Un Génocide ? Allons donc, ne galvaudons pas ce mot, sa définition juridique est complexe, laissons les historiens faire leur travail quand ce sera fini. Une famine ? S’il vous plait ! Le mot est prématuré, les spécialistes parlent juste de « risque de famine », ça n’a rien à voir. Et du reste on ne sait pas vraiment puisqu’aucun journaliste ne peut entrer à Gaza pour témoigner des conditions de vie des civils. En effet, il serait impossible d’assurer leur sécurité à l’intérieur de l’enclave, alors l’armée israélienne, pour leur bien, interdit aux observateurs extérieurs d’y accéder. Le témoignage des journalistes palestiniens qui se trouvent sur place ? Mais ça n’existe pas, des journalistes palestiniens, voyons ! Vous plaquez un concept occidental sur une réalité culturelle dans laquelle ce mot n’a aucun sens, ceux que vous appelez « journalistes palestiniens » sont des militants du Hamas, puisqu’ils sont du côté des palestiniens, ils ne sont pas impartiaux. Ce qui est écrit dans Haaretz ? Ce journal ne représente personne, voyons. Les ONGs ? Toutes plus politisées les unes que les autres. Les israéliens qui protestent ? Des idéalistes naïfs ou des gauchistes ! Les jeunes qui désertent pour ne pas participer à ce qu’ils appellent un massacre ? Des enfants gâtés ! Les médecins et les humanitaires palestiniens sont eux aussi des militants, et rien d’autre. Les hôpitaux de Gaza ne sont pas vraiment des hôpitaux, ils abritent des caches d’armes et des tunnels pour le Hamas, c’est bien connu. Ces gens ne respectent pas la vie humaine, le sept octobre ils s’en sont pris à des civils. Des résistants, des combattants, ne s’en prennent pas à des civils. Ne dites pas que les palestiniens qui reçoivent des bombes sont des civils. Les civils, à Gaza, ça n’existe pas. Et puis ce ne sont pas eux qui sont visés, ce sont leurs maisons, et ils sont prévenus par avance à chaque fois. Toutes les armées du monde ne sont pas aussi prévenantes. Et de toute façon, si les Gazaouis ont faim, c’est parce que l’aide alimentaire internationale qui leur est généreusement envoyée est détournée par des responsables corrompus qui stockent tout dans d’immenses entrepôts pour s’enrichir. Ils ont des millions de tonnes de nourriture mais ils font exprès d’affamer leurs otages et d’affamer les Palestiniens. Et les Palestiniens , figurez-vous, ça n’existe pas. Il a bien existé une province qu’on appelait Palestine à l’époque de l’Empire Ottoman, mais jamais dans l’Histoire un peuple ne s’est nommé « Palestiniens ». Les gens qui se disent « palestiniens », ce sont juste des bédouins qui se sont installés là, ils n’ont jamais possédé la terre qu’ils revendiquent. La Palestine ça n’est pas un État, les Américains ne reconnaissent pas son existence, il reste une vingtaines d’autres pays membres de l’ONU qui ne la reconnaissent pas non plus, on est loin de l’unanimité totale. Certains annoncent qu’ils vont le faire ? Calcul de politique intérieure et démagogie irresponsable pour faire plaisir aux réseaux frèristes ! Et puis ce sera trop tôt, ou bien ça viendra trop tard, et puis ce sera une manière de renforcer le Hamas, de le récompenser pour le pogrom du sept octobre. Et puis de toute façon ça ne servira à rien, des pays ont reconnu la Palestine par le passé, et ça a changé quoi ? Rien. Et la souffrance de ces non-Palestiniens qui vivent dans une non-Palestine, elle n’existe pas non plus, ou plutôt, elle les arrange, car cela fait d’eux des martyrs, qui suscitent les vocations de futurs martyrs et qui excitent les idiots utiles de la gauche dans les campus universitaire des pays occidentaux. Que ceux-ci aillent organiser une « Pride » à Rafah, qu’on s’amuse ! Pris au piège, les gazaouis ? Il auraient dû partir quand ils le pouvaient, il y a plein de pays qui ne demandent pas mieux que de les accueillir. Pourquoi rester là où ils ne sont pas bienvenus ? Et d’ailleurs, si vous les plaignez tant, pourquoi vous ne logez pas des habitants de Gaza chez vous ? Leur souffrance, c’est un outil de communication c’est tout. Les enfants de Gaza, ce ne sont pas des enfants, figurez-vous. sitôt conçus ils sont déjà des assassins en puissance, leurs mères leur farciront la tête de propagande, ils grandiront avec l’envie de se venger pour la destruction de leur maison ou pour la mort de leurs oncles et de leur père. Mais comment faire la paix ? Ces gens détestent la démocratie, ce sont eux les génocidaires, c’est dans leur culture, dans leur religion, c’est écrit noir sur blanc dans le Coran, qu’ils sont forcés de suivre à la lettre. Et puis n’oubliez pas que Mein Kampf est en tête des ventes de livres à Gaza. Alors parler de génocide, franchement, c’est indécent ! Et puis au fait, pourquoi ça vous intéresse autant, tout ça ? Pourquoi est-ce que le monde entier se focalise sur un si petit territoire ? Pourquoi ne parlez-vous jamais de la situation du plateau du Haut-Karabach, de la famine en Somalie ou du siège d’Agrabah ? Pourquoi ne pas faire la « une » des journaux sur les adolescents débarqués d’un avion à Valencia et pour certains, forcés de rentrer d’Espagne en car ? Pourquoi ces indignations à géométrie variable ? Qu’est-ce que ça cache ?
Dans la rue, je tombe sur les affiches de campagne du parti « Les Républicains », La France des honnêtes gens. En tête, il est précisé « Avec Bruno Retailleau ». On comprend que le nom de l’ex-président du Puy-du-fou1 soit plus mis en avant que celui d’autres figures majeures de son parti, comme Patrick Balkany, Laurent Wauquiez, Éric Woerth, François Fillon ou son fondateur2, Nicolas Sarkozy — ces personnalités n’ayant pas toujours réussi à voir leur nom systématiquement associé à la notion d’honnêteté, que l’on parle d’honnêteté politique, intellectuelle ou même, pénale.
Chaque affiche montre une personne, dont la profession est aisément identifiable, de dos. On peut interpréter ce choix de posture de plusieurs manières.
On peut, déjà, imaginer une tentative de provoquer l’identification. Le dos que je regarde c’est le mien, ce n’est ni un miroir (cette cruelle altérité qui nous pousse à regarder non ce que nous pensons être mais l’image que nous renvoyons3) ni une version idéalisée (inatteignable) de ce que je devrais être, mais face à l’affiche je me trouve dans la même posture, orienté de la même manière, et quelqu’un qui se trouverait derrière moi me verrait comme je vois les figures de l’affiche : j’appartiens à la foule des honnêtes gens, nous regardons dans la même direction. Comme ces honnêtes gens sont de dos, je peux d’autant plus facilement m’identifier à eux : ils n’ont pas de visage donc ils ont, si je le veux, mon visage. Il y a au fond du cœur de chacun de nous un héroïque pompier, une intrépide policière, une infirmière bienveillante, un paysan et un cuisinier nourriciers, etc., même si dans la pratique une grande partie des gens ont des emplois incompréhensibles pour eux-mêmes, inexplicables, parfois parasitaires ou inutiles, ou parfois utiles au bon fonctionnement de la société et de l’économie mais pourtant mal vus.
Les « honnêtes gens » : un paysan au crépuscule, ambiance Angélus de Millet ; Un cuisinier noir qui va apparemment devoir rejoindre son restaurant pour touristes du Mont Saint-Michel à la nage car il a raté la marée basse ; une infirmière blonde équipée d’un stéthoscope (comme dans les images de stock étasuniennes) face à une ville nocturne où brille la croix verte d’une pharmacie de garde ; une policière dans un village qui me semble situé au Sud de la Loire, voire sur la côte d’Azur ; un pompier qui contemple la campagne gersoise (ou autre), du haut de son échelle sans doute puisque l’on voit une église en vue plongeante. Notons que trois de ces « honnêtes gens » sont sans doute des agents du service public. Chacune de ces personnes est seule, hors de toute solidarité de classe, elle « ne manifeste pas » (voir infra).
On pourrait à l’inverse se dire que le point de vue est celui de Bruno Retailleau (qui contrairement aux « honnêtes gens » n’est pas anonyme ni sans visage), et qu’il y a donc un message : seront considérés comme autant de braves gens les personnes qui ont un métier bien défini (la plupart avec un uniforme), qui occupent une de ces professions dont les enfants connaissent le nom4 et qui ont leur boite Playmobil : policier, infirmière, cuisinier, pompier, agriculteur. Pas des métiers « de rêve » (artiste, archéologue, explorateur, astronaute, écrivain), non plus, mais des métiers « normaux », où la personne compte moins que la fonction mais dont la fonction est valorisée. Des personnes qui font marcher le monde, qui font ce qu’on attend d’eux au service de la société et de ceux qui la dirigent, sans bruit, sans protestation, sans même faire connaître ce qu’ils pensent — car une personne que l’on voit de dos et immobile, c’est quelqu’un dont on ne risque pas de connaître les humeurs et les revendications. Bruno Retailleau a très explicitement exprimé tout ça :
« D’abord, je pense, pour être clair vis-à-vis des auditeurs, des téléspectateurs : qu’est-ce que pour moi la France des honnêtes gens ? Puisque c’est une idée que je veux défendre. C’est un projet que je défendrai de plus en plus dans les années à venir. C’est la France, en réalité, de ceux qui travaillent. C’est une France de la décence, comme disait George ORWELL5. C’est une France de ceux qui ne manifestent pas, de ceux qui ne fraudent pas. Et c’est souvent une France, d’abord, qui croit en la France. Et c’est une France, surtout, qui est silencieuse, qui ne fait pas de bruit, parce que, là encore, elle ne casse pas, cette France-là. »
Sur BlueSky, MadMonkey m’a rappelé une image qu’on peut voir comme la version vue de face de la composition d’affiches ci-dessus qui en serait le « pile », puisque ici aussi une infirmière est encadrée par deux membres des forces de l’ordre :
Farida Chikh, infirmière-en-colère brutalement interpellée le 16 juin 2020 par une escouade de CRS à qui elle avait jeté des cailloux et adressé des doigts d’honneur, lors d’une manifestation pour protester contre les moyens de l’hôpital public pendant la pandémie de covid-19. Les « honnêtes gens » ne sont pas toujours d’accord entre eux ! Photo Estelle Ruiz.
Je ne saurais le prouver mais je parie que les agents immobiliers, les agioteurs, les huissiers et les propriétaires fonciers votent plus LR que les infirmières, et ce n’est pourtant pas ces professions que l’on trouve sur les affiches de la campagne des « honnêtes gens ». Les « honnêtes gens » ne sont donc pas forcément l’électeur LR, ce sont les personnes dont l’électeur retailliste aimerait voir la société composée : des gens qui travaillent à son confort médical, alimentaire, et qui veillent sur ses biens. Et qui le font en silence.
Les « honnêtes gens » ce ne sont pas ceux que nous voulons être. Nous voulons continuer à nous garer sur les places handicapés pour ne pas tourner une heure dans le parking, nous voulons trouver les meilleurs placements pour échapper à l’impôt (tout en réclamant un service public performant), nous voulons jalouser le voisin, nous plaindre des incivilités sauf quand c’est à nous de trier les déchets, rouler dans des tanks (« S.U.V. ») bien avant que la guerre ne le justifie. Nous voulons prendre l’avion pour aller merdifier des pays lointains dont nous refusons de voir les habitants venir chez nous, nous voulons plus et mieux pour moins cher, car nous sommes radins en plus, et nous voulons qu’une armée d’« honnêtes gens » mutiques et sans visage soit à notre service.
Si on montre des professionnels (paysan, cuisinières, infirmière, policiers, pompiers) en action et de face, parfois même en groupe, ce ne sont sans doute plus des « honnêtes gens », on appelle ça des affiches de propagande socialiste. Si j’ai bien compris.
Un autre point m’intrigue avec ses affiches : certaines pourraient rappeler les images produites avec des outils d’Intelligence artificielle générative, comme Midjourney, ce qui serait assez paradoxal lorsque l’on veut évoquer l’authenticité ou l’honnêteté, comme prétendent volontiers le faire les partis conservateurs6. J’imagine cependant que ce n’est pas le cas, à quelques détails comme la main du pompier, ci-dessous, qui a visiblement été détourée à la serpe et s’intègre mal sur le décor artificiellement flouté. En général, même s’ils se trompent sur le nombre de doigts dans une main, les algorithmes de diffusion des IA génératives produisent des transitions fluides et apparemment cohérentes entre les éléments représentés.
La main du pompier a été très mal détourée. Les couleurs sont par endroits complètement bouchées. Le texte « Sapeurs-pompiers » semble avoir été composé avec Microsoft Publisher et ajouté en surimpression transparente. On comprend qu’aucune agence ne signe ces affiches7.
Je note en revanche un artifice grossier pour uniformiser les images et sans doute pour provoquer un effet d’authenticité, qui est de charger artificiellement chaque visuel avec un grain qui rappelle la photographie argentique, augmenté de parasites lumineux et d’une quantité extravagante de poussière. Pour quelqu’un qui a passé un C.A.P. de retouche-photographie (métier hautement spécialisé avant l’arrivée de la photographie numérique), comme c’est mon cas, ce genre de détail gratte l’œil.
Vous pouvez vérifier, ces effets ne se trouvent pas sur les affiches qu’on trouve dans la rue, imprimées, ils sont présents sur les fichiers PDF officiels que l’on peut consulter sur cette page. L’effet est parfaitement volontaire.
La France que nous vend Bruno retailleau n’est donc pas seulement silencieuse et travailleuse, elle est poussiéreuse.
Enfin président de la société d’actionnaires « Grand Parc », le volet vénal du Puy du Fou. [↩]
Wikipédia crédite Nicolas Sarkozy de la fondation du parti LR. Cependant, ce parti n’est pas distinct juridiquement de l’UMP, et n’est que le nouveau nom de ce parti. [↩]
Personne ne veut se voir tout le temps dans un miroir, Philippe Katerine, Parisvélib’. [↩]
Très peu d’enfants rêvent d’être « actuaire », « contrôleur qualité » ou « représentant de commerce multicartes ». [↩]
La « common decency » d’Orwell — notion à mon avis assez britannique ne serait-ce que dans les termes employés (même traduits en français et bien que la Révolution française ait été un modèle pour Orwell) — décrit le sens de la justice inhérent au peuple, qui est opposée à la compromission des gens de pouvoir, de médias ou d’argent… Même si 1984 et Animal’s Farm ont été largement appréciés par les droites de la Guerre Froide qui y ont vu un outil intellectuel contre le Communisme, il faut rappeler que George Orwell était socialiste et révolutionnaire, il n’aurait jamais dit, à la façon de Bruno Retailleau, que la décence consiste à travailler et silence et sans manifester. [↩]
Si c’est de l’IA générative, quelle est la morale de l’histoire ? Qu’il était impossible de trouver des honnêtes gens sans les générer artificiellement ? Ou que Bruno Retailleau rêve que les boulots des « honnêtes gens » soient remplacés par des IAs ? [↩]
Nathalie me dit que ces visuels sont sans doute bien de l’IA et pense que la main mal détournée ne prouve pas le contraire, mais qu’elle est la conséquence d’une retouche en postproduction pour un visuel raté — on sait que si les IA génératives savent rater quelque chose, ce sont bien les mains. À suivre ! [↩]
Je n’en peux plus. Après des mois à te voir poster quotidiennement des articles justifiant l’action menée par l’État israélien contre les civils de Gaza, je craque, je demande à Facebook de ne plus faire remonter tes publications sur mon fil.
