisse qu’une fois dans notre arbre généalogique (fussions-nous capables de tous les connaître). Nous avons tous ce que les généalogistes nomment des « implexes », c’est à dire des ancêtres que l’on retrouve dans plusieurs branches. Les enfants issus d’un mariage entre cousins du second degré7 verront deux de leurs arrière-arrière-grands-parents apparaître deux fois dans leur généalogie, ce qui fait qu’ils n’auront pas seize arrière-arrière-grands-parents différents, mais seulement quatorze.
Malgré les implexes, cependant, le nombre de nos ancêtres à quelques siècles de distance est important, et surtout, l’identité desdits ancêtres est invérifiable de manière absolue, car si l’état-civil a été institué par François premier il y a près d’un demi-millénaire, les branches d’un arbre généalogique s’arrêtent souvent plus tôt : enfant ayant un parent inconnu, ou les deux ; registres inexistants (la tenue des registres paroissiaux n’est généralisée qu’au XVIIIe siècle en France), perdus ou indéchiffrables. Et nous parlons de la France, qui a été particulièrement précoce dans le domaine, ce qui n’est pas le cas de tous ses voisins. Quel que soit le pays, passé une certaine époque, les seules sources dont on dispose concernent les gens jugés importants en leur temps : aristocrates (pour qui on a inventé la généalogie, puisqu’il fallait justifier les titres) ou grand propriétaires (que l’on connaît par leurs actes notariaux : ventes, héritages). Et ces sources sont parfois parcellaires, énigmatiques, contradictoires, voire mensongères, puisque les enjeux (revendication d’un titre de noblesse par exemple) ont parfois conduit à des impostures.

J’ai un arbre généalogique assez imposant, qui remonte parfois très loin, mais comme on peut le voir dans cette représentation en éventail de 10 générations, il y a de nombreuses branches qui sont interrompues dès la sixième génération, et je ne connais qu’un tiers des noms de mes ancêtres à la dixième génération, soit au début du second quart du XVIIIe siècle. La partie de droite, du côté de ma mère, est composée de norvégiens et de suédois, populations pour lesquelles je bute sur un problème assez pénible : à partir du XIXe siècle, les noms de familles n’existent plus chacun est nommé avec le prénom de son père. Ainsi Knut fils d’Olav devient « Kunt Olavson » (et sa sœur prendra le patronyme Olavsdatter) tandis que son père Olav fils d’Anders s’appellera « Olav Anderson ». Comme les scandinaves ont un nombre assez réduit de prénoms différents, on en vient vite à tomber sur pléthore d’homonymes. Chez les anglo-saxons (et scandinaves, mais pas écossais), on bute sur un autre problème : le nom de naissance des femmes disparaît à leur mariage…

Enfin bref, toute personne qui vous dit « tous mes ancêtres sont français jusqu’à Charlemagne » a tort, car il ne peut pas connaître tous ses ancêtres jusqu’à Charlemagne. De la même façon, même si tous les ancêtres que l’on a identifiés sur quatre siècles sont bien originaires d’un même canton, ils ne constituent jamais l’ensemble des ancêtres que l’on a sur quatre siècles.
Mais il est certain aussi que toute personne dont la famille vit en Europe depuis des générations compte justement Charlemagne parmi ses ancêtres8. Pour les personnes dont l’ascendance récente vient d’au delà des océans Atlantique ou Pacifique, de l’Himalaya ou du Sahara, et autres obstacles naturels, c’est différent, mais on a néanmoins des éléments pour affirmer que tous les humains actuels sont cousins (ont des ancêtres communs) à environ 4000 ans de distance — soit à l’époque du Moyen-Empire en Égypte pharaonique. Nous descendons tous de Montouhotep II (eh oui, frère humain, tu es de lignée royale) mais aussi, s’ils ont eu des enfants, du scribe, du potier ou du paysan qui travaillaient pour lui.

L’immobilité

Un argument courant pour contredire la question arithmétique est de rappeler que la mobilité des villageois était assez limitée il y a encore cent-cinquante ans. La généalogie le confirme : certaines familles semblent ne pas avoir quitté un village, voire une paroisse du village, pendant des siècles. Le simple paysan naissait, vivait et mourrait en n’ayant connu du vaste monde qu’un périmètre de quelques kilomètres carrés. Mais la question peut être renversée : c’est souvent les gens qui n’ont pas bougé dont on peut établir avec certitude la sédentarité séculaire, tandis que chaque branche interrompue peut être le signe d’une émigration. On perd parfois vite la lignée d’une personne partie se marier dans le village voisin (potentiellement tous ceux qui n’étaient pas le mâle aîné héritier9), et a fortiori celle des gens partis plus loin.
Des gens qui bougeaient, il y en a toujours eu. Colporteurs, marchands, bâtisseurs et artisans itinérants, éleveurs (forcés d’aller régulièrement vendre leurs bêtes à la Foire, ou de les déplacer lors de transhumances), pèlerins, certains serviteurs du roi ou de l’Église, messagers, et bien entendu militaires et compagnies de routiers (les mercenaires sans employeur), marins au long-cours, pirates…
Et puis de temps en temps, un aventurier qui quitte son pays pour aller s’établir dans un pays où il espère avoir plus d’opportunités qu’en restant dans le pays de ses parents. Ainsi j’ai un ancêtre venu d’Italie pour devenir le médecin des Reines Mary I et Elisabeth I, Giulio Cesare Adelmare, et un dénommé Sauvo (sans doute Salvo) qui est venu s’installer dans le pays angoumoisin à la même époque mais dans une toute autre partie de mon ascendance.

Si l’on ne trouve personne d’une des catégories précitées dans son arbre généalogique officiel et administratif, il est bien possible qu’il y en ait dans la généalogie réelle.

L’épouse d’un mercier, violée par un écuyer. Cette quatrième nouvelle des Cent nouvelles nouvelles (milieu XVe siècle), tout comme les écrits de l’époque, antérieure, de l’amour courtois, ne laisse pas de doute quant à la hiérarchie morale qui existait alors : ici l’écuyer est le héros, et c’est le mercier qui est blâmé (il a pris peur et n’a osé défendre sa femme), lequel blâme à son tour l’épouse qui n’a su se défendre et est en conséquence considérée comme infidèle (quoi qu’elle ait protesté). De nos jours ce n’est pas la victime qui est censée avoir honte. En theorie.

Les infidélités, et malheureusement aussi les abus sexuels, font qu’il est statistiquement difficile de garantir l’hérédité paternelle de qui que ce soit. Une armée en station dans une région, par exemple — et plus encore à l’époque où les armées disposaient d’une forme de droit de pillage —, fait sans doute beaucoup pour la diversification du patrimoine génétique local ! On peut parler aussi de l’exil lié aux persécutions religieuses : huguenots qui ont dû quitter Nîmes ou Montélimar pour aller s’établir à Londres ou Genève, Anabaptistes contraints à quitter l’Alsace ou les Pays-Bas pour le Nouveau-Monde, par exemple.
Et à certaines époques, pas si lointaines, on cachait parfois à des enfants qu’ils étaient adoptés, ou que la personne qu’ils appelaient leur père avait accepté le mariage avec une femme enceinte des œuvres d’un autre. Souvent, les situations « honteuses » (enfants hors mariage, enfants issus d’un viol, personnes parties refaire leur vie après une condamnation ou un exode forcé) sont aussi celles pour lesquelles on n’aura pas de traces : on trouve facilement des laboureurs dans son arbre généalogique mais pas des bandits ou des prostituées. Or ces personnes ont existé.

Bref, sur quelques décennies, ou siècles, on peut avoir l’impression d’une absence de mobilité, mais dans la pratique, les choses sont un peu différentes.

Historiquement

Dès qu’on s’intéresse un peu à l’Histoire ancienne, on constate que les populations bougent. L’actuelle France, ou encore la Bourgogne et la Lombardie en Italie du Nord, tirent leurs noms de tribus germaniques ; l’Espagne a été fondée par les Wisigoths, un peuple venu de l’actuelle Roumanie, lui-même issu des Goths, venus de la mer Baltique ; l’Angleterre a été fondée par des saxons (venus de l’actuelle Allemagne, donc) ; les autres nations du Royaume-Uni sont celtiques, c’est à dire gauloises, issues d’un champ culturel qui dominait l’Europe de l’Ouest jusqu’à la poussée de germains et autres (qui, en France, ont limité la persistance de la culture celtique à la Bretagne) ; les Celtes/gaulois eux-mêmes sont apparentés à la culture de Hallstatt, venue des Alpes ; et bien avant ça, notre civilisation agricole, qui a repoussé les chasseurs-cueilleurs autochtones au Nord du Nord de l’Europe (les fameux Samis/Lapons) est d’origine moyen-orientale. Et bien sûr, si on remonte plus loin encore, on sait que l’espèce homo sapiens tout entière vient d’Afrique… Tout comme les néandertaliens et les denisoviens, même si eux sont venus en Europe et en Asie plus tôt.

J’ai récemment découvert qu’un de mes ancêtres, John Ezechiel Chamier, qui travaillait pour l’administration coloniale à Madras (Chennai) à la fin du XVIIIe siècle, a eu, en plus de sa famille officielle, un enfant avec une danseuse indienne, et quatre avec une anglo-indienne, et cela pour les liaisons un peu « officielles » qu’on lui connaît : j’ai sans doute des cousins au septième degré en Inde. À Chennai aujourd’hui il existe encore récemment une rue « Chamiers » (rebaptisée dans un but d’effacement du passé colonial, mais il semble que personne n’arrive à retenir les nouveaux noms des rues ainsi renommées — j’ai lu tout un article sur le sujet), c’est dire si l’aïeul a laissé un souvenir !

Et ça c’est l’Histoire ancienne, voire très ancienne. Mais l’Histoire de la colonisation, bien plus récente, a sans aucun doute laissé des traces : quel nationaliste persuadé que sa famille est établie au même endroit depuis le paléolithique peut être sûr que son grand-père, ou un grand oncle, ne lui a pas fait des cousins à Oran, Dakar ou Hanoï ?
Ça, c’est le passé, mais il y a aussi l’avenir.