Ça me coûte beaucoup car je ne fais jamais ça : j’aime discuter, j’aime comprendre les points de vue, j’aime en amener d’autres, j’aime voir ce qu’il y a à sauver dans les opinions que je ne partage pas, et même quand je n’y parviens pas, je juge important d’être exposé à des visions différentes de la mienne, ne serait-ce que pour savoir qu’elles existent — l’entre-soi est un confort, mais mène à l’aveuglement, au déni et aux mauvaises surprises. Bien sûr, je comprends tout le mal qu’a fait le 7 octobre 2023, que ce soit pour l’action menée par le Hamas ce jour-là avec son lot d’horreurs documentées, que ce soient les conditions et la durée de la captivité des otages ensuite, ou bien sûr, que l’on parle du sentiment de manque de solidarité ou d’indifférence que de nombreux membres français de la communauté juive ont ressenti de la part de leurs compatriotes non-juifs, et notamment ceux dits « de gauche », qui se voient comme défenseurs du faible contre le fort, du colonisé contre le colonisateur, et sont gênés aux entournures lorsqu’on leur demande de prendre le parti de Goliath contre David, quand bien même Goliath s’est pris un jet de fronde.
Au passage, si je dois me positionner, je dirais que j’essaie de développer une vision moins binaire, moins indiens contre cowboys1, je suis conscient que le conflit israélo-palestinien est sous-tendu par des arrières-pensées et des forces géopolitiques extérieures au territoire où il se déroule, et aussi, que la marge de manœuvre des différentes parties est limitée, et qu’après des décennies toujours plus plombantes, c’est même leur capacité réciproque à imaginer un futur commun qui semble s’être presque définitivement évanouie, chacun veut survivre et c’est normal, et chacun croit qu’il ne pourra le faire que si l’autre disparaît. Et c’est terrible. À titre affectif, je m’identifie plus immédiatement aux artistes bobos du kibboutz Be’eri et aux ravers du festival Nova, décimés par l’attaque, qu’aux palestiniens qui ont porté le Hamas au pouvoir à Gaza (qui leur a confisqué la possibilité de changer d’avis), ruinant tout espoir de futur pacifique et de gouvernement sain. Et si je trouve intellectuellement malhonnête de dire que l’antisionisme est un cache-nez pour l’antisémitisme, et que donc je défends le droit à se dire « antisioniste », je suis, moi, sioniste, au sens où je respecte l’existence d’Israël, au sens où je comprends le projet porté par Theodor Herzl, au sens où je trouve passionnante l’utopie originelle des kibboutz2, au sens où j’admire la manière dont Israël a survécu à l’agression des pays alentour, survenue le jour même de la proclamation de sa naissance (qui n’était pas un début mais bien l’aboutissement d’un processus de plusieurs décennies), et au sens où cette société semble ne fonctionner comme aucune autre. Mais la pente actuelle — qui est peut-être la pente logique d’un projet d’État fondé sur une appartenance ethnique —, me déprime, on est loin de l’Altneuland (1902) de Theodor Herzl, roman d’anticipation politique qui imaginait un futur solaire en Palestine autant pour les juifs que pour les arabes, unis pour construire une société moderne. Si je ne m’identifie pas aux civils gazaouis — rien dans mon existence ne ressemble à ce qu’ils vivent —, je suis suis en sympathie, épouvanté par ce qu’ils vivent, et je suis choqué par le concours de déclarations minorant ou justifiant leur broiement méthodique, les déclarations (en France) de gens tels que Meyer Habib (ou de manière à peine moins obscène, Caroline Yadan), mais aussi celles plus pernicieuses de personnalités exerçant une autorité morale sur la communauté juive française, qui portent un discours humaniste et universaliste mais qui n’ont pas de mots assez durs contre tout soutien politique apporté aux Gazaouis, qui ont attendu le ratio macabre de cent civils gazaouis morts pour un israélien disparu avant de se dire enfin choqués par la politique israélienne de destruction, et qui, malgré toutes sortes de prises de position censément pacifistes semblent considérer tout palestinien ou tout soutien des palestiniens comme suspect : pas un nourrisson n’est innocent, pas un mort qui ne l’ait un peu mérité. Il est bien que ces personnes aient décidé qu’elles ne pouvaient « plus se taire », mais après un an et demi de destruction systématique à Gaza, ce n’est pas trop tôt. Un an et demi pendant lequel ceux qui ne peuvent « plus se taire » ont paradoxalement beaucoup beaucoup pris la parole, et un an et demi de trop, car les dés semblent jetés et désormais l’idée de vider Gaza de ses occupants actuels, et peut-être bientôt la Cisjordanie semble s’imposer, y compris sous un vernis humanitaire : le départ ou la mort. La veulerie du Hamas et de Netanyahou — qui ont chacun profité de la situation pour renforcer un pouvoir de plus en plus contesté, illégitime dans le cas du Hamas qui a privé Gaza d’élections — et l’hypocrisie de bien d’autres acteurs me dégoûtent car elles ne peuvent mener qu’à un futur abominable, où ne subsistera qu’un peuple, au prix d’un crime indélébile, au prix du salut de son âme.
Voilà pourquoi j’ai du mal à supporter, jour après jour, les publications qui nient la famine des Gazaouis (tout en affirmant que l’aide qui leur est adressée est détournée par le Hamas — faudrait savoir), qui reprennent ad lib des fake-news pourtant dénoncées depuis longtemps ou qui, pour éviter de s’en prendre frontalement aux palestiniens piégés à Gaza s’en prennent à ceux qui parlent d’eux (houh le méchant Mélenchon ! Ouh la méchante Tondelier ! La méchante maire de Strasbourg ! Le méchant Macron ! Les méchantes ONGs ! La méchante Annie Ernaux ! La méchante Blanche Gardin ! Et Leïla Bekhti, Cate Blanchett, Susan Sarandon, Juliette Binoche, de quoi se mêlent-elles ?…), s’en prennent aux mots employés, aux connaissances des amis-des amis-de ceux qui les ont prononcés plutôt que d’accepter de regarder en face ce qui est en train de se produire. Je comprends tout à fait qu’Israël soit un point sensible pour tous les juifs du monde (quelle que soit l’opinion qu’ils en ont, je doute que beaucoup de juifs de la diaspora soient indifférent à l’actualité israélienne comme ils — et ils ne sont pas seuls — sont indifférents à tel ou tel conflit exotique dont les enjeux et les participants nous sont mal connus), mais la manière dont cela conduit certains à écouter les sirènes du Printemps Républicain et à voir l’extrême-droite comme une forme d’espoir pour la France, puisqu’elle semble avoir oublié son tropisme antisémite pour taper sur les arabes, cela me peine. Je sais que la peur est un moteur bien plus puissant que l’espoir, je vois bien l’efficacité de la propagande de Netanyahou qui est parvenu à convaincre certains que défendre la communauté juive passe par la défense des errances de son gouvernement (et qu’on peut sauver des otages en leur lançant des bombes), ou, ce qui revient au même, par la détestation de tous ceux qui contestent sa politique, mais tout ce spectacle de peur, de haine, d’absence d’espoir, m’est devenu plus dur à regarder que jamais.
Alors je m’épargne, donc salut, et à une prochaine.
Je lis sur Wikipédia que le kibboutz de Be’eri était un des derniers à être organisé de manière collectiviste, donc un des derniers représentants d’une expérience sociale que l’on peut rapprocher du phalanstère de Fourier et autres utopies anarcho-communistes — sans doute pas les meilleurs amis du Likoud. [↩]
« This will be our greatest era. With God’s help over the next four years we are going to lead this nation even higher. We are going to forge the freest, most advanced, most dynamic… and most DOMINANT civilization ever to exist on the face of this Earth »
Donald Trump, au Congrès, le 4 mars 2025
« The fundamental weakness of Western civilization is empathy »
Elon Musk, chez le podcasteur Joe Rogan, le 28 février 2025
Qu’est-ce que je peux arranger au monde avec mon petit blog à parution occasionnelle, dont chaque billet n’aura sans doute que cinq-cent ou mille (très estimables et estimés) lecteurs, et encore, les jours de pluie ? Sans doute pas grand chose. Participer au débat sur la société française sert peut-être très modestement à faire avancer des réflexions utiles, ou au moins à participer à la conversation, ce qui est le principe même de la démocratie, mais parler de géopolitique, essayer d’embrasser le globe, moi qui n’ai jusqu’ici exploré les points cardinaux que sur quelques milliers de kilomètres (Bergen au Nord, Athènes au Sud et à l’Est, et Roscoff à l’Ouest ? Et en même temps, en même temps, comment ne pas en parler ? Du reste, ce qui se passe en ce moment à Washington ne s’exprime pas qu’à une échelle incommensurable, inembrassable, cela concerne aussi notre modèle de société, qui lui aussi court le risque de beaucoup changer face à l’accélération de l’Histoire qui est en cours. Et puis, comme toujours, j’écris aussi pour garder une trace de l’état d’esprit qui était le mien tel jour de telle année.
À propos de jour, pour le mercredi des cendres, le ministre des affaires étrangères des États-Unis, Marco Rubio, fervent catholique apparemment, donne une interview avec une croix sur le front. Image un rien perturbante, vu de France.
On peut reconnaître à Donald Trump d’avoir tenu une promesse : en moins de deux mois d’exercice du pouvoir, il a tout renversé, il a ravagé ce qui restait des apparences de dignité institutionnelle de son pays (nous verrons si les institutions sauront survivre à ce stress-test à coup de décrets quotidiens), et pour ce qui nous (nous européens) concerne, il a puissamment ébranlé la stabilité des rapports transatlantiques. Et c’est peut-être une très bonne chose, peut-être fallait-il sortir de l’ambiguïté et de la routine, et puis peut-être que si cela s’est produit c’est que l’édifice était bien plus fragile que nous nous le faisions croire. L’empire étasunien doit sa puissance au droit du plus fort et, en grande partie, à son rapport à la guerre. Des nombreuses guerres qu’ont mené les États-Unis après leur indépendance, beaucoup ont été déclenchées par des étasuniens (parfois contre leurs compatriotes ou bien sûr contre les amérindiens autochtones), d’autres sont des conflits existants dans lesquels les États-Unis se sont engagés, mais aucune n’a été déclenchée par un pays extérieur sur le territoire étasunien, à l’exclusion des attaques de Pearl Harbor et du World Trade Center. Cent-vingt trois guerres en deux-cent-quarante-deux ans, soit un peu plus d’une tous les deux ans. Au Mexique, en Chine, en Égypte, en fait, sur tous les continents. Et il ne s’agit que des guerres officielles, pas de la fourbe ingérence exercée dans toute l’Amérique du Sud, par exemple. Les guerres militaires les plus récentes ont très majoritairement été perdues par l’armée étasunienne, mais cela n’a pas été perdu pour tous les étasuniens, puisqu’elles ont enrichi l’industrie, favorisé la recherche scientifique (dans un macabre cercle vertueux extrêmement bien rôdé), et se sont souvent conclues sur des accords marchands favorables aux États-Unis : programmes de reconstruction, contrats avec des sociétés de service et quotas commerciaux imposés.
La vidéo « IA » postée par Trump en personne sur son réseau TruthSocial le 26 février 2025 montre Gaza remodelée non par les États-Unis, mais, comme le martèle la chanson qui l’accompagne, par « Trump » : « Donald’s coming to set you free, bringing the life for all to see. No more tunnels, no more fear, Trump Gaza is finally here. Trump Gaza shining bright, golden future a brand new light. Feast and dance the deal is done, Trump Gaza number one ». Les auteurs, Ariel Vromen et Solo Avital, ont pensé cette vidéo comme une blague et ne s’attendaient pas à ce que le président étasunien en personne la reprenne. Fait surprenant : Ils ne semblent pas vraiment opposés à la vision de Trump pour Gaza ! Le statut de la caricature devient dès lors une notion particulièrement trouble. Quelques jours plus tard, il menaçait non pas le Hamas, mais les Gazaouis dans leur ensemble (ceux-là même qu’il a affirmé vouloir expulser sans droit au retour de Gaza, qu’il veut transformer en une nouvelle Riviera : « to the People of Gaza: A beautiful Future awaits, but not if you hold Hostages. If you do, you are DEAD! Make a SMART decision ».
Avec le milliardaire Trump, fini le fard, oubliées les formes, tout est deal, tout est business, et un business qui profite censément aux étasuniens (mais pas à tous les étasuniens, loin de là), sans surmoi diplomatique, sans hésitation, sans justifications humanistes, sans même le prétexte de l’auto-défense par anticipation qui a justifié les agressions de Cuba ou la seconde guerre du Golfe : les États-Unis d’Amérique, par la voix de leur président, assument le fait de vivre aux dépens du reste du monde, aux dépens de l’avenir de la vie sur Terre, même. On ne parle plus de « gagnant-gagnant », on se contente d’appliquer la loi du plus fort. Visiblement trop pressé — frustré, j’imagine, par quatre années passées à ronger son frein —, Donald Trump veut tout faire à la fois, ne réfléchit pas sur un temps long, et pourrait vite ne plus contrôler les effets de ses propres actions. Ce moment de crise est l’occasion de regarder le monde avec lucidité : les États-Unis ne sont pas plus nos amis que la Russie ou la Chine, ils ont longtemps traité l’Europe différemment de l’Amérique du Sud ou du Moyen-Orient (où nous les avons plus d’une fois suivis), et cette situation nous a arrangés, mais le masque tombe, les Européens se découvrent assez seuls et ils ont, malgré l’éruption de gouvernements fascistoïdes, un modèle à défendre, à savoir un système social-démocrate qui essaie plus ou moins sincèrement d’être du bon côté, et de maintenir un cadre pacifique et prospère.
Ce que je ne comprends pas ici, c’est qu’il ne faut plus suivre ceux qui ont cru que les USA étaient un allié fiable… Au moment même où ceux-ci renoncent à cette illusion passée. « À bas la guerre ! », bien sûr. Espérons que Vladimir Poutine a lu ce tweet et décidé qu’il fallait faire la paix, car après tout, il est celui qui a le pouvoir de tout arrêter. Je dois dire que le numéro d’équilibrisme qui consiste à reprocher aux dirigeants européens leur « alignement atlantiste » (M. Panot) au moment où ceux-ci admettent enfin que les États-Unis ne constituent plus un allié de confiance et actent la fin d’un certain paradigme ne manque pas de sel. Personnellement je remarque que la position de Mélenchon sur l’Ukraine, voire sur la nécessité d’un droit international, a beaucoup changé dernièrement, et je pense qu’il y a lieu de s’en féliciter.