La mobilité depuis le XXe siècle

Si l’on est touriste, on peut désormais se rendre à l’autre bout du monde en vingt-quatre heures. Si l’on est réfugié d’un pays en guerre, on peut mettre bien plus de temps pour parcourir une distance bien moins grande, mais il n’empêche : le monde a rétréci, nous savons qu’il est fini, et même sans voyager, nous avons une connexion culturelle avec des gens qui parlent d’autres langues et vivent dans d’autres pays.
Économiquement nous sommes plus liés que jamais : un conflit local ici causera une augmentation des tarifs du pétrole partout… Ce lien est passablement déséquilibré — il y a les pays qui profitent, ceux qui pâtissent —, parfois invisible, mais c’est un lien puissant. Quand on supprime des forêts vierges en Indonésie, au Congo ou au Brésil, c’est pour exploiter le bois, planter du palmier à huile, extraire des minerais, au profit de consommateurs qui vivent ici. Culturellement aussi : nous voyons les mêmes séries, les mêmes films, nous avons les mêmes téléphones, les mêmes problèmes de chargeurs, nous mangeons tous des pizzas et des sushis californiens. Cela n’empêche certes pas les particularités culturelles, et heureusement, mais il me semble évident qu’entre un Français de 2023 et un Français de 1823, il y a bien plus de différences qu’entre un Français de 2023 et à peu près n’importe quel autre terrien de la même année, si l’on excepte quelques sociétés « premières » protégées (Île de North Sentinel, certaines tribus amazoniennes,…), ou quelques habitants de pays géopolitiquement enclavés, comme la Corée du Nord.
Et malgré les murs, le protectionnisme, les nationalismes, les sécessions, ce mouvement ne va pas s’arrêter. Et le français qui croit aujourd’hui que son génome est de toute éternité relié à l’actuelle carte de France doit être prévenu : il aura sans doute des petits-enfants ou des arrière-petits enfants avec d’autre traits caractéristiques et une autre couleur de peau que la sienne : cet avenir-là aussi est écrit mathématiquement, toute personne qui a une descendance verra ses descendants faire des enfants avec tous les descendants de tous les autres humains.

Culturellement

Lorsqu’un syrien a attaqué des enfants au couteau à Annecy, beaucoup (moi le premier) ont immédiatement pensé qu’il s’agissait d’un énième attentat islamiste. Et puis on a appris que l’agresseur s’était réclamé de Jésus Christ, et qu’il était chrétien. Beaucoup ont alors émis des doutes sur cette identité religieuse, utilisant des arguments pseudo-théologiques (« les chrétiens ne tuent pas » — sur ce point l’Histoire a une opinion moins catégorique), rappelant qu’il n’est pas rare que pour passer des frontières et obtenir un statut de réfugié, certains se fassent passer pour les membres d’un groupe politique ou religieux maltraité dans son pays10. Enfin, constatant que le prénommé Abdalmasih (prénom très chrétien dans le monde arabe, puisqu’il signifie « serviteur du Messie ») était bien chrétien, certains ont alors dénigré la valeur de cette identité : pour eux, le vrai chrétien est quelqu’un qui leur ressemble. Souvent, les mêmes ignorent dramatiquement non seulement les textes et la philosophie dont ils se réclament (leur christianisme est « identitaire », et pas spécialement lié au contenu des Évangiles, lequel n’est nationaliste que dans le contexte de l’occupation romaine en Judée, et contient même de belles phrases sur l’accueil de l’étranger,…) mais aussi l’Histoire de leur religion : la communauté chrétienne de Syrie est établie depuis bien plus longtemps que la communauté chrétienne française, et le Christianisme, malgré des influences païennes européennes, est une religion proche-orientale.

Commentaire postérieur au présent article, où j’apprends que j’ai cinq grands parents (rare !) et qu’enseigner dans deux villes françaises fait de moi un anti-français

La mondialisation humaine a commencé lorsque les premiers membres de l’espèce homo ont quitté l’Afrique de l’Est, et n’a pas cessé depuis. Nos langues, nos sciences, nos idées, nos inventions, sont le fruit d’une circulation perpétuelle qui ne cesse d’accélérer. Et même ce qui se trouve dans nos assiettes est le fruit d’un périple : les céréales viennent du Proche/Moyen-Orient, les courges viennent d’Asie, le maïs, l’avocat, la pomme de terre, les haricots, viennent des Amériques, l’alcool distillé est une invention arabe (comme son nom, al-khôl), etc., etc. : si la France avait vécu en autarcie depuis le paléolithique, on n’y mangerait que du gibier, de la farine de châtaigne et quelques raves.
Et ce n’est pas tout : une bonne partie des mathématiques nous viennent d’Inde et du monde arabe ; le papier, qui a changé le monde en permettant l’impression, nous vient de Chine, tout comme la poudre à canon. Le membre de Daech ou d’Al Qaeda qui se croit libre de toute influence occidentale mène quant à lui la guerre avec un téléphone mobile fabriqué en Chine, inventé aux États-Unis au terme de deux siècles de théorie de la communication et de l’électricité venues d’Europe (et soutenues par des sciences plus anciennes venues d’ailleurs) ; il utilise aussi l’avion (qui n’a pas été inventé à la Mecque il y a 1400 ans), l’automobile, etc. : il profite indirectement de millénaires de mondialisation.

L’ADN

Les services d’ADN « récréatif » relient les personnes à un territoire. Pourtant, aucun de ces services ne fournit les mêmes résultats que les autres, et la raison est bien simple : ils comparent l’ADN (du moins les 2% d’ADN qui distinguent un humain d’un autre) de leurs clients à celui d’autres clients situés dans une région donnée. Leur base de données est différente, ainsi que leurs critères : certains services, par exemple, n’utiliseront comme population de référence que des individus dont les quatre grands-parents sont issus d’un endroit précis. Ça ne veut pas rien dire, mais ça ne dit rien de plus que ça : ces « origines » sont une indication, mais il n’existe pour autant pas de gène qu’on puisse relier à une géographie ou une nation.

myTrueAncestry permet de comparer l’ADN d’une personne à celui d’un individu issu de fouilles archéologiques. J’apprends par ce biais que j’ai plusieurs séquences d’ADN en commun avec lui, dans plusieurs chromosomes, au point que je serais plus proche de « l’homme de Cheddar » que 96% des autres utilisateurs du service. Ce monsieur, qui vivait il y a plus de 9 000 ans sur l’actuel territoire anglais, ne représente qu’une partie du patrimoine génétique des îles britanniques, qui ont accueilli au cours des derniers millénaires des vagues de populations venues du continent : germains, normands, celtes.
L’étude génétique de l’homme de Cheddar a permis de déterminer qu’il avait la peau noire et les yeux clairs.


J’ai trouvé assez passionnant que myHeritage — un des plus importants services du domaine —, ne parle pas d’un ADN spécifiquement français, mais au contraire voie les français qui se pensent de « vieille souche » comme le fruit d’influences génétiques limitrophes diverses : anglaises, germanique, ibérique, italienne. La France est et a toujours été un carrefour.

Tous métis

Un jour, on produira des clones d’humains. On le fera parce qu’on le peut, et tout ce qui se peut finit par se faire. Mais en attendant ce jour, chaque personne est le fruit de deux ADNs distincts. Au pire, dans des familles franchement dysfonctionnelles selon tous nos critères, ces personnes peuvent avoir cinquante pour cent de gènes en commun : un frère et une sœur, un père et sa fille, une mère et son fils. Comme on le sait, une trop grande proximité génétique démultiplie les chances de souffrir d’affections qui ne se déclarent que si deux allèles identiques se retrouvent. Dans de nombreux villages des sociétés traditionnelles, les anciens conservent la mémoire des lignées non pas pour en garantir l’homogénéité mais au contraire afin d’éviter au maximum la consanguinité, et ça ne vaut pas que pour les sociétés traditionnelles : dans la minuscule société islandaise, les gens utilisent une application pour vérifier leur degré de parenté avec les gens qu’ils rencontrent. Enfin il existe d’autres sociétés traditionnelles où il est de coutume que certaines personnes, notamment celles d’un certain rang social, se marient en dehors de leur tribu — le mariage a alors une utilité particulière, il permet de nouer des alliances, de concentrer des richesses,… Et de renouveler un peu le stock génétique du village.

Je parlais en introduction des français-fiers-d’être-français qui croient à la pureté des cultures et des races. Celui-ci est pas mal, dans son genre. Il me qualifie de « français administratif » et d’« allogène », parce que j’expliquais que deux des grands parents de chacun de mes enfant venait d’un autre pays que la France et avait même un temps été « sans papier », c’est à dire administrativement pas en règle. Ce monsieur pense défendre une identité génétique éternelle de la France, mais dès que l’on discute un peu, on s’aperçoit surtout qu’il déteste à peu près tous les actuels français, que ceux-ci soient d’une plus ou moins vieille souche ou non. Ce qu’il appelle « vrai français », ce sont les gens qui non seulement lui ressemblent, mais aussi et surtout ceux qui pensent comme lui. C’est le paradoxe des « patriotes », souvent, que de vivre dans la haine de leur pays véritable et de n’aimer qu’un pays imaginaire par lequel ils aimeraient le remplacer.


Mais bon, voilà : chacun de nous est le fruit de deux ADNs distincts, et il faut qu’ils le soit, et en ce sens, nous sommes tous « métis ».