On spécule beaucoup sur la raison qui pousse Donald Trump à faire de Vladimir Poutine son seul vrai homologue : serait-il victime d’un chantage (« kompromat ») ? s’agit-il d’un renvoi d’ascenseur (par exemple lié au rachat de sa villa par l’oligarque Rybolovlev, qui l’a sauvé de la faillite il y a quinze ans) ? D’une tentative d’altérer les rapports entre la Russie et la Chine ? Ou comme le dit Macron, d’une manière de créer de l’incertitude pour être en position favorable dans les négociations ? Il semble en tout cas que Trump considère Poutine avec une forme de respect, peut-être d’admiration, qui le mène à le voir comme quelqu’un avec qui il peut dialoguer d’égal à égal. Poutine ne dirige pas un pays si puissant que cela (9e rang en termes de population, et 11e en termes de PIB nominal, premier en superficie), mais il est, en tant que personne, un homme que l’on sait extrêmement riche. On dit qu’il contrôle près de deux-cent milliards de dollars. Somme qui ne se trouve pas sur son compte en banque, car sa vraie fortune est le pouvoir dont il dispose et ses liquidés sont celles que tiennent à sa disposition les oligarques à qui il a permis de s’enrichir.
Le palais d’un homme ordinaire, sur un modeste terrain de 70 kilomètres carrés (photo Russian Wikileaks) L’oligarque Ponomarenko a dépensé plus d’un milliard de dollars et demi pour construire un palais sur la Mer noire, à usage de Vladimir Poutine. Un milliard et demi, c’est quatre fois le coût du Stade de France. À côté de ça, Poutine déclare un appartement de 77 mètres carrés, une caravane et une voiture datant de l’ère soviétique.
Il y a entre Poutine et Trump une forme de communauté de vues. L’un et l’autre affirment vouloir faire retrouver sa grandeur passée à leur pays, l’un et l’autre sont visiblement obsédés par l’argent, tout en arrivant à obtenir l’adhésion des gens de peu et à se faire passer pour proches d’eux. L’un et l’autre ont réussi le tour de force de se faire passer pour des personnalités « anti-système » tout en étant précisément à la tête du système. L’un et l’autre font passer le non-respect des règles institutionnelles pour de l’audace. Enfin, l’un et l’autre semblent obsédés par la question de la virilité, du contrôle des femmes et de leur place dans la société. Ils semblent possédés par une hantise de l’homosexualité et des identités trans — on se rappellera que le lendemain de sa prise de fonctions, Trump signait un décret affirmant qu’il n’existe que deux sexes biologiques, mâle et femelle, ce qui est plus ou moins vrai1, et qu’il est donc curieux de légiférer : un président décréterait-il dès sa prise de fonction l’immuabilité des lois de la gravitation ? J’apprends que l’armée des États-Unis supprime de ses bases de données les images du bombardier Enola Gay. Car dans Enola Gay, il y a « Gay »2. De son côté, Poutine a promulgué plusieurs lois qui bannissent l’homosexualité de l’espace public.
Les vrais bonhommes chevauchent torse-nu (avertissement : certaines représentations sont susceptibles de contenir de l’IA)
Peut-être surinterprété-je les images, vues et revues, mais il m’a semblé voir une moue méprisante sur le visage de Donald Trump lorsque Volodymyr Zelensky, pris à partie par un journaliste au sujet de ses vêtements, a ironisé sur le prix, disant qu’il mettra un costume quand la guerre sera terminée, un costume tel que celui du journaliste, mais peut-être « moins cher ». Des bullies enfants-gâtés comme Trump, il en existe dans toutes les cours de récréation, ils se moquent de celui qui n’a pas les vêtements à la mode, et leurs insultes favorites, en dehors du sexisme et de l’homophobie (mais tout ça est lié) sont « intello » et « victime ». C’est peut-être cela aussi qui dégoûte Trump chez Zelensky : l’Ukraine est victime, et apparemment, c’est plus honteux, plus fautif que d’être le bourreau. Il semble que J.D. Vance soit influencé, mais en les retournant complètement, par les œuvres de René Girard et par ses observations sur la religion, la violence et la nécessité de victimes sacrificielles pour assurer la cohésion du groupe3.
Quand Trump affirmait qu’il pouvait obtenir la paix en trois jours, il oubliait de dire que son plan était juste de tout donner à celui qui se trouve en position de force et rien à la partie adverse : la paix à Gaza en expulsant (sans droit au retour) les palestiniens du territoire qui a été rasé ; la paix en Ukraine en la privant de tout avantage stratégique (notamment l’information), autant dire en livrant le pays à la Russie. Et dans les deux cas, le « plan de paix » prévoit que les États-Unis, voire Trump lui-même (et ses amis milliardaires), se paient au passage sur la bête, en vidant le sous-sol de l’Ukraine de ses terres rares, ou en transformant Gaza en complexe hôtelier, destiné à accueillir une nouvelle Trump Tower. Je lis, y compris chez nous, des gens qui prennent ça pour du courage.
La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage L’ignorance c’est la force La veulerie, c’est le courage.
Quand Poutine enverra son armée de soudards et de violeurs4 envahir la Finlande, la Moldavie ou les pays Baltes (dont l’autonomie vis à vis de son empire lui semble aussi illégitime et scandaleuse que celles de l’Ukraine ou la Géorgie), lorsqu’il attaquera la Pologne, il ne sera plus temps de se demander s’il vaut mieux faire peur que pitié. Dans la majorité de l’Europe de l’Ouest, depuis la guerre, nous avions oublié (et dieu sait qu’on l’avait pratiqué pendant des siècles pourtant, et qu’on — France notamment — a continué sous d’autres latitudes) que quand le pays voisin croit qu’on est moins armé que lui, il peut ne pas hésiter à attaquer. En quelques années, la Russie a fait de l’armée sa première dépense budgétaire et continue de l’augmenter, et à part l’Ukraine qui n’a pas tellement le choix, c’est devenu le pays qui consacre la plus grosse partie de son revenu intérieur à la guerre. Chaque jour qui éloigne la Russie de la victoire en Ukraine (ce qui aurait dû prendre trois jours, pour Poutine), donne une raison de plus à la Russie d’hésiter avant de s’engager dans un conflit armé contre un pays de l’Otan — conflit littéralement annoncé pour la décennie qui vient par Belooussov, le ministre de la défense russe, et qui ne fera que changer de terrain, car les actions hostiles de la Russie se multiplient dans toute l’Europe et cela fait en fait un certain temps que nous sommes en guerre.
Une journée normale sur mon blog : des centaines de tentatives de hacking, venues de Russie. J’imagine que ce n’est pas lié au contenu politique de mon blog, le but de ce genre de manœuvre est plus souvent lié au spamming, mais il peut être aussi d’ajouter des scripts « zombies » sur les serveurs, prêts à être mobilisés le jour J pour des attaques massives sur des cibles stratégiques.
Faire la preuve que l’Union européenne se montrer un peu unie, que les prochaines agressions par la Russie de Poutine auront un important coût financier (ils semble malheureusement que le coût humain indiffère le président russe) et un résultat hasardeux, est capital, et il n’est donc plus vraiment le moment de croire qu’il suffit de fermer les yeux et d’attendre pour que tout se passe bien. Personnellement je suis pacifiste, j’ai effectué mon service national en tant qu’objecteur de conscience, je crois beaucoup en la paix, mais je sais que cette foi ne suffit pas, face à un agresseur qui lui n’y croit pas du tout et voit même dans ce pacifisme une forme de faiblesse à exploiter. Et ce n’est pas parce que je ne crois pas aux frontières géographiques, aux patries éternelles, aux frontières entre les genres ou aux divinités que je ne peux pas subir un jour les actions de ceux qui y croient. C’est triste, mais c’est un fait, notre intérêt, l’intérêt de nos enfants est que nous soyons un peu plus préparés que nous ne le sommes.
La caricature par anticipation (avec l’aimable autorisation de Smooth Dunk, l’auteur)Quand l’outrance du réel ne fait que pasticher sa caricature…
L’Union Européenne se trouve face à un croisement historique. C’est maintenant qu’elle peut choisir de s’enfoncer dans l’insignifiance, à la merci des charognards de l’Est ou de l’Ouest qui souhaitent la voir disparaître en tant qu’entité économique et politique autonome — et tout laisse à penser que c’est exactement leur but5 — ou au contraire, qu’elle peut véritablement défendre quelque chose. Et cette fois, je ne parle plus d’armée. Pour ce qui est de la chose militaire, les contingences décident pour nous, les actions des empires qui nous entourent décident pour nous, les budgets militaires vont progresser avec la menace, c’est inévitable. La guerre sera ce qu’elle sera (et qu’elle est déjà, à plus ou moins bas-bruit), alors c’est sur le reste qu’il faut se montrer exigeants et qu’il faut proposer un contre-modèle.
Quand les États-Unis de Trump et de Vance6 remettent en cause la liberté académique ou la recherche scientifique, nous pouvons et nous devons nous en indigner, mais nous devons et nous pouvons aussi renforcer notre propre modèle d’enseignement supérieur, plutôt que de le miner méthodiquement par un mixte de définancements et de dénigrement (« wokisme », « islamo-gauchisme »). Quand Donald Trump veut retirer leur droit d’asile à deux-cent cinquante mille réfugiés ukrainiens, quand son administration méprise les institutions, trahit les engagements passés, saborde les services publics et projette de supprimer la protection sociale, méprise la volonté populaire, il nous met face à nous-mêmes : est-ce bien le moment pour nous d’en faire autant ? Car c’est bien la pente politique sur laquelle nous sommes engagés depuis deux bonnes décennies. On peut parler aussi des dénis de démocratie que constituent les interdictions de plus en plus fréquentes de manifestations, le traitement violent des manifestants, l’extension des technologies de surveillance, l’instrumentalisation du concept de laïcité et autres toutes expressions arbitraires de l’exercice du pouvoir et du refus de dialogue. Ce que nous avons à défendre ne doit pas être une coquille vide.
Je lis souvent « on se croirait en juin 1914 », « on se croirait en 1933 », « ce sont les Sudètes », « c’est Munich ! », etc. Je n’ai pas d’avis sur ces comparaisons historiques, mais j’ai l’intuition que dans quelques décennies, les gens diront : « on se croirait en 2025 ».
Dieu sait que je ne suis pas macroniste, mais le discours du président, le 5 mars, me semble en grande partie irréprochable, au sens où il porte un regard lucide sur l’évolution de la situation, affirme la puissance de l’Europe et la position particulière de la France en tant que puissance nucléaire et, contrairement à ce que Poutine fait mine de croire (et fait croire à son peuple), ne dit nulle part qu’il veut se lancer dans une absurde marche vers Moscou7. En revanche, lorsqu’il explique en conclusion qu’il va falloir faire des efforts (sans doute !) mais précise « sans que les impôts ne soient augmentés » et ajoute qu’« il faudra des réformes, des choix, du courage », je crains de voir ce qu’il projette et, puisque son cap n’a pas varié depuis huit ans, je ne peux me dire qu’une chose : il ne perd pas le Nord. Et ce faisant, il commet une faute, en laissant accroire qu’il ne répond pas tant à la situation qu’il ne cherche à en tirer une opportunité politique. Ce reproche peut être fait à tous ses concurrents, et je peux me le faire à moi-même puisque je tire des conclusions inverses. Je ne dis pas que c’est de bonne guerre au milieu de cette mauvaise guerre, mais c’est assez attendu, puisque pour reprendre la célèbre phrase d’Abraham Maslow, « Toute chose ressemble à un clou, pour celui qui ne possède qu’un marteau ». Mais surtout, je crois fondamentalement qu’il se trompe : la réponse à donner à Trump et à Poutine n’est pas, comme eux le font chacun à sa manière, de ruiner le système social au profit d’une caste oligarchique. Car si nous faisons pareil, que défendons-nous, au juste ? Nous-mêmes ? Oui, mais il faut encore nous demander ce que nous sommes et ce que nous voulons être, et c’est à ce croisement-là que l’Union européenne, et donc la France, se trouve.
Je ne suis pas spécialiste mais il existe des personnes intersexes, et tout un tas d’anomalies du système endocrinien qui mettent quelque peu à mal l’idée d’un dualisme sexuel sans exception. [↩]
Sont aussi supprimées les images des premiers pilotes ou officiers noirs et/ou femmes… [↩]
Enfin quelque chose du genre, car je n’ai pas lu René Girard, je n’ai rien à en dire. [↩]
On sait que Steve Bannon est à la fois l’artisan de la première élection de Trump, et celui du Brexit, et Donald Trump disait récemment que l’UE avait été créée pour offenser son pays (je cite : « formed in order to screw the United States »). Avec des alliés pareils, on n’a plus besoin d’ennemis. [↩]
JD Vance, lors de la National Conservatism Conference, le 11/02/21 : « si nous voulons accomplir ce que nous voulons accomplir pour ce pays et ceux qui y vivent, nous devons attaque honnêtement (!?) et agressivement le universités de ce pays ». Dans une interview du mois de janvier, J.D. Vance parlait des fermiers qui font « pousser le bacon » (« How do we grow the bacon? Our farmers need energy to produce it »). [↩]
Le récit russe actuel consiste à dire, en substance, « Macron est un va-t-en-guerre qui se prend pour Napoléon et veut conquérir la Russie, il connaîtra la même déroute ». En revanche il ne fait pas allusion à la guerre de Crimée, au milieu du XIXe siècle, au cours de laquelle la Russie était l’agresseur et qui a été remportée par une coalition franco-britannico-ottomane. [↩]
Je défends Wikipédia bec et ongles depuis vingt ans. Je me souviens l’époque où il n’existait dans la version française que quelques dizaines de milliers d’articles (contre plus de deux millions et demi actuellement), souvent bien courts. Les gens qui voulaient se montrer critiques envers le projet ne parlaient pas tant de la consistance des articles (ils l’eussent pu), n’évoquaient pas les problèmes techniques (il y en avait, le site plantait souvent) ni l’éventuel engagement politique des contributeurs — qui a toujours existé, si l’on admet que collaborer à un projet altruiste de collecte et de diffusion de la connaissance est, d’une certaine manière, extrêmement politque. Non, la critique portait à l’époque sur l’avenir du projet : les contributeurs, disaient certains, se faisaient exploiter puisqu’un jour, on le prédisait, Wikipédia allait devenir un projet privé, comme l’a fait par exemple Internet Movie Database1. Et il allait y avoir de la publicité, qui rendrait riches les propriétaires de l’encyclopédie, sur le dos des bénévoles. Certains, aussi, étaient persuadés que très vite Wikipédia allait devoir passer à un modèle plus verrouillé, qu’il y aurait plus de contrôle, qu’il faudrait embaucher des spécialistes patentés pour tel ou tel sujet2, que l’anonymat et le pseudonymat des contributeurs feraient long-feu face au besoin d’ordre et face aux menaces juridiques et commerciales. Et puis non, vingt ans plus tard, l’Encyclopédie Wikipédia fonctionne toujours telle qu’elle est née, et fonctionne suffisamment bien pour être devenue la référence qu’elle est. Et fonctionne même, il me semble, suffisamment bien pour prouver qu’un projet anarchiste utopique peut perdurer, tant que sa raison d’être est solide.