  1. L’amende est théoriquement de 3750 euros, mais il semble que personne n’ait été condamné à ce jour. Parmi les arguments qui justifient cette interdiction, on trouve la paix des familles (le test permet de découvrir que certains enfants n’ont pas les parents biologiques qu’ils croyaient), le risque de panique que peuvent provoquer des diagnostics médicaux, et enfin la fuite de données extrêmement personnelles. On notera un effet contre-productif à la loi : de nombreux français envoient leur ADN à des sociétés qui ne sont pas sur le sol français, rendant leur usage bien plus incontrôlable. []
  2. Heureusement, on comprend pour l’instant encore assez mal ce qui donne telle ou telle caractéristique physique (voire psychologique), mais on peut tout à fait imaginer qu’on parvienne un jour à créer (ou en tout cas à y faire croire) des humains de la même manière qu’on configure son avatar dans un jeu vidéo, en choisissant sa couleur de cheveux, de peau, sa taille, etc.
    Un bon livre de SF en rapport : Le goût de l’immortalité, par Catherine Dufour. []
  3. Je ne sais pas s’il existe des clones humains créés pour servir de réservoir à organes parfaitement compatibles, comme dans The Island, mais je crois que la barrière qui interdit une telle chose est morale plus que technologique.
    On pense aussi qu’il est possible de fabriquer une ovule fécondée à partir des ovules de deux femmes différentes, ce qui aboutirait forcément à un enfant de sexe féminin. []
  4. Les nombres (1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, etc.) sont assez familiers, puisque ce sont aussi ceux des unités en informatique, pour la simple raison que les ordinateurs calculent les nombres en base 2 (deux états, le 0 et le 1). []
  5. Chaque nombre correspond au nombre d’ancêtres de la génération donnée. Si on veut compter aussi leurs enfants, petits enfants, etc., la formule n’est plus 2^générations mais 2^générations + 2^(générations-1) -1. []
  6. On estime le temps d’une génération entre 22 et 32 ans []
  7. Pour des raisons de concentration patrimoniale (domaines, titres), le mariage entre cousins n’était pas rare dans les couches aristocratiques, même s’il fallait demander une dispense à l’évêque ou au pape. Je remarque en revanche que dans les villages dont j’ai pu établir la généalogie, par exemple dans le Finistère Nord ou en Croatie, un soin important semble avoir été porté à éviter au maximum ce genre de mariages, et ce même lorsque le peu de patronymes laisse croire que tout le monde est issu de la même famille. []
  8. Nous descendons de Charlemagne, mais aussi de son valet d’écurie si celui-ci a eu, comme l’empereur, un certain nombre d’enfants. []
  9. De nombreuses sociétés traditionnelles pratiquaient ou pratiquent encore la virilocalité, ou patrilocalité : les hommes restent là où ils ont grandi, et épousent des femmes venues d’autres communautés. Dans certains pays, ces femmes perdent leur nom de naissance, rendant parfois leur parcours intraçable. []
  10. Certains ont même parlé du concept de Taqyia, qui permet à un djihadiste de se faire passer pour non-musulman afin de préparer un attentat… Ceux-ci n’expliquent pas bien pourquoi l’auteur des agressions continuait à se réclamer du christianisme pendant et après sa tentative de meurtres : le terrorisme n’a de logique que s’il est revendiqué ! []

Experts et profanes

Il y a quelques jours, Yann LeCun s’est moqué du complexe de supériorité d’Éric Sadin, philosophe médiatique qui s’est fait une spécialité de distiller un discours technocritique alarmiste. Yann LeCun, récipiendaire du Prix Turing et directeur de la recherche chez Méta/Facebook est une personnalité proéminente du domaine de l’Intelligence artificielle, dont le bond technologique récent lui doit beaucoup.

Ici, LeCun n’égratigne pas que Sadin, mais aussi une certaine fatuité intellectuelle française, ce qu’il s’autorise en tant que français lui-même. Il s’est par la suite justifié sur cette saillie qui a fait grincer bien des dents (mal brossées, bien sûr, on connaît la réputation des français) : « It is a joke directed at a category of philosophers that much of the world associates primarily with French schools of thought: philosophers who are angry at aspects of the world they dislike and who view their ideological opponents as intellectually inferior ».

Il faut dire que Yann LeCun répondait ici à l’invention par Éric Sadin du néologisme « Yannlecunisation », ici employé comme synonyme du mot « crétinisation ». On pouvait imaginer plus pacifique prémisse à un échange intellectuel de la part de Sadin !

Régulièrement, Éric Sadin explique devoir renoncer à des table-rondes médiatiques au sujet de l’Intelligence artificielle car on veut lui y imposer la présence d’experts du domaine. Il faut dire que ses opinions s’appuient sur un socle largement spéculatif, qui ne tiendrait pas nécessairement le choc face à des personnes disposant d’une connaissance de l’état de l’art effectif de l’Intelligence artificielle.
En fait, il aimerait qu’aucun expert ne soit jamais invité :

Il est tellement convaincu de l’importance de son propre tweet qu’il le retweete !

La chose ne manque pas de sel lorsque des scientifiques tels que l’ami David Monniaux notent qu’une chaîne du service public peut organiser un débat entre six participants autour de l’Intelligence artificielle sans s’imposer d’y faire figurer une seule personne spécialiste du domaine :

La question me semble très compliquée. Et en même temps assez simple.
Il est d’une part évident, d’un point de vue démocratique, disons, que tout le monde doit avoir le droit de se constituer une opinion et de l’exprimer. Y compris les profanes. Et y compris les gens qui savent de quoi ils parlent.
Il me semble tout aussi évident que l’on n’est pas forcé, et qu’on est même parfois mal avisé, de vouloir avoir une opinion tranchée sur des questions que l’on ne connaît qu’en surface, par préjugé ou par ouï-dire. Mais la psychologie sociale l’a observé : moins on en sait et plus on est sûr de soi.
Rappelons cette belle pensée :

Science is the belief in the ignorance of the experts.