Le joli projet de « Cité mondiale » (ou Centre mondial de communication), conçue par Hendrik Christian Andersen, Ernest Hébrard, Paul Otlet,… Censée célébrer et diffuser le progrès humain, l’intelligence, la connaissance, le progrès technique, et constituer un lieu de justice internationale et de diplomatie. Lancé en 1913, le projet a été abandonné dès le début de la grande guerre.
Pourtant, des problème, il y en a à foison, et je vais en proposer trois afin que les anti-wikipédia primaires aient des arguments un peu plus solides que ceux, consternants, mal inspirés et ridicules, qu’il déploient ces jours-ci. Dans les films d’action, dans les comic-books, dans les romans d’aventure, ce qui fait la qualité des héros c’est d’avoir en face d’eux des « méchants » intéressants dans leur psychologie comme dans leurs motivations. Donc on peut améliorer Wikipédia en haussant le niveau de ceux qui veulent du mal au projet. Bref, j’essaie d’aider Le Point, car après leur huit ou neuvième (j’ai perdu le compte) article pour dire que Wikipédia les attaque, ils commencent à avoir l’air un rien pathétique, et à part eux, tout le monde voit bien qui agresse qui3.
1. Les sources
Le premier problème de Wikipédia, à mon avis, c’est que les sources journalistiques contemporaines disponibles en ligne y sont beaucoup trop considérées. Je m’explique : quand les contributeurs non-spécialistes d’un sujet veulent évaluer la pertinence d’une mention qui vient d’être ajoutée à un article, leur réflexe (qui est le bon), est de vérifier si l’affirmation s’accompagne d’une source. Et ces sources sont souvent des sources liées à une page web, qui permet leur vérification immédiate. C’est sur ce point que les titres de presse qui ont des archives en ligne sont particulièrement avantagés et jouissent d’une forme de respectabilité, alors même qu’ils peuvent avoir un contenu douteux, partial, biaisé (combien d’interviewés se plaignent de la manière dont leurs mots ont été transformés par leurs intervieweurs…). Inversement, la citation d’un article paru dans une revue prestigieuse du siècle dernier, mais dont les archives ne sont pas disponibles en ligne (la Gazette des beaux-arts, par exemple), ne pouvant être vérifiée immédiatement, peut être victime d’un soupçon défavorable. De même, les articles de presse actuels dont le contenu n’est accessible que sur abonnement peuvent-être regardés d’un mauvais œil.
Timoclée précipite le capitaine d’Alexandre le grand dans un puits, par Elisabetta Sirani (1659).
Certaines sources, au contraire, sont indûment prises pour argent comptant. Je me souviens d’un artiste qui avait ajouté aux articles Wikipédia (qu’il avait lui-même créés à son propre sujet) des livres qui n’ont jamais existé, mais qu’il pouvait faire passer pour réels en les ayant ajoutés à la base de données d’Amazon, en tant que livres de seconde main censément parus avant la généralisation des ISBN et dont l’existence, partant, était invérifiable. Enfin, le rapport à la légitimité des sources de Wikipédia peut aboutir à ce que l’on confère plus d’autorité à une information fallacieuse largement reprise par la presse qu’à une information discrètement présente sur le blog d’u’un spécialiste passionné du sujet traité mais ne bénéficiant d’aucun crédit médiatique ou académique particulier. Bref, Wikipédia recourt beaucoup aux ressources en ligne, cela peut avoir quelques effets délétères, comme une absurde légitimation de la presse d’opinion. C’est ce qui explique la réflexion actuelle sur les sources de qualité4,
2. La structure et l’équilibre des articles
En 2005, j’ai initié un atelier d’une semaine de contribution à Wikipédia à l’Université Paris 8. L’idée était d’ajouter des articles consacrés à des artistes contemporains, champ particulièrement pauvre sur Wikipédia à l’époque. La première année fut fructueuse, les étudiants ont découvert Wikipédia et son fonctionnement, compris sa philosophie, et augmenté l’encyclopédie libre d’un certain nombre d’articles. J’ai décidé de reconduire cet atelier d’année en année, pendant cinq ans. Mais plus le temps passait et moins ça marchait bien. La raison, c’est que peu à peu, l’enjeu a cessé d’être de rédiger les articles manquants, il s’est décalé vers quelque chose de bien plus difficile, et qui aurait demandé plus de talent littéraire : améliorer les articles existants.
La créature du docteur Frankenstein, créée à partir d’éléments biologiques disparates, n’est pas belle à voir (adaptation par James Whale, 1931).
Aujourd’hui, le moyen principal pour améliorer des articles existants est d’y ajouter ou d’en retrancher des informations et des sources. Mais cela ne suffit pas, un bon article doit être lu comme un ensemble, avec un propos structuré, et une lecture générale (combien d’articles contiennent des paragraphes qui se contredisent, puisqu’ajoutés par des personnes focalisées sur ce qu’elles ont ajouté ?). Il n’est pas facile de reprendre un article de fond en comble, ça peut être superficiellement perçu comme une forme de vandalisme. Et pourtant, beaucoup d’articles ont besoin d’une refondation complète. Bien sûr, certaines pratiques de structuration des articles permettent de leur donner un plan apparemment cohérent, mais le chantier rester énorme.
3. La vigilance crispée des contributeurs réguliers
Il est possible à n’importe qui de modifier une page Wikipédia sans même avoir créé un compte, sans donner son nom, son adresse e-mail. Et la modification sera publiée aussitôt faite, les corrections ne venant, sur la base du volontariat des autres contributeurs et dans les limites de leur capacité à voir les éventuels problèmes, que dans un second temps. Une telle hospitalité de fait rend Wikipédia sujette à toutes sortes de modifications relevant de l’amateurisme, de la malice, de la fraude ou de la dégradation. Et ceci rend les contributeurs les plus vigilants un peu paranoïaques face aux modifications réalisées par des contributeurs occasionnels. Le caractère expéditif et mal motivé de certaines annulations (reverts), la tension ou l’orgueil mal placé dont font preuve les contributeurs-justiciers à qui on fait remarquer qu’ils ont eu la main lourde, installent une ambiance parfois détestable, et découragent les contributeurs débutants ou créent même des malentendus quant au projet général et à son fonctionnement. Une telle chose est anticipée par les principes fondateurs de Wikipédia, qui recommandent la bienveillance et la pédagogie, mais c’est un fait : certains contributeurs se comportent en gardiens du temple autoritaires, et il est important d’y être vigilant.
« Thou shall not pass » (Monty Python: Holly Grail)
Si vous vous êtes déjà senti maltraité par un contributeur régulier, restez courtois et constructif dans les échanges, et n’hésitez pas à partir en quête (toujours de manière constructive et courtoise) de la médiation d’autres contributeurs.
Chacun des points énumérés ci-dessus (et bien d’autres sujets qu’il est possible d’ajouter) fait l’objet de débats permanents au sein de la communauté wikipédienne. Et cela doit continuer.
Imdb est au départ un projet lancé par un passionné, alimenté par une communauté de bénévoles, et hébergé sur le serveur d’une université britannique. C’est devenu depuis une société privée, incontournable pour les professionnels du domaine, et finalement rachetée par Amazon. [↩]
Notons que la spécialisation des auteurs est à double-tranchant. Dans l’Encyclopædia Universalis version papier, par exemple, chaque article était rédigé par un mandarin du domaine, qui pouvait sciemment invisibiliser les travaux de ses adversaires académiques. Ou avoir d’autres biais, comme le sexisme : Marie Curie est restée longtemps absente de la prestigieuse Encyclopaedia Britannica alors qu’elle avait déjà deux prix Nobel… [↩]
On va me rétorquer que j’en suis, moi, à mon troisième article. Soit. [↩]
Notons aussi que les contributeurs réguliers peuvent désormais recourir à la Bibliothèque Wikipédia, qui leur donne accès à un ensemble de ressources payantes ou réservées au monde académique — Cairn, Jstor, Nature,… (merci à Jules de me l’avoir rappelé). [↩]
Chaque fois qu’un pignouf médiatique se plaint du traitement dont il fait l’objet sur Wikipédia, je cours voir l’article qui lui est consacré, notamment pour vérifier si son émotion est justifiée. Et elle l’est, si on se met à sa place.
Le champion de la liberté-d’expression Philippe Val, le journaliste Emmanuel Razavi (dont l’article Wikipédia a disparu, faute de sources) et le philosophe médiatique Raphaël Enthoven sont bien d’accord : il faut que les biographies des personnes vivantes soient validées par lesdites personnes. Par exemple, on devrait demander à Vladimir Poutine son imprimatur pour raconter sa vie et son œuvre.
Déjà, il est toujours étrange et dérangeant de devenir un objet de discours, et ça, chacun de nous le sait. Sans être une célébrité, on souffre toujours un peu de se voir résumer de manière unidimentionnelle, ramené à des questions superficielles, à une perception qui n’est pas celle qu’on aimerait inspirer ou enfermé dans une chronologie qu’on n’a pas choisie. Par exemple, si un ami, même et surtout un ami, vous dit comme un compliment que vous avez été un artiste majeur des années 1990, il dit aussi que, même si vous produisez toujours, vous n’êtes plus un artiste majeur d’aujourd’hui. Et forcément ça pique un peu. Surtout si c’est une vérité. Pour m’éloigner un peu du sujet, j’ai trouvé passionnant le livre Le Consentement, de Vanessa Springora, car ce qui semble avoir motivé l’autrice, c’est moins de témoigner sur le fait d’avoir été abusée sexuellement par un vieux pédophile (car à quatorze ans, on se sent souvent tout à fait adulte, libre et responsable de ses choix amoureux) que d’avoir été transformée en objet littéraire par l’affreux Gabriel Matzneff (six ans chroniqueur au Point !), qui, loin de se contenter d’être un autobiographe, fait parler et penser ses proies passées comme autant de poupées mécaniques, leur confisque leur statut de personne, et le fait sous forme publique, en imposant, en publiant, en imprimant sa vérité. Son mensonge. Et ce qui est formidable dans le livre de Vanessa Springora c’est qu’elle utilise l’écriture pour reprendre le contrôle du récit, qu’elle donne sa vision de l’écrivain un peu pathétique qui a fait d’elle un personnage au service de son narcissisme pouacre. Matzneff comprend sans doute l’enjeu, puisqu’il a fait savoir qu’il ne lirait pas le livre (bien qu’il ait écrit un ouvrage — autopublié — en réponse). Pour revenir au sujet, je note que parmi les personnes qui ont défendu Gabriel Matzneff il y a cinq ans se trouve au moins un signataire de la tribune anti-Wikipédia du Point.
Sur la page Wikipédia d’une personne publique, il y a évidemment tous les faits que celle-ci voudrait oublier, qu’elle préférerait remiser au placard des anecdotes perdues (procès, phrases honteuses, coucheries) plutôt que rappelées sur un site qui, de facto, fait référence. Et ce n’est pas parce qu’il s’agit de calomnie que ces faits embarrassent, c’est au contraire parce qu’il s’agit de faits avérés, vérifiés, vérifiables, sourcés. Il est forcément pénible, alors qu’on est considéré comme un philosophe majeur sur quelques plateaux télé et lors de croisières1 de se retrouver avec une page Wikipédia qui évoque une horreur qu’on a dite en prime-time il y a deux ans ; qui évoque l’abandon de la mère de ses enfants pour une femme qui a la moitié de son âge ; et puis, en creux, qui confirme que l’on n’a derrière soi qu’une œuvre au fond assez vide, peu commentée, pour laquelle on a été invité à bavasser dans les studios de radio mais qui n’a été prise au sérieux par aucun pair, qui n’a pas fait date. Je comprends bien la vexation et la souffrance qui résultent d’un tel constat.
Wikipédia, pourtant, n’y est pas pour grand chose. Tout d’abord, si les faits sont avérés, ils sont légitimes. Bien sûr, on peut mettre en question la sélection des faits évoqués, leur pertinence encyclopédique (le côté « Closer » de certains articles me semble parfois limite), le poids qui est accordé à des anecdotes, et là, les wikipédistes ont le devoir de faire au mieux, car il en va de la qualité du corpus. Mais ce sont des débats quotidiens, permanents, sur Wikipédia, où tout le monde est loin d’être d’accord. Il suffit de cliquer sur l’onglet « discussion » de chaque article, de consulter son historique2, ou de parcourir les débats qui animent les pages communautaires pour en faire le constat. Et tout ça fonctionne assez bien, d’ailleurs, c’est ce qui fait que Wikipédia a gagné son importance actuelle, son statut de référence, malgré un fonctionnement horizontal, basé sur la bonne volonté de qui veut.
J’ai un peu oublié ce que racontait ce livre de Frédéric Kaplan et du regretté Nicolas Nova. Sans doute parce que j’étais d’accord avec ce que j’y ai lu. Mais le titre me semble à lui seul pertinent : qu’une utopie libertaire dont les participants ne sont réunis que par le plaisir de transmettre fonctionne relève bel et bien du miracle.
Mais il y a autre chose : Wikipédia n’est qu’un élément parmi d’autres d’un monde d’immédiateté et d’hypermnésie. On sait tout tout de suite, et on n’oublie rien, tout ce qui est envoyé un jour sur le réseau a beaucoup de chances de pouvoir y être retrouvé en quelques clics. C’est ce qui a justifié le dispositif législatif européen du droit à l’oubli, notamment. Et c’est aussi ce qui devrait justifier de notre part à tous une capacité à l’indulgence et à la prise de distance : un gamin de seize ans a dit un truc affreux (sexiste, raciste) sur un réseau social, une fois, il y a dix ans ? Une lycéenne a été filmée en train de vomir pendant une fête, sous les ricanements de ses amis, car elle découvrait le punch-noix-de-coco ? Quelqu’un s’est ridiculisé en se filmant en train de chanter, faux, du Nirvana sur Youtube ? Une jeune femme tout juste majeure à l’époque a tourné deux séquences pornographiques, il y a vingt ans ? Un collégien s’est filmé invoquant le diable dans sa chambre, entouré de bougies parfumées subtilisées à sa mère ? Ces documents existeront sans doute éternellement, enfin ils existeront tant qu’il y aura de l’électricité pour alimenter les serveurs. Ils sont accessibles en ligne, ou le redeviendront s’ils ne le sont plus car des gens les ont archivés, car ils sont une partie du corpus utilisé pour entraîner les IAs,… Pire, ces documents restent parfois l’unique occurrence de l’existence publique de telle ou telle personne qui, en dehors de ça, mène une vie discrète. Si ces documents ne vont pas disparaître, il n’y a pas de raison qu’ils définissent des personnes de manière tout aussi éternelle (combien de personnes n’ont pas obtenu un emploi, ou une place en crèche3, pour ce genre de raisons ?), et c’est alors à nous tous de ne pas nous montrer moralisateurs, et à nous tous d’accepter que ce que quelqu’un a fait un jour de répréhensible, d’humiliant ou de ridicule, n’est rien de plus que ça. À nous de nous rappeler tous les moments de nos propres biographies pour lesquels il est heureux qu’il n’y ait eu personne pour filmer. Et au delà du passé, figer quelqu’un, le définir par un événement, c’est aussi lui refuser d’évoluer, de changer, car si on ne peut pas changer son passé, on peut écrire son futur.
Il y a quelques semaines, l’humoriste Merouane Benlazar a assuré une chronique dans l’émission C à vous. Sa première, et sa dernière, car si son propos portait surtout sur la saison de football, de nombreuses personnes se sont émues de son air islamiste. Il n’est a priori pas islamiste, mais il porte une barbe, un bonnet, un pull ample, et il a un nom arabe, ce qui a suffi à le rendre suspect. On a alors exhumé ses propos polémiques passés4, on en a trouvé un, dont il est difficile de savoir à quel degré il doit être lu (« T’étais encore en club alors que la place d’une femme est à la demeure auprès de son père. Crains ton seigneur. Blâme pas le frère de chez UPS. », a-t-il répondu à une femme qui se plaignait qu’un livreur ait menti sur son avis de passage), qui a suffi à le faire déclarer perpétuellement persona non grata sur France Télévisions par la ministre de la Communication et de la Culture en personne5. Parmi les procureurs médiatiques qui ont obtenu cette tête, sans procès, on trouve des signataires de la tribune du Point. Parmi ces signataires, on trouve aussi nombre de gens qui réclament avec force la levée de l’anonymat sur Internet, voire le fichage des anonymes sur la base de leurs opinons. Ils veulent le contrôle de la plèbe, l’imprescriptibilité des peines d’opinion pour les petits, et dans le même temps, la maîtrise par eux-mêmes du récit qui les concerne, eux qui disposent déjà d’une puissance médiatique, politique, ou financière.
Avant de les rejoindre dans leur croisade, posez-vous la question du monde qu’ils souhaitent voir exister. Si vous ne faites pas partie de leur bande, croyez-bien que vous en serez, un jour ou l’autre, les victimes ou, a minima, les dupes. Oui, je suis un peu grandiloquent aujourd’hui.
Beaucoup de philosophes médiatiques sont invités à animer des croisières de luxe, j’ai l’impression ! L’effet « vu à la télé » est sans doute efficace pour la génération qui part en croisières. [↩]
Une formidable caractéristique de Wikipédia est l’archivage complet de toutes les étapes de confection de chaque notice, transparence que n’ont pas les sites web des médias, qui parfois signalent une mise-à-jour mais pas toujours sa teneur. [↩]
Je me souviens de l’histoire d’une jeune femme, qui avait eu une courte carrière dans la pornographie, qu’un papa du quartier avait reconnu et qui avait été contrainte à changer sa fille d’école… [↩]
Lors du festival Montreux Comedy, Merouane Benlazar avait fait un sketch qui anticipait bien ce qui lui est arrivé, et qui raconte que s’il porte une barbe, c’est avant tout sous l’influence de la série télévisée Vikings… [↩]
Rachida Dati a eu une formule étrange, disant que ça ne pouvait être ni l’apparence, ni l’origine ni la religion d’une personne qui pouvaient motiver qu’on l’exclue… En quoi elle a raison, c’est la loi, mais en disant donc implicitement qu’il fallait chercher un prétexte, qui fut trouvé, pour que la raison de l’exclusion ne puisse pas être sa motivation officielle. [↩]
Une amicale de toutologues, de politiques, de philosophes et d’humoristes (dont on peine parfois à savoir qui fait quoi) publie une tribune contre Wikipédia, dans l’hebdomadaire Le Point. Je veux croire que ceux que j’apprécie (il y en a trois ou peut-être quatre) ont été bêtement piégés et ignorent dans quelle séquence s’inscrit cette nouvelle charge contre l’Encyclopédie contributive, qui après les attaques de Donald Trump et Elon Musk fait face à une campagne de dénigrement par le newsmag sus-cité, qui n’aime pas l’article qui lui est consacré et veut, au nom de « l’information libre »1 bien entendu, décider de son contenu, quitte à pratiquer l’intimidation personnelle, comme l’a fait un journaliste du Point qui a écrit à un contributeur de Wikipédia : « Nous allons faire un article sur vous, sur notre site, en donnant votre identité, votre fonction, en sollicitant une réaction officielle de [l’employeur supposé du contributeur en question]. »2 Dans un article de décembre dernier, le journaliste en question avait déjà pointé du doigt nommément tel ou tel contributeur ou contributrice à Wikipédia. Cet article était assez curieux, puisque, comme exemple d’une information biaisée d’inspiration abominablement gauchiste, il contient cette perle :
La page en français (…) assène d’emblée que le glyphosate est classé comme « probablement cancérogène » par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) — un avis pourtant isolé —, développant avec un luxe de détails extravagants les suspicions terribles qui pèsent sur le produit.
…Or si la question du glyphosate est loin de faire consensus, considérer que l’avis rendu par le Centre International de recherche sur le cancer ne devrait pas être mentionné est un peu léger, si on se rappelle que cette institution est tout simplement la section dédiée au cancer de l’OMS, l’Organisation Mondiale de la Santé. Ce petit détail devrait faire réfléchir : n’est-ce pas Le Point qui a choisi un parti et considère comme « partisan » ou « militant » ce qui contredit sa ligne… Quand bien même cette contradiction émane d’une très officielle et respectable division de l’ONU ? L’article contenait aussi des éléments franchement infondés, diffamatoires, ignobles, même, comme un chapeau (certes, ce ne sont pas les journalistes qui les rédigent) disant : Parler de l’attentat du Bataclan ? « Islamophobe »… La page de Wikipédia consacrée aux attentats de 2015 est extrêmement complète, et il en existe dans quatre-vingt onze langues, alors de quoi parle-t-on ? Si le Point voit qualifier sa ligne d’islamophobe, ce n’est pas parce qu’il parle du Bataclan, c’est parce qu’il publie régulièrement des « unes » qui dénotent une obnubilation envers les musulmans. L’article du Point prend aussi l’exemple de Philip Roth, qui ne comprenait pas qu’on présente une autre analyse de son œuvre que celle qu’il fait lui-même. Cette question a toujours été un peu ridicule, les intentions d’un écrivain ne sont pas forcément ce qu’en percevront les critiques ou le public. Chaque semaine sur Wikipédia, des peintres ou des poètes du dimanche viennent écrire le bien qu’ils pensent d’eux-mêmes et expliquer l’importance de leur œuvre inconnue. Et ça arrive aussi à quelques grands artistes. Et ça arrive à bien des personnes publiques, qui aimeraient maîtriser jusqu’à l’image qu’elles renvoient. Si c’était Vladimir Poutine qui rédigeait l’article qui le concerne, ce dernier serait-il plus fiable et plus exact ?
Je comprends très bien que la différence de temporalité qui sépare un média de presse d’une encyclopédie soit un point de tension, même si pour le coup ce sont les médias qui se trompent lourdement sur le monde dans lequel ils évoluent, car celui-ci a radicalement changé en vingt ans : aujourd’hui, un article de l’an passé n’est pas un vague souvenir, une archive enfouie, il reste accessible en trois clics. Le Point peut faire semblant d’avoir oublié l’existence d’Idriss Aberkane, mais il est facile à qui le veut de montrer à quel degré le newsmag des salles d’attente a participé à établir la crédibilité de celui qui aime s’appeler lui-même « l’hyperdocteur ». En rappelant au Point, de manière sourcée, les polémiques passées, les actions en justice, les sujets redondants, Wikipédia ne commet pas de faute, et seule peut être (et doit être) questionnée l’emphase avec laquelle tel ou tel fait avéré est traité.
Dans son excellent article Une bien curieuse vision de la fiabilité scientifique et du travail universitaire, David Monniaux3 s’interroge sur le deux-poids-deux-mesures (pour reprendre un terme populaire à droite) qui distingue le traitement de Wikipédia de celui de l’Intelligence Artificielle. En effet, l’Encyclopédie a été désignée avec constance par des médias tels Le Point comme un danger pour la connaissance, tandis que « l’IA » est désormais présentée par les mêmes comme l’avenir de l’éducation4. Et comme le fait remarquer David, la critique porte en filigrane une vision des études supérieures particulièrement inquiétante (allez lire l’article). Son hypothèse quant à la différence de traitement est la suivante :
Wikipédia est portée par des structures à but non lucratif ; ce n’est ni un grand groupe introduit en politique, ni un annonceur. En revanche, les initiatives concernant l’intelligence artificielle sont portées par de grands groupes et par le pouvoir politique.
Caricatural ? Je ne sais dire, mais cet article m’a donné une forme d’espoir : la charge contre Wikipédia par le Point, les signatures des grincheux, la charge de Trump et de Musk, sont au fond autant de preuves que malgré toutes ses fragilités (à commencer par l’entrisme des agences de relations publiques), Wikipédia, par ses principes, par l’engagement de sa communauté de contributeurs, tient tête à des personnalités ou des intérêts puissants et établis, et constitue, par la recherche d’exactitude et la diffusion de l’information, une précieuse forme de contre-pouvoir. Quoi de plus inquiétant, quoi de plus subversif, dans un monde marchand, que ce qui ne peut être acheté ? Si Wikipédia est politique, ce n’est pas par je ne sais quel tropisme « woke » (je connais plus d’un wikipédien clairement d’extrême-droite), c’est par sa résistance aux intérêts mercantiles, par sa défense de la connaissance, et par la solidité ses principes fondateurs. Et si les gens qui ont leur rond de serviette sur tous les plateaux de télévision et de radio s’affligent que l’article qui leur est consacré garde mention d’une affaire qui leur déplaît, rappelle une horreur qu’ils ont dite un jour devant des millions de téléspectateurs, eh bien tant pis pour eux.
L’en-tête de la lettre publiée par le Point est : Pour une encyclopédie vraiment participative, responsable, transparente, neutre et équitable. Je ne vois pas quel système au monde serait plus participatif et plus transparent que Wikipédia. Participatif, puisqu’on peut y contribuer sans même s’identifier. Transparent, car on peut accéder d’un clic à l’historique complet des modifications apportées à chaque article ! [↩]
Notons que Le Point ne se limite pas à l’intimidation des personnes mais s’en prend à Wikipédia par voie de justice, en mettant la fondation Wikimedia en demeure d’adapter le contenu de Wikipédia à ce que Le Point juge bon pour son image. Au nom de la liberté d’expression bien entendu. [↩]
Notons que les Intelligences Artificielles génératives type GPT ou Mistral recourent largement à Wikipédia, que les gens qui compilent des données voient comme un corpus fourni, original (au sens où il n’est pas issu d’IA ou de copier-coller) et de qualité. [↩]
Je tombe sur le vieux tweet reproduit ci dessous, qui est intéressant parce qu’il a été largement diffusé, partagé. Je demande aux lecteurs, enfin aux lecteurs et aux lectrices, ou disons même, aux lecteurices, de garder en tête qu’il ne s’agit pas ici de parler d’Isabelle Mergault, qui a les opinons qu’elle veut. La question qui m’intéresse est celle qui est posée en creux et avec humeur : la fameuse « écriture inclusive » (ou, je suppose, la version avec point médian et pronoms nouveaux) permet-elle de faire de la littérature, et mérite-t-elle une réaction aussi épidermique ?
Plus haut, j’ai écrit le mot lecteurices. Z’avez remarqué ? Évidemment vous aviez remarqué. Cette formule n’est pas si inclusive qu’elle le semble, car c’est le contexte seul qui permet de déterminer si j’ai voulu désigner l’ensemble des hommes et des femmes qui lisent cette page, dont tu fais partie, toi lectrice ou lecteur, ou si je m’adresse au groupe nettement plus restreint des personnes qui se désignent elles-mêmes comme « non-binaires » (qui représentent une fraction des 2,5% de gens qui, selon le rapport Contexte des sexualités en France (Inserm), s’interrogent sur leur propre identité de genre). Catégorie dont tu fais peut-être partie aussi, je n’en sais rien. Bien sûr, je peux utiliser le masculin pluriel lecteurs comme formule neutre pour lecteurs-et-lectrices, ainsi que le recommande l’Académie Française, mais cela n’arrange pas tout, car cet usage peut avoir une insidieuse portée sexiste1, en laissant accroire que les hommes constituent une forme de référence, qu’ils ont la préséance (« le masculin l’emporte » disait mon institutrice en CM1). C’est précisément ce masculin-qui-sert-de-neutre qui a motivé les diverses propositions d’écriture inclusive. Le grief n’est pas farfelu et les intelligences artificielles génératives telles que Midjourney parviennent assez bien à le démontrer, en se faisant l’écho de nos représentations et de nos biais : les médecins, les professeurs, les présidents, les dirigeants, sont, dans nos cerveaux comme dans les images générées par les algorithmes de diffusion, des hommes, y compris dans des professions fortement féminisées (« les professeurs des écoles »). Malgré la célèbre hypothèse Sapir-Whorf, qui affirme que les représentations mentales procèdent du langage, il est parfois difficile de savoir quand c’est le langage qui construit une vision du monde et quand c’est la vision du monde qui construit le langage. La réponse à cette question est potentiellement vexante : si c’est le langage qui conforme nos esprits, cela signifie-t-il que nous ne réfléchissons pas de manière aussi pure, indépendante et personnelle que nous voulons le croire ? Je remarque, d’expérience, qu’il est très facile de convaincre une personne que le langage dirige la pensée lorsque l’on parle d’une langue qui n’est pas la sienne. Les personnes qui s’indignent contre l’écriture inclusive en France peuvent juger très pertinents tous les faits qu’on énoncera (ou les contes qu’on leur servira) au sujet des limites conceptuelles portées par des langues telles que l’Arabe, la langue Inuit ou le Mandarin. On veut bien croire que la langue est autoritaire, totalitaire, voire fasciste comme l’a écrit un jour Roland Barthes, mais tant que c’est la langue de l’autre.