Richard Feynman


D’un autre côté, les experts peuvent avoir eux aussi des torts et des biais. Le plus évident, mais peut-être pas le plus fondé, est le soupçon qu’ils soient juges et parties : si votre vie professionnelle dépend d’un certain domaine d’activité, le succès économique de ce domaine est votre intérêt direct. On sait le rapport fondamental qu’entretient le monde technologique à sa propre légende, à son storytelling, à ses fantasmes (dont le chercheur en IA est cependant moins dupe que les gens qui signent des tribunes alarmistes sur le sujet). Plus embêtant, les experts peuvent se trouver engagés dans des guerres de territoire (financements, statut universitaire, concurrence industrielle…) qui échapperont généralement aux journalistes et a fortiori au public candide.
Enfin, quand on plane à 20 000 pieds, on n’a pas toujours l’envie ni même la capacité de s’adresser à ceux qui sont au sol. C’est un problème bien connu dans l’enseignement supérieur, où certains immenses scientifiques peuvent manquer de pédagogie lorsqu’on les place face à des étudiants en début de cursus.

Reste que c’est souvent de l’échange entre personnes aux niveaux d’expérience et de connaissances diverses que sont susceptibles d’émerger de bonnes réponses aux grandes questions.

Oui, j’enfonce un peu les portes ouvertes.

Manès et les manuels

Je n’ai vraiment rien à reprocher à Manès Nadel, je trouve au contraire enthousiasmant de voir un adolescent aussi engagé, fougueux et éloquent, et ma foi, s’il y a parfois des naïvetés dans son discours, elles sont le privilège même de son âge. Je doute avoir été aussi brillant, intelligent et passionné à quinze ou seize ans. Et je trouve assez beau, dans le monde actuel, de croire encore en quelque chose et de croire pouvoir agir sur l’avenir. À l’inverse, je juge un peu piteux les adultes qui insultent les Manès Nadel et les Greta Thunberg, qui voient en eux d’affreux petits robots téléguidés par des parents irresponsables, et qui radotent en nous racontant qu’eux, au même âge, s’intéressaient plutôt à la drague qu’à la politique, etc. Laissez les gens avoir les seize ans qu’ils veulent !

Bien sûr, si je regarde derrière l’épaule du jeune syndicaliste lycéen et que j’essaie d’imaginer son avenir en vertu de mon expérience — ça c’est le privilège de mon âge à moi —, je lui imagine un destin semblable à tous ceux qui ont avant lui été très actifs dans des mouvements lycéens ou étudiants : il deviendra un Manuel Valls, un Nicolas Sarkozy, un Julien Dray, enfin un professionnel de la politique, formé dès sa jeunesse à prendre la parole de manière péremptoire et autoritaire, qui saura ensuite continuer de le faire au service de ses idées puis, à mesure qu’il faudra se faire élire, au service de n’importe quel discours. Et lorsqu’il acceptera de devenir ministre pour la présidente Marie-Pauline Maréchal-Bardella ou pour le président Eudes-enguerrand Sarkozy, il expliquera qu’il ne trahit en rien ses idéaux et qu’au contraire ce sont ses anciens camarades de lutte qui ont perdu le sens, qui ne sont pas constructifs, qui ont des méthodes et une vision archaïques, et blablablablabla.

Mais peut-être que ça ne se passera pas ainsi, ne soyons pas fatalistes, ne soyons pas déterministes, toute personne a, après tout, le droit d’échapper à son propre cliché !
Et c’est bien la question aujourd’hui, car j’ai eu un peu de mal à souscrire à la fin de ce tweet :

Bien entendu, que l’école dysfonctionne n’est pas une bonne chose, même si j’ai peu d’avis sur ce que doit être le troisième trimestre normal d’une classe de terminale. Ce qui me heurte, évidemment, c’est de lire que les lycéens victimes d’un manque de cours vont être envoyés « dans des filières technologiques condamnant leur avenir ».
Peut-être parce que je suis moi-même issu d’une filière technologique, ce que je considère comme une excellente chose à bien des égards, je n’ai pas pu m’empêcher de répondre :

Mais ma réponse n’a pas reçu de réponse, et ce n’est pas étonnant, car le tweet de départ a écopé d’un déluge de réponses, parfois assez agressives (« petit merdeux », « p’tit con », « petit bourgeois »), émanant de gens qui pointaient le mépris de classe, mais aussi des réponses bienveillantes qui se contentaient d’affirmer qu’il était faux de dire que les filières technologiques condamnent l’avenir de ceux qui y sont envoyés, et ceci à grand renfort de témoignages personnels.
Je sais d’expérience qu’il est assez violent de recevoir d’un coup des milliers de tweets de contradicteurs, et qu’il est matériellement impossible d’y répondre correctement, et je ne peux pas reprocher au jeune homme de l’avoir mal fait, mais voici ce qu’il a écrit :