Les travaux d’Edward Sapir et de Benjamin Lee Whorf supposent que la langue Hopi contient en germe certaines croyances animistes… Une autre tribu a été opposée à ces auteurs : les français. En effet, en français, les noms communs ont un genre mais celui-ci semble distribué au hasard et n’a aucune incidence sur la perception des objets décrits, personne ne pense qu’un tabouret ou un fauteuil sont plus masculins qu’une chaise, qu’un escabeau est plus masculin qu’une échelle, qu’une coccinelle est plus féminine qu’un doryphore, qu’une arène est plus féminine qu’un stade…
Si j’écris lecteur·ice·s ou même lecteur·ices, en recourant au point médian, je ne fais pas que désigner indifféremment des personnes des deux genres, je signale — et ce sera vrai tant que la formule ne sera pas généralisée au point qu’on ne la remarquera plus —, une forme d’engagement militant. Le mot à lui seul me classe politiquement, et je soupçonne d’ailleurs que c’est parfois sa première raison d’être. Je note que l’effet que cette forme produit sur moi, en tant que lecteur, dépend un peu du volume du texte à lire. Dans un tweet, un mail, sur une affiche, le point médian passe bien. Sur la longueur, en revanche, il me donne souvent l’impression de moucherons, ou de phosphènes, ces taches que nous avons dans la rétine. Quelque chose d’un petit peu irritant, d’un peu parasite. Question, peut-être, d’habitude ou d’âge. Quand j’écris les lectrices et les lecteurs (préférablement au les lecteurs et les lectrices), j’emploie bien une formule inclusive, et je le fais d’une manière qui peut passer inaperçue, mais en doublant chaque nom, chaque adjectif, j’alourdis mon texte. Avec un peu de mauvais esprit, je me dis que l’allongement des textes qu’induit le fait de signaler alternativement le féminin et le masculin explique le succès du procédé dans les discours politiciens (« Chères Françaises, chers Français… »), où il faut pouvoir tenir le micro pendant un temps défini, même et surtout sans avoir grand chose de véritablement signifiant à dire. Si j’utilise des formules telles que lecteurs/lectrices, lecteurs/trices, lect(eur/rice)s, lecteur-trice-s, lecteurs-lecteures, lecteur’es, lecteurEs, etc., ou si j’utilise un simple point de ponctuation au lieu du point médian, je fais la démonstration d’un petit effort d’inclusivité, mais j’ai surtout l’air d’avoir un, deux ou trois trains de retard, puisque ces usages ne sont pas à la pointe, et s’il y a quelque chose qui répugne les tenants de la pureté militante, c’est qu’on ne suive leurs prescriptions qu’à demi : l’ennemi du révolutionnaire n’est pas le réactionnaire, son image inverse, et au fond son jumeau et souvent son futur, mais toute personne qui cherche sa voie entre deux dogmes, entre deux vérités (ou en dehors). Dieu vomit les tièdes, nous dit le livre de l’Apocalypse2. Rappelons-nous que, si on le juge aux actes commis en son nom — ce qui le fait objectivement exister —, Dieu a sans doute fait plus de mal que de bien, les tièdes ont peut-être raison.
Si j’utilise des formes plus rares et expérimentales comme lecteurxes, ou comme les graphies qui s’appuient sur des ligatures inclusives telles que les permettent les typographies du groupe Bye bye binary, je me montre inventif et original mais, puisque je ne me réfère pas à des codes établis, je cours le risque d’être laborieux à lire3. Cependant, la création est le genre d’attitude qui nous amène à la littérature, puisque ce qu’on attend des écrivains, ce n’est pas le strict respect de vieilles règles, c’est l’invention d’une langue4, ou comme on dit parfois, c’est de faire de sa langue une langue étrangère. Étrangère et singulière. Le mot lecteureuses aura un effet curieux : contrairement à certaines formes qui s’écrivent mais ne s’énoncent pas oralement5, lecteureuses peut se dire. Le mot sonnera sans doute plutôt au féminin (à ce compte, pourquoi ne pas se borner au mot lectrices ?6 ) et convoque sans le vouloir le mot « heureuses » qui, pour sympathique qu’il soit, n’est peut-être pas approprié à tous les cas (« les lecteureuses d’un faire-part de décès »). Au fond, le choix que l’on fera ou ne fera pas viendra toujours avec son lot d’inconvénients.
J’ignore si la langue est fasciste mais elle peut être le théâtre de violences symboliques et d’humiliations, et ceci de manière un peu plus pernicieuse qu’avec la simple question de l’emploi d’une forme inclusive ou non. L’étendue du vocabulaire, la capacité à jouer avec les niveaux de langage, la maîtrise de la conjugaison et celle de l’orthographe, sont autant de marqueurs sociologiques aux effets parfois cruels. Et ces effets ne me semblent pas contrebalancés par l’état de la réflexion sur l’inclusivité de la langue, qui peut au contraire les amplifier. En effet, pour utiliser correctement et systématiquement une forme comme l’écriture-inclusive-à-point-médian, il faut déjà maîtriser les accords de genre. C’est un paradoxe curieux, mais bien réel : l’écriture non-binaire implique de commencer par très bien connaître l’écriture genrée.
vu à l’Université Paris 8
Une anecdote à ce sujet. Jusqu’en 2023, j’ai régulièrement dirigé des mémoires de Master à l’Université. C’est une tâche parfois très gratifiante, car on accompagne des textes aux sujets variés et inattendus, portés par des passionnés qui veulent comprendre et transmettre. Mais c’est une tâche parfois inversement ingrate, lorsque les étudiants se forcent à produire un texte non pas par intérêt pour la recherche ou pour l’écriture, mais parce que tel ou tel concours administratif, naguère accessible dès le baccalauréat (voire avant, comme le concours pour devenir professeur des écoles), impose désormais d’avoir validé une première année de Master (bac+4) ou d’être titulaire d’un « Master 2 ». L’angoisse vis-à-vis du monde du travail et les exigences des employeurs — qui eux aussi tentent de se rassurer en recrutant des gens toujours plus diplômés, je suppose — mènent à un déluge de textes universitaires ineptes sur le fond et souvent catastrophiques en termes de rédaction7, quand ils ne sont pas carrément malhonnêtes — plagiats bruts, plagiats recourant à la traduction automatique, et bien sûr, j’imagine (lorsque l’orthographe semble aussi irréprochable que le propos est plat et inutile), prose produite par des IAs telles que ChatGPT. Malheureusement un mémoire écrit avec ChatGPT, s’il est rarement intéressant, a la grande vertu d’être lisible. Ce n’est pas le cas de tous, et plus d’une fois j’ai cru que la cornée de mes yeux allait se dessécher jusqu’à tomber tant j’ai souffert en tentant de déchiffrer des textes à l’orthographe, à la syntaxe et au propos incompréhensibles. Parmi les nombreux mémoires médiocres que j’ai eu à lire, j’ai le souvenir d’un texte qui souffrait paradoxalement des bonnes intentions de son autrice, qui avait pris le soin de recourir systématiquement à l’écriture inclusive. Les pronoms (iel, elleux, lia), ou les pluriels, semblaient manipulés au petit bonheur la chance et pire encore, l’écriture inclusive était parfois appliquée pour des sujets genrés (« Une femme très occupé·e·s »), ou encore appliquée à des mots invariables, épicènes, ou à des formes grammaticales qui ne sont pas censées être accordées (« Louise Bourgeois a créé·e·s ses sculptures… »). L’intention politique très claire, que je comprends et qui a ma sympathie pour la vision de la société qu’elle porte, se heurtait ici au bagage culturel de l’autrice du texte, et si celui-ci était malgré tout intelligible, l’emploi de l’écriture inclusive accentuait une difficulté à s’exprimer par écrit : pour écrire cinquante ou cent pages « inclusives » sans erreur, il vaut mieux avoir fait Hypokhâgne-Khâgne à Henri IV qu’avoir eu son bac de justesse dans un Lycée de Saint-Denis. Seuls les bourgeois ont les moyens d’être révolutionnaires.
Souvenir de 2018 : des étudiants avaient forcé les portes de plusieurs ateliers de l’Université afin d’y loger deux-cent migrants. Pendant des mois ont vécu là des hommes qui semblaient complètement hébétés et qui se préparaient à manger au milieu des vêtements suspendus, pendant que des jeunes gens pleins d’espoir leur dispensaient des cours d’alphabétisation en leur expliquant le concept de « mégenrage » et le respect dû aux personnes trans ou aux filles avec un décolleté. L’épisode a duré jusqu’aux vacances, période à laquelle les étudiants ont commencé à se faire rares, permettant à la préfecture de procéder à une évacuation.
Et puis qu’est-ce que l’écriture inclusive règle vraiment, au fond ? On me signale un chapitre de l’essai La vallée du silicium d’Alain Damasio, où le neutre est marqué par une alternance systématique de masculin et de féminin. L’exemple que j’ai pu relever dans les médias est : « La cathédrale est ouverte aux pèlerines du monde entier »… Exemple curieux, car si pèlerine est bien le féminin de pèlerin, c’est d’abord un élément vestimentaire, à savoir le manteau… des pèlerins, qu’on pourrait appeler, par métonymie, pèlerines, comme on pourrait décrire une assemblée de curés en parlant de soutanes. Si Alain Damasio fait l’effort d’inventer une manière de (je cite) « défaire la domination indue du masculin » (dans la grammaire française), ses romans ont souvent été pointés comme développant une vision plutôt « viriliste » du monde. Je ne sais pas si c’est toujours vrai (je commence ses livres avec enthousiasme mais je n’ai jamais réussi à en finir un) ou si le souci exprimé plus haut est la résultante d’une prise en compte de ces critiques, mais quoi qu’il en soit, la grammaire, à elle seule, ne suffira pas à régler tous les problèmes liés au sexisme, lequel parvient à s’épanouir dans les consciences de locuteurs des langues les plus diverses, y compris de langues sans notion de genre grammatical, comme le persan (parlez-en aux iraniennes !), comme les langues dérivées du Persan qui ont cours en Afghanistan (pas le pays le plus féministe non plus), comme le turc, le hongrois, ou toutes les langues d’Asie du Sud‑Est.
Bien entendu, la langue ne se décrète pas, elle s’impose par l’usage. Et la langue n’a pas d’autres propriétaires que ceux qui la font vivre et évoluer. Mais si ces évidences constituent un argument contre toute injonction à utiliser telle ou telle forme nouvelle d’écriture inclusive, ils sont aussi un argument contre ceux qui veulent proscrire ce même usage, ou imposer à tous une forme figée et académique de la langue, qui ne sera pas moins idéologique qu’une autre. Si j’ai tendance à juger logique que les autorités françaises recommandent une langue précise pour certains actes (lois et décrets, contrats, publications officielles,…), ou dans le cadre de l’enseignement primaire ou secondaire (apprendre à lire et à écrire semble déjà de plus en plus difficile), je suis nettement plus réservé quant à l’interdiction de l’usage du point médian au cours des études supérieures, manifesté par des circulaires et désormais en cours d’inscription dans la loi8. Je n’ai pas l’impression que la prescription soit très assidûment suivie, du moins dans les sciences-humaines.
Useol-gui, (langue de bœuf grillée) par David Pursehouse
La langue est une affaire très délicate, nous entretenons tous un rapport intime avec celle que nous parlons, que nous écrivons, et nous voir imposer un usage qui ne nous semble pas naturel peut constituer une forme de brutalité9, et ceci plus encore si c’est au motif d’une bonne cause que l’on altère la langue, car l’injonction à changer sa langue (autant dire à changer l’eau de son bocal) s’accompagne alors d’une forme de culpabilisation morale. Changer de langue est déstabilisant, mais nous le faisons malgré tout régulièrement, par petites touches, lorsqu’un mot semble produire un sens qui ne nous plait pas, lorsqu’il est accaparé par des adversaires politiques, ou lorsqu’un mot nouveau, qui nous semblait autrefois barbare, se révèle utile. Si certains ont longtemps défendu qu’une femme de lettres pouvait être une « auteur » ou une « écrivain », le mot « écrivaine » s’est installé, tout comme « auteure », qui semble en voie d’être supplanté par « autrice » — paradoxalement plus ancien et légitime, et plus intéressant aussi car il marque une différence à l’oreille. Au passage, on se félicitera que nos parlementaires, bien qu’ils luttent contre le point-médian, soutiennent désormais la féminisation des noms de métiers, ce qui n’est pas toujours allé de soi. Je note que certaines femmes revendiquent le masculin pour désigner leur profession, affirmant que la féminisation décrédibilise la fonction. Terrible observation auto-réalisatrice. Bref, notre langue nous appartient, nous lui appartenons aussi, nous passons une vie à l’apprendre, à la former, elle nous piège, parfois10, elle nous aide à penser, souvent. Elle peut nous mener à confondre le réel et les mots qu’on pose dessus11, on peut jouer avec, et elle est fascinante à étudier. Si l’idéologie peut assécher la langue et la littérature aussi sûrement qu’elle peut assécher les esprits, ce n’est pas forcément parce que quelqu’un s’est dit que le mot « toustes » avait une utilité, car un mot en plus est toujours un petit cadeau, c’est plutôt ce qui arrive chaque fois que l’on veut restreindre le nombre des acceptions d’un même mot, chaque fois que l’on enlève des pages aux dictionnaires en cessant d’employer certains mots, certaines formules, en les vidant de leur substance ou en les cantonnant à un usage automatique. C’est qui arrive chaque fois que l’on fait croire qu’il ne doit y avoir qu’une manière de dire les choses.
Amusant : le combat contre l’écriture inclusive a été porté par feue Hélène Carrère d’Encausse. Or cette même personne est aussi celle qui a imposé, contre l’usage, que le mot « covid » se dise au féminin — et une bonne partie des services officiels, et des médias, s’y est conformée. Est-ce que les maladies (comme les cyclones tropicaux jusqu’à la fin des années 1970), doivent être de genre féminin ? La logique avancée était que « covid » est l’acronyme de COronaVIrusDisease, ce qui se traduirait en français par « maladie à coronavirus », et maladie est un mot féminin, donc… Mais « disease » est un mot neutre, et l’acronyme est en anglais,… selon une telle logique on devrait parler de « la week end » (puisque fin/end, et d’ailleurs semaine/week sont des mots féminins… [↩]
Apocalypse 3.15-16 : Je connais tes actions, je sais que tu n’es ni froid ni brûlant – mieux vaudrait que tu sois ou froid ou brûlant. Aussi, puisque tu es tiède – ni brûlant ni froid – je vais te vomir de ma bouche. [↩]
En France, Auriane Velten a écrit After ® un roman de science-fiction qui recourt à une écriture inclusive inventée par l’autrice… Le projet ne me hérissait pas par principe, et le résultat n’était pas spécialement déplaisant, mais j’ai tout de même interrompu ma lecture au bout de quelques pages, ce soir là, et je n’y suis jamais revenu. [↩]
Lire l’article de blog Écriture inclusive, par Laure Limongi. [↩]
Il y a quelques années, un étudiant de l’école d’art et design du Havre avait fait sa soutenance en oralisant les formules inclusives avec une virtuosité et une précision qui avaient impressionné le jury, mais qui était plus de l’ordre de la performance ponctuelle que d’une manière de s’exprimer généralisable à chaque instant de la vie. [↩]
Dans Les Chroniques du Radch, Ann Leckie fait le choix d’employer systématiquement le féminin comme neutre. Si le procédé est un peu déroutant au départ, on s’y fait assez rapidement. [↩]
J’ai une théorie : jugeant par avance intéressants tous les sujets, et étant facile à attendrir, j’ai souvent accepté de suivre des étudiants dont absolument aucun collègue ne voulait. Ma vision est sans doute biaisée par l’échantillon que je me suis imposé. Notons que les mauvais mémoires que j’ai pu lire à l’Université n’ont pas d’équivalent en école d’art, où malgré une appréhension de l’écrit et des capacités d’ordre divers, les étudiants en école supérieure d’art ont à cœur de produire un travail personnel et intéressant. Il faut dire que leurs enseignants les connaissent de manière plus personnelle, et que ce lien doit influer sur le résultat. [↩]
Pour quitter un peu le sujet de la langue inclusive, j’aurais du mal à écrire « cout » (pour coût) ou « paraitre » (pour paraître), même si de telles abominations sont désormais permises (mais non imposées, et c’est une bonne chose) par la réforme de l’orthographe de 1990. [↩]
cf. les observations d’Alfred Korzybski, qui considérait que le langage nous mène parfois à confondre la carte et le territoire, et nous pousse à croire symétriques des objets de nature différente — plein et vide, par exemple. [↩]
Si j’étais taquin, je dirais que certains philosophes ne sont pas très différents des Large Language Models tels que celui qui fait tourner ChatGPT. Je me comprends. [↩]
L’album Spirou et la Gorgone bleue, par le scénariste Yann et le dessinateur Dany a été rappelé par l’éditeur Dupuis après une flambée d’émotion exprimée sur les réseaux sociaux. Tout est parti il y a une semaine d’une toute simple vidéo TikTok réalisée par une prénommée Charlotte qui expliquait sa stupéfaction en découvrant, je la cite, « La BD la plus raciste de 2024 », dont elle pointe aussi le sexisme complaisant. La vidéo, dans laquelle cette jeune femme affirme que laes personnages noirs de l’album sont dessinés comme des singes, a été beaucoup vue et relayée, coûtant à son autrice une cascade de commentaires hargneux ou haineux émanant de défenseurs de la « liberté d’expression » qui, comme souvent, ont le paradoxal souci de faire taire, au nom de la liberté, ceux qui expriment des opinions qui leur déplaisent.
À la suite de la vidéo TikTok, le duo notamment par Histoires Crépues, qui se penche sur l’Histoire coloniale sur Twitter, Instagram, TikTok et Twitch, a livré sa lecture de l’album, elle aussi négative et elle aussi amplement partagée, qui amène, outre la question du dessin, un regard sur ce que véhicule le scénario de l’album.
La liberté d’expression, je la chéris, même dans l’outrance, et le droit à la caricature, je le défends bien entendu par principe autant que par goût personnel, car je place James Gillray plus haut que Salvador Dali et J.J.Grandville au dessus de Pablo Picasso. D’un côté je salue des artistes, de l’autre je ne vois guère que des faiseurs suffisamment virtuoses pour convaincre le monde de leur importance et pour faire mine d’avoir inventé ce qu’ils ont pris à d’autres. Mais peut-être forcé-je un peu le trait — je rends hommage à mon sujet. Comme j’aime la liberté d’expression et comme je défends le droit à charger le trait (c’est l’étymologie du mot caricature), je suis très surpris que ces deux licences soient opposées à ceux qui jugent pertinent, de la part des éditions Dupuis, d’avoir rappelé l’album Spirou et la gorgone bleue, de Yann et Dany, comme une marque agroalimentaire rappellerait une denrée potentiellement colonisée par la salmonellose ou la bactérie e-coli. Dupuis, c’est un acteur de l’industrie du livre, et sa réaction est celle d’un acteur industriel face à un scandale sanitaire et au problème d’image que ledit scandale lui cause.
« Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque ».
En choisissant ce qu’il publie ou non et ce qu’il fait vivre de son fonds, un éditeur ne censure pas, il exerce un droit (auquel peut s’opposer le droit moral des auteurs et bien d’autres droits). Dans ce cas précis, par ailleurs, il n’y a pas en jeu que l’éditeur, l’auteur et le public, il y a une quatrième partie : le personnage (propriété de l’éditeur et non de l’auteur). En effet, Spirou — qui est né cinq ans avant le dessinateur Dany —, est un personnage qui, depuis sa première inkarnation1 est exclusivement un personnage positif, dynamique et serviable, et s’il est né dans une Belgique coloniale et que cela se ressent dans plusieurs de ses premiers albums, il n’a jamais eu le paternalisme condescendant et niaisot qu’avait son concurrent et compatriote Tintin à ses débuts2. Spirou ne fait pas partie des personnages que l’on associe à un imaginaire raciste, et moins encore en 2024. C’est peut-être ce qui rend la décision des éditions Dupuis aussi évidente à mon sens, décision tellement rapide qu’elle ressemble presque à une forme de soulagement : on sait par une enquête de Médiapart que l’éditeur était conscient d’un problème, avait réclamé des corrections, et avait sorti l’album pour honorer un contrat signé dix ans plus tôt et achevé au terme d’une gestation longue et pénible3. J’ai la très subjective impression que cet album est sorti en catimini, avec un service minimum en termes de communication événementielle.
Une des cases les plus souvent montrées. Il me semble difficile de contester que le personnage de droite a un profil simiesque, ce qui est fortement dérangeant puisque c’est un motif particulièrement prégnant de l’Histoire visuelle colonialiste.
Je ne vais pas m’engager sur le terrain de l’analyse du dessin pour lui-même, car il me semble qu’il faudrait l’élargir à toute la tradition du dessin « comique » de la bande dessinée franco-belge, dans laquelle la représentation des noirs par Dany ne détonne pas forcément. En écrivant ça je ne dis pas qu’il faut pilonner les œuvres de Franquin, Uderzo, Morris, Jijé et autres, mais qu’on peut s’interroger sur une certaine paresse graphique au sujet de la représentation stéréotypée des personnages d’origine africaine ou asiatique4. Quant à la réduction de la quasi-totalité des femmes (y compris héroïnes) à leur caractère d’objet sexuel, c’est une réalité, mais elle aura du mal à étonner les personnes familières du dessinateur, qui a construit une bonne partie de sa carrière sur des albums « coquins ». Et puis il y a un ensemble à considérer : les traits du visage ou la forme des corps sont une chose, les expressions face à telle ou telle situation en sont une autre, le développement des personnages en est encore une autre…
Sur le site de Dany, dans la section « dessins »… Ne se trouve depuis dix ans qu’une unique image, cette confrontation entre les héros blancs et blonds de Dany — Olivier Rameau et Colombe Tiredaile, du monde de Rêverose —, qui font face au mépris d’une bande jeunes gens nettement moins blancs. Je ne sais pas exactement quel message l’auteur a voulu faire passer, peut-être y a-t-il une forme d’autodérision dans le constat d’une certaine ringardise d’une série née en 1968, mais on peut facilement y lire aussi le spectre du « grand-remplacement » avec lequel l’extrême-droite joue à se faire peur. Et si ce n’était pas l’intention, alors le niveau de maladresse de l’artiste est plutôt consternant.
Je ne vais pas pour autant m’étendre sur le contenu scénaristique de l’album — dont je n’avais pas entendu parler avant cette semaine mais que je me suis procuré depuis —, je dirais juste qu’il est là encore un peu paresseux, renvoyant dos à dos le capitalisme écologiquement irresponsable et ceux qui le combattent. Enfin « celles » qui le combattent, plutôt, puisque les adversaires du personnage inspiré par Trump sont de femmes qui, à l’exception d’une manipulatrice cynique, sont toutes plus ou moins écervelées. Un scénario à la fois « woke » et « boomer », ai-je lu. Mais un peu plus « boomer » que « woke », alors5. Le tout est parsemé d’allusions graveleuses un peu vieillottes. S’emparer de l’actualité, évoquer le green-washing, le solutionnisme, les formes contre-productives de l’engagement, la communication, la malbouffe, le complexe militaro-industriel et autres traits de notre époque est plutôt pertinent en théorie, mais en pratique : bof. Il y a ici une véritable occasion ratée, le sujet aurait pu nous ramener au Spirou des années 1970 par Jean-Claude Fournier, furieusement écolo et ouvert aux thèmes politiques et géopolitiques. Et même le caractère un peu grinçant de l’ensemble tombe à plat, je ne retrouve pas tellement le Yann que, pré-ado, j’ai vu débouler ricanant dans Spirou avec son camarade Conrad, leurs Hauts-de-pages et leurs Innomables.
Spirou et Fantasio 57, La Mémoire du futur, par Sophie Guerrive, Benjamin Abitan et Olivier Schwartz. De manière ironique, la polémique sur Spirou et la gorgone bleue se déroule au momement même où, dans la série canonique, Spirou se réveille dans une Belgique (simulée) de 1958, où il est confronté à la contradiction entre le futurisme positif de l’atomium et le racisme colonial le plus sordide (exprimé ici avec naïveté par le Fantasio de 1958, sous l’œil réprobateur du Spirou d’aujourd’hui), et ceci servi par un trait qui cultive une certaine nostalgie de celui de Jijé ou du jeune Franquin, c’est à dire un trait littéramement « Hérité d’une autre époque ». Mais ici, il s’agit d’un héritage au bon sens du terme : héritage visuel, et droit de regard sur l’Histoire, voire droit d’inventaire idéologique.
Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le contenu de l’album de Yann et , c’est la manière dont celui-ci est défendu. Certains réflexes affleurent immédiatement : « on peut plus rien dire » ; « à ce compte-là il va falloir interdire toute la bande dessinée franco-belge« ; « je l’ai lu et je n’ai rien vu« ; « Aujourd’hui des livres censurés, demain des arrestations arbitraires« ; « les réseaux sociaux et le wokisme font la loi« ; « c’est au lecteur seul de se faire une idée par lui-même » (sauf s’il n’est pas d’accord avec moi) ; etc. Rien de très original, mais je note un argument qui revient très souvent et qui est de dire « c’est de la caricature », considération souvent assortie, comme si c’était une preuve d’équité, de l’affirmation que « Donald Trump aussi est caricaturé ». Et il est vrai que, pour autant qu’on puisse caricaturer une caricature, Trump n’est pas spécialement épargné — mais il peut se consoler avec les myriades de jolies filles quasi-nues dont Dany l’entoure. Interrogé, Dany lui-même a expliqué : « Il est évident que la plupart des Africains, enfin presque tous d’ailleurs, ont des lèvres plus épaisses, plus grosses que les Blancs, c’est un fait. Ça fait partie de la caricature (…) Il y en a un [Blanc] qui ressemble à Trump, ce n’est pas particulièrement gentil non plus… ».
Nous arrivons cette fois au cœur du sujet. Passons sur le fait que Dany parle d’« africains » alors que sur le porte-avions USS Obama, il n’y a que des afro-descendants, qui, du fait de plusieurs siècles de métissages avec des européens et des amérindiens notamment, n’ont pas franchement une grande uniformité phénotypique. C’est l’opposition qui m’intéresse : d’un côté « Trump », qui est une personne, un individu ; de l’autre côté « les noirs », qui est un groupe aussi vaste que divers. Dessiner une personne en exagérant certains traits ou attributs (dessiner, disons, Angela Davis avec une boule afro et les dents du bonheur ; Morgan Freeman avec les cheveux gris et une dermatose papuleuse (qui rappelle des taches de rousseur) ; Bruce Lee avec sa coupe de cheveux caractéristique, ses muscles tendus et ses épais sourcils noirs ; etc.), c’est faire une caricature. Dessiner de manière indifférenciée tous les membres d’un groupe humain aux contours mal définis, ce n’est pas vraiment une caricature, c’est se faire le véhicule d’un stéréotype, c’est enlever sa personnalité à une personne. Dans la presse africaine, les caricaturistes donnent à telle ou telle personnalité politique locale un profil exagérément prognathe, ou des petits yeux enfoncés, ou un grand embonpoint, etc., exagérant ce qui sort de la moyenne et créant des caricatures. Mais si on applique une même caricature à toutes les personnes qui ont plus ou moins la même origine, ce qui est caricatural ce ne sont plus les personnes représentées, c’est le regard du caricaturiste, qui dit sans le vouloir qu’il considère l’origine avant la personnes. Il faut dire, dans le cas qui nous occupe, qu’il n’y a que deux personnes noires auxquelles le scénario donne un véritable rôle, ce qui ne laisse pas au dessinateur le loisir, s’il l’avait voulu en tout cas, de développer visuellement la personnalité des personnages noirs : ceux-ci sont indifférenciés visuellement car ils le sont aussi dans le scénario.
Dany se défend d’être raciste, et admet : « J’aurais dû faire gaffe à ne pas dessiner les Noirs comme dans les années 1960 ou 1980. », ajoutant qu’il est désolé et présente ses excuses à ceux qu’il aurait pu blesser. Preuve que lui-même voit un problème, ou que comme tout artiste un peu lucide, il sait qu’on ne peut pas dire au public qu’il a tort de voir ce qu’il voit, même si sa perception ne correspond pas à l’intention initiale de l’artiste. C’est plutôt sage de sa part, tout comme il est sage de la part de Dupuis de regretter d’avoir publié cet album et d’en avoir tiré les conséquences. Je m’inquiète plus pour ceux qui défendent cet album au nom de grands principes, car avoir des principes ne dispense pas de s’interroger sur ce que l’on souhaite défendre. S’exprimer n’est pas opprimer et caricaturer n’est pas stéréotyper. Et si on amène une création potentiellement dérangeante, politiquement problématique, il faut que l’œuvre ait pour elle des arguments qui justifient qu’on veuille la sauver. J’ai peur qu’ils fassent défaut ici.