Un peu insultant pour tous ceux qui avaient pris la peine d’être un peu pédagogues ou amicaux (« d’habitude je suis d’accord avec toi mais… » ; « on t’adore Manès mais là tu dis une connerie » ; etc.) et qui se retrouvent assimilés à des « cyberharceleurs » de « la droite macroniste ». On voit en tout cas le germe du politicien : au lieu de demander qu’on l’excuse d’avoir formulé sa pensée un peu vite, il « persiste et signe », ce n’est pas lui qui s’est mal exprimé, c’est nous qui avons mal compris, ce qui au passage ne l’empêche pas de reformuler légèrement le propos : cette fois il parle des élèves envoyés dans le technique contre leur gré. Ce rattrapage est bienvenu, même si c’est un peu un tour de passe-passe, mais je tique malgré tout sur la forme :

Je t’en donnerai, moi, de la droite macroniste ! Enfin je ne veux pas en faire trop au sujet de Manès Nadel, car justement ce n’est pas lui le sujet, et je ne peux évidemment que souscrire à la question des gens « orientés » (comme on disait de mon temps) contre leur gré dans des filières qui ne les intéressent pas.
En lecteur d’Ivan Illich, pour qui l’école l’école ne servait que fortuitement à apprendre1, je me dis malgré tout que les gens qui ne sont « envoyés » nulle part, ceux qui restent dans la filière générale, ne sont pas forcément volontaires non plus. Ils sont là où ils sont un peu par défaut. En « S » parce que « ça mène à tout », même s’ils ne s’intéressent pas aux sciences et comptent sur les compensations et la chance pour passer leur bac de justesse ; en « L » parce que ça a l’air plus facile, et tant pis s’ils n’ouvrent jamais un livre. Leur situation est-elle vraiment bonne pour ce qu’ils vont apprendre, retenir, ou juste pour des raisons symboliques extérieures ? Quoi qu’il en soit, je plains les collègues enseignants du secondaire qui se retrouvent face à un public qui ne s’intéresse pas à ce dont on lui parle, que ça soit dans la filière générale ou non.

Ce qui m’a fait réagir, c’est que quelqu’un qui se considère comme membre du camp du progrès social se fasse le relais de deux poncifs bien installés dans les consciences françaises. Le premier de ces poncifs date de l’ancien régime, et c’est l’idée aristocratique (et désormais bourgeoise puisque les bourgeois à leur tour ont rejeté leur origine) que ce qui est technique, ce qui est manuel, est méprisable. En France, il est moins honteux d’être rentier que d’être plombier. Il est moins honteux de profiter que de travailler. Et les professions immédiatement indispensables à la société ou à l’économie sont moins valorisées que celles dont l’utilité est moins immédiate2, et même moins valorisée que les professions parasites3.

vu sur Internet

Le second cliché délétère, et auto-réalisateur, c’est cette idée là encore très française, que toute la vie d’une personne se joue pendant son parcours scolaire. Que rater un trimestre, perdre une année, être envoyé dans une filière dévalorisée, sont en quelque sorte des marques d’infamie que l’on va porter sa vie entière, irrémédiablement. Or ce n’est vrai que tant que tout le monde y croit et tant que le système le valide et l’entretient4. Le fait qu’il ne soit pas facile administrativement de reprendre des études, de changer de secteur d’activité, par exemple, c’est un choix, pas une fatalité. Même le discours actuel sur les retraites présente chaque personne comme éternellement membre d’un corps professionnel précis. Et ces choix technocratiques ne font que pérenniser une réalité bien plus dérangeante, qui est que le parcours d’une personne est moins déterminé par l’école qu’il ne l’est bien avant, parfois même avant de naître, par notre milieu d’extraction, par le quartier où nous vivons. Il est assez beau et très positif que les enseignants croient au pouvoir de l’éducation (et parfois du reste ça marche, on peut grâce à l’école vivre une existence meilleure que prévu), mais cela fait reposer sur eux une charge trop lourde et pourrit leurs rapports avec l’opinion, avec les parents, avec les élèves, et avec une institution scolaire un peu dépassée.
On peut apprendre l’orthographe ou la trigonométrie une fois adulte, on peut comprendre à quarante ans un livre qui nous ennuyés au lycée. On peut apprendre et progresser tout au long de son existence. Et d’un point de vue rationnel, on n’a même que ça : notre futur n’est pas écrit, contrairement à notre passé.

Ayant à la fois un tropisme scandinave5 et ayant pu profiter d’une université volontairement accueillante pour les non-bacheliers, je crois sincèrement que l’idée que chacun ait sa chance n’est pas qu’un conte véhiculé par les politiciens ultra-libéraux pour faire passer les privilèges volés pour le fruit d’une forme d’excellence, c’est aussi une chose que chacun de nous peut participer à rendre vrai, notamment en évitant de plaquer des clichés déterministes sur ceux qui n’ont pas eu le parcours le plus droit et le plus banal.

  1. Lire : Une Société sans école (1970) ou La Convivialité (1973). L’un et l’autre ont vieilli, mais restent diablement intéressants ! []
  2. Un chercheur en physique fondamentale apporte beaucoup au monde, mais s’il arrête de travailler une semaine, on s’en rendra moins compte que dans le cas d’un éboueur. []
  3. Parasites au sens où leur activité est consacrée à profiter du travail d’autrui. Mais rappelons que, comme dans la nature, les parasites ont souvent une utilité malgré tout. []
  4. Au passage, je dois noter trois problèmes véritables de l’enseignement techniques. Le premier, c’est ce dont on parle : il est brandi comme une punition, et non comme l’opportunité d’apprendre. Le second, c’est qu’il manque parfois un peu de moyens pour être en phase avec l’actualité des métiers (mais ça dépend énormément des métiers). Le troisième, c’est que les formations sont presque toutes fortement genrées, et le déséquilibre sexuel, notamment dans les filières jugées masculines, crée une ambiance particulière. []
  5. Mes oncles ont tous fini leur carrière dans des métiers du tertiaire, alors que l’un a été marin avant l’âge qu’a Nadel Manès, un autre était réparateur automobile si je me souviens, et le troisième, sportif : je ne crois pas qu’ils se soient considérés comme « transfuges », qu’ils aient eu honte d’avoir un père artisan… leur vie professionnelle et leurs préoccupations ont évolué avec l’âge… Il semble en tout cas qu’en Norvège, changer de monde professionnel ne soit pas une bizarrerie. []

Back to the future

Dans ma ville, je suis tombé sur ce panneau publicitaire qui annonce comme grande et belle nouvelle un retour aux prix des années 2000. Les références iconographiques sont un peu approximatives : un dégradé bleu-violet un peu crépusculaire, un horizon lumineux, un damier en perspective, le mot « années » écrit avec une typo « néon », autant de détails qui nous ramènent plutôt aux années 1980, ou bien à leur ricochet des années 2010, l’esthétique Synthwave/Vaporwave.
La Game Boy Color et le téléphone cellulaire Nokia 3310 qui sont évoqués sont pour leur part tout à fait typiques de l’année 2000, même si le style des dessins ne l’est pas forcément. Le slogan, enfin, nous promet que nous pouvons revenir, pour une durée limitée, à un passé mythique, celui où le menu Big Mac valait 6 euros.

Utiliser les années 2000 comme référence est étrange, car si le prix d’un menu était sans doute moins cher à l’époque qu’aujourd’hui (je ne mange pas dans ces restaurants-là, je n’en ai aucune idée !), notre rapport à l’argent du début des années 2000 est un peu confus puisque c’est le moment de la transition entre euros et francs (2002-2005). Au delà de ça, les années 2000 sont aussi la période d’une certaine désillusion face à l’avenir : en France, l’extrême-droite parvient pour la première fois au second tour de l’élection présidentielle, et géopolitiquement, les attentats du 11 septembre et les guerres menées par George Bush au Moyen-Orient, ou encore la seconde intifada en Israël/Palestine (pour ne parler que des conflits auxquels on a été attentifs ici) nous ont rappelé que la fin de la Guerre Froide n’était certainement pas, pour reprendre le mot célèbre de Francis Fukuyama, « la fin de l’Histoire ». Les années 2000 sont celles d’un monde qui patine, qui s’embourbe dans le repli identitaire, qui voit s’éloigner les promesses de progrès humain, de loisirs et de prospérité partagée que l’on avait faites à ma génération et aux précédentes sous le label « an 2000 ». En l’an 2000 il n’y aurait plus de guerres, ; en l’an 2000 l’Humanité serait unie ; en l’an 2000 on allait vivre centenaires ; en l’an 2000 les machines travailleraient pour nous.

Juste derrière le panneau d’affichage photographié plus haut, on trouve un panneau « libre-expression » situé perpendiculairement, où les associations et les organisations politiques ou syndicales, notamment, viennent coller leurs affiches. Dans ce cadre, suivant l’actualité de la réforme des retraites bien sûr, le parti « France Insoumise » a produit les deux affiches que voici :

Je dois dire que j’ai été saisi par la parenté chromatique : slogans en jaune et en blanc sur des fonds dégradés bleu-violet.
On me dira à raison que ces couleurs ne sont pas inattendues sur les affiches de ce groupe politique puisqu’elles correspondent à la très officielle charte graphique de la France Insoumise depuis la dernière élection présidentielle (avant cela, les couleurs de base étaient un bleu un peu turquoise et un orangé « rouille »).

Mais tout de même, cette parenté chromatique entre les deux campagnes de communication m’interpelle. Je ne vois pas comment étayer sérieusement cette intuition, qui n’est que l’ébauche d’une amorce d’entame de début de réflexion, mais je me demande vraiment si il n’y a pas aussi, si absurde que cela puisse paraître, une parenté dans le message, et donc, une parenté dans la cible desdits messages, car le citoyen votant-manifestant est, après tout, aussi un client-consommant, et si McDonald’s et la France Insoumise ont a priori des buts très différents, il est possible que les gens à qui ils s’adressent soient pour partie les mêmes.
Et si, donc, ces choix esthétiques exprimaient effectivement l’envie d’un retour en arrière, non pas un retour à un âge d’or mythique, mais à une époque moins cynique, qui croyait que l’avenir ne se résumait pas à la morne gestion d’un déclin ?