J’invente ce mot, oui ! Ai-je besoin de l’expliquer ? [↩]
Un ami me fait remarquer que Spirou chez les Pygmées, qui est bien plus récent que Tintin au Congo, est assez gratiné dans le genre. Dont acte. [↩]
« Le contrat a été signé il y a plus de dix ans, par des gens qui ne sont plus aux commandes. Depuis mon arrivée, nous avons à plusieurs reprises demandé des modifications à son dessinateur, Dany. C’est un homme de plus de 80 ans : il ne voyait pas en quoi ces dessins, qui sont des caricatures, étaient choquants. Nous avons sans doute commis une erreur en acceptant de la publier. » (Julie Durot, directrice générale de Dupuis, interrogée par Médiapart). [↩]
Plusieurs personnes utilisent le mot « racisé » pour désigner les Asiatiques ou les Africains. C’est un mot que je trouve dangereux lorsqu’il est employé pour décrire une personne dans l’absolu, comme si l’essence même des Asiatiques ou des Africains était, depuis toujours et pour toujours, d’être victimes de biais racistes… On n’est pas racisé par nature, mais en fonction d’un contexte. Je me rallie au passage à l’idée pas toujours bien comprise qu’a exprimé Rokhaya Diallo qui est de dire qu’on peut tout à fait être blanc et racisé, non parce qu’on est victime du fameux « racisme anti-blanc » dont se lamentent certains, mais parce qu’on peut être favorablement racisé. Si aucun vigile ne me demande de montrer le contenu de mon sac-à-dos au supermarché, je pense que c’est parce que j’ai la peau pâle et des cheveux blancs… [↩]
Cette manière de mettre tout le monde d’accord est employée avec efficacité par Marvel et DC, où chacun (du pire réactionnaire au plus acharné révolutionnaire, en passant par tout le spectre qui sépare ces humeurs) trouvera son compte, mais ici c’est trop grossièrement fait pour fonctionner véritablement. [↩]
Je ne suis pas sportif, je ne suis pas commentateur sportif de canapé ni même spectateur de canapé, et des Jeux Olympiques de Paris, je ne voyais que les inconvénients, entre les travaux, la surenchère sécuritaire, les thèmes sportifs imposés aux animateurs culturels, le coût pharaonique1… Mais bon, j’ai regardé la cérémonie d’ouverture. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, ayant tout au plus suivi la polémique sur la présence ou non d’Aya Nakamura d’une fesse distraite. Je n’avais pas imaginé ce que serait l’échelle de cette cérémonie, qui à elle seule en fait un événement historique : des navires ont fait défiler les délégations sur des kilomètres et cent-vingt caméras ont filmé d’innombrables prestations artistiques regroupées en « tableaux » (enchanté, liberté, égalité, fraternité, sororité, sportivité, festivité, obscurité, solidarité, solennité, éternité). Nul besoin d’en faire une description, un français sur quatre (et au moins un terrien sur huit) a visionné la cérémonie, les Wikipédiens ont fait un travail très complet pour détailler les participations, les chansons, et même les réactions (on va y revenir). Je peux en revanche parler de mon sentiment, même s’il ne semble pas spécialement original : j’ai été surpris. Surpris par différentes idées visuelles, surpris par des audaces, et je dis bien audaces et non provocations. Évoquer de manière timburtonisée la décapitation de Marie-Antoinette, qui est bien une page de l’Histoire de France, et pas vraiment une page honorable2, est audacieux. Invoquer l’anarchiste Louise Michel, l’exploratrice travestie Jeanne Barret et la féministe Olympe de Gouges (décapitée elle aussi, c’eût pu être rappelé) est un peu plus surprenant que de sortir de la légende dorée les habituelles Jeanne d’Arc, Joséphine Baker, Coco Chanel ou Marie Curie. Qu’on s’y rallie ou non, on constatera que les organisateurs de la cérémonie ont chaque fois fait des choix forts et parfois surprenants. Il y aussi eu des audaces techniques (la déesse Sequana galopant sur le fleuve ; la superbe vasque-montgolfière de Mathieu Lehanneur), des audaces artistiques (Aya Nakamura et la garde républicaine ; un contre-ténor break-dancer,…), des audaces dans les références retenues, aussi, qui sont rarement les plus attendues. Enfin, un grand souci de rassemblement. Un spectacle « inclusif », comme disent ses promoteurs, qui ont essuyé pour ça plus d’une moue de dégoût. Un spectacle assez joyeux, plutôt frais, malgré un certain kitsch Eurovision, malgré des placements de produits un peu grossiers (LVMH, les Minions) et malgré une réalisation un peu en dessous de ce qu’elle aurait pu être — la faute, dit-on, de la pluie qui a empêché l’usage de drones, et du choix du réalisateur, habitué à couvrir des parades sportives plus lambda. L’évocation doucement provocante, dans le tableau « liberté » d’un ménage-à-trois qui saute de la Bibliothèque nationale à la chambre-à-coucher dans une version chamarrée et gender-fluid de Jules et Jim, a curieusement fait moins de bruit que la suite.
Et la suite, c’est une table de banquet au milieu de laquelle une cloche d’argent est soulevée pour révéler un Philippe Katerine en slip, barbe orange et peau bleue3, qui interprète sa chanson Nu. Les convives du banquet, qui entourent la dee-jay Barbara Butch, sont, notamment, des drag-queens.
Nu. Est-ce qu’il y aurait des guerres si on était resté tout nu ? Non. Où cacher un revolver quand on est tout nu ? Où ? Je sais où vous pensez Mais. C’est pas une bonne idée. Ouais… Plus de riches plus de pauvres quand on redevient tout nu. Oui Qu’on soit slim, qu’on soit gros, on est tout simplement tout nu
Le moment était suffisamment incongru et inattendu pour provoquer, en France, un éclat de rire assez général. La chaîne de télévision marocaine et le network étasunien NBC ont aussitôt remplacé cette séquence par des images d’archive. Trop bizarre, trop dénudé.
Cène ou banquet ?
C’est un peu plus tard, je pense, qu’une autre opinion s’est sédimentée parmi quelques fâcheux : avec cette séquence, les créateurs de la cérémonie citaient la représentation de la Cène par Léonard de Vinci, et, donc, manquaient de respect envers les croyants4. Cette opinion a eu du succès notamment chez des gens qui n’ont pas regardé la cérémonie où ne l’ont vue que sous forme de photogrammes choisis. J’en veux pour preuve les gens qui ont vu « un travesti à la place de Jésus » (c’était en fait une femme qui se trouvait au centre de la table) ou ceux qui ont compté douze convives alors qu’il y avait bien une trentaine de personnes derrière la table.
Un tweet qui compare la Cène de Léonard avec le banquet de la Cérémonie d’ouverture, dont l’image a été choisie avant l’apparition de Philippe Katerine, et recadrée dans le but d’obtenir exactement le nombre de figures attendues pour évoquer le dernier repas.
L’interprétation de ce tableau comme une citation de l’ultime repas du Christ n’est pas limitée aux catholiques grincheux, elle a aussi été faite par des gens qui ont apprécié le moment, que l’idée d’une citation de la Cène ne choquait pas par principe (il faut dire que c’est plus que banal), et c’est intéressant de le noter : on pouvait apparemment voir de bonne foi, et sans s’en offusquer, une référence à la Cène. Pourtant, les éléments iconologiques communs ne sont pas nombreux et se résument, au fond, au fait que des gens se trouvent placés derrière et non, comme des commensaux habituels, autour d’une table. Le fait que la figure centrale porte un diadème en forme d’auréole peut évoquer de nombreuses représentations de la Cène mais pas spécialement celle de Léonard de Vinci qui a été presque chaque fois citée. L’activité et les postures des convives n’évoque pas spécialement la plupart des représentations de ce genre, et encore moins leurs pastiches, car si de nombreux artistes on produit des représentations de la Cène assez originales (Tintoret ou Véronèse, par exemple — ce dernier a eu maille à partir avec l’Inquisition pour cette peinture), les auteurs de citations essaient de s’en tenir au canon imposé par Léonard, avec notamment un point de fuite précis (destiné, dans le cas de la fresque de Léonard, à répondre à l’architecture du réfectoire où se trouvait la peinture) et une composition très symétrique :
Thomas Jolly, auteur de la mise-en-scène, s’est justifié en affirmant qu’il n’avait pas souhaité faire référence à la Cène ni à la religion, expliquant s’être notamment inspiré d’un tableau hollandais du XVIIe siècle, Le Festin des dieux, par Jan van Bijlert, peinture conservée au Musée Magnin de Dijon. Si ce tableau n’est pas aussi célèbre que certains l’affirment à présent (il n’a eu droit à une page Wikipédia qu’après la polémique !), son sujet est quant à lui très classique, il s’agit d’un banquet des dieux de l’Olympe. Peut-être pas n’importe quel banquet, car on soupçonne l’artiste d’avoir secrètement voulu peindre… La Cène. En effet, évoluant dans le contexte de la Réforme, qui proscrivait la peinture sacrée et ne permettait plus d’en vivre, Bijlert se serait emparé du prétexte de de la mythologie pour représenter, malgré tout, le dernier repas. J’ignore quels éléments concrets soutiennent une telle thèse, d’autant que la ville d’Utrecht, où le peintre a fait sa carrière, était restée presque pour moitié catholique — une curiosité locale assez unique. Biljert, à la même époque, a peint plusieurs tableaux religieux sans se cacher le moins du monde5. Sans rien connaître de Bijlert ni de ses intentions (qu’on me pardonne cette interprétation de spectateur ignorant), j’ai l’impression qu’il a bel et bien eu l’intention de peindre une bacchanale, tout en étant visiblement inspiré de peintures autant profanes que sacrées du maniérisme et du baroque italiens — références qui nous éloignent franchement de Léonard de Vinci et de sa Cène.
Des figures diverses et aux attributs eux aussi divers, ce banquet olympien rappelle effectivement le banquet de la cérémonie olympique… On note dans les deux cas la présence d’une lyre, et celle d’une armure.
Je trouve personnellement amusant que des questions d’Histoire de l’Art se soient invitées dans un conflit d’actualité, mais cela s’est fait de manière malheureusement un peu superficielle, chacun semblant surtout pressé de trouver la « preuve » qui l’arrange. Le sujet est pourtant passionnant car la Cène est loin d’être un motif évident à aborder !6
Plusieurs références de la Cérémonie sont volontairement imprécises : la déesse Sequana (la Seine) sur un cheval n’est pas une représentation particulièrement connue (mais les fleuves comme des chevaux, si) ; le personnage qui saute de toit en toit n’est pas non plus tributaire d’une unique référence (un peu d’Assassin’s Creed, un peu de Fantôme de l’Opéra,…) ; etc., et ma foi, tant mieux, nous échappons à une forme de lourdeur. Un repas avec un Bacchus bleu sous une cloche, des convives joyeux et une lyre apollinienne, tout ça semble assez évidemment faire référence à la mythologie antique et non à la Passion du Christ.
Mais voilà, il fallait trouver à râler, et ce fut fait dans un affreux festival d’arrières pensées racistes et homophobes, au prétexte d’une défense de la sensibilité des catholiques.
Comparer les JOs nazis de 1936 à ceux de Paris en 2024, car les premiers étaient trop racistes et les seconds pas assez, joli tour de passe-passe (à quand remonte votre dernier scanner, Ivan Rioufol ?).
Alain Finkielkraut s’est bien évidemment étouffé d’indignation face à un spectacle qu’il a jugé à la fois obscène et conformiste. On aurait été déçu s’il n’avait pas eu des déclarations pleurnichardes et grandiloquentes à ce sujet. Tout comme Marion Maréchal (une « honte internationale à cause des provocations autocentrées d’une minorité de militants de gauche qui ont pris en otage idéologiquement la cérémonie ») ; Philippe de Villiers (« tout était laid, tout était woke ») ; Éric Zemmour (« Une vision de la France qui n’est pas la nôtre, que nous rejetons, que les étrangers eux-mêmes découvrent avec stupéfaction, ou tristesse ») ; Éric Naulleau (« pas un prout wokiste ne manquait à l’appel des pétomanes qui ont conçu ce spectacle ») ; Idriss Aberkane (« sous-sécrétion déliquescente d’un microcosme qui se regarde le nombril (…) gauche pipi-caca »)… Des groupes ultra-cathos ont organisé des sessions de prière destinées à nettoyer l’affront. Parmi les commentateurs négatifs on note aussi la Conférences des évêques catholiques et son homologue l’assemblée des évêques orthodoxes de France ; le magnat Elon Musk ; l’ancien président Trump ; le président turc Erdogan ; le premier ministre Orbán ; le ministère russe des affaires étrangères (qui, en fée Carabosse puisque la Russie était privée de jeux, parle d’un « échec massif »),… Je me demande quel effet aurait provoqué la cérémonie si le Rassemblement national avait obtenu la majorité aux élections législatives7. Les réactions négatives ne sont pas l’exclusivité de l’extrême-droite ou des catholiques (catholiques dont beaucoup, à l’image de l’évêque de Corse Bustillo, n’ont pas trouvé à redire) puisqu’elles sont partagées par la journaliste Aude Lancelin (une « camelote culturelle éculée, un kitsch clinquant, un philistinisme lourdingue »), et puisque Jean-Luc Mélenchon, qui dit avoir apprécié de nombreux éléments du spectacle, a regretté qu’on prenne le risque de heurter les croyants en faisant référence à la Cène. Michel Onfray (qui affirme être de gauche, mais plus les gens utilisent ce mot et moins je le comprends), quant à lui, déplore ce qu’il voit comme une charge contre « l’homme blanc, quinquagénaire, judéo-chrétien » (qu’on remplace par un homme bleu, quinquagénaire, judéo-chrétien ?) et oppose le Parthénon grec et le Forum romain au spectacle de la parade… Ignorant apparemment que si les romains ont construit des monuments durables (comme le seront nos parkings brutalistes et nos centres commerciaux, je le crains), ils n’étaient pas les derniers lorsqu’il s’agissait d’organiser des parades et des spectacles8. Fidèle à son idée d’une décadence générale pilotée par Bruxelles, Onfray explique que nos gouvernants sont déconnectés de la réalité de la France profonde :
Ce spectacle a bien montré qu’il existe deux France : celle de Paris, remplie par ceux qui nous gouvernent, celles européistes de droite et de gauche, des insoumis aux macronistes (…) Et puis il y a la France des territoires, comme disent les premiers en utilisant le mot des éthologistes quand ils parlent des animaux qui compissent et conchient leur espace vital. La France du petit peuple qui saute des repas, qui ne mange pas à sa faim, qui souffre la misère sociale dans son coin sans se plaindre.
La majorité silencieuse dont parle Onfray, modeste et catholique, blessée par le blasphème et qui serait une version Gilets jaunes de l’Angélus de Millet, n’existe peut-être pas tant que ça, si on se fie aux sondages sur l’appréciation populaire de la Cérémonie, quasi-unanimement plébiscitée par ses spectateurs puisque seuls 5% d’entre eux ont jugé la cérémonie « pas du tout réussie ». Peut-être est-ce Michel Onfray qui est « déconnecté de la réalité des français », allez savoir. Peut-être est-il aussi déconnecté… du reste du monde, et ce jusqu’en Chine. En effet, le public chinois semble avoir été ravi de l’apparition de Philippe Katerine sur ses écrans. Je me demande comment les choses se sont passées, mais malgré un règlement anti-LGBT assez strict, le diffuseur chinois a fait le choix de laisser passer ces images d’un banquet joyeusement queer rassemblé autour d’un Katerine bleu et nu. L’événement a suscité une quantité de « fan-art » sur les réseaux sociaux chinois. Dans l’Empire du Milieu, pas d’inquiétude particulière vis-à-vis de la Cène. Je me demande au passage si ce personnage à la peau bleue ne fait pas écho à divers protagonistes d’histoires de démons ou de divinités asiatiques — de l’Inde au Japon. Apparemment, Katerine-Bacchus est souvent assimilé à un matou… Donc un personnage doux, hédoniste, attachant et libre, si les chats chinois sont comme les nôtres.
L’Histoire retiendra peut-être qu’un mec de cinquante-cinq ans, bedonnant, presque nu et bleu, aura eu le même effet libérateur pour la jeunesse chinoise que le déhanché d’Elvis ou la coupe des Beatles pour les jeunes tchèques, allemands ou français des années 1960.
Depuis, on a pu constater quelques vraies réussites dans l’organisation : ce sont les premiers jeux olympiques à obtenir la parité sexuelle parfaite ; les jeux paralympiques, qui vont suivre, sont constamment valorisés ; plutôt que de construire de coûteux équipements sportifs, les organisateurs ont créé des stades temporaires dans des lieux bien choisis (Grand Palais, Jardins de Versailles…) ; la résilience face à des sabotages intentionnels du réseau de communication et du réseau ferroviaire ; la création d’une identité visuelle plutôt intéressante… Le pire bémol à l’heure où j’écris, c’est le système de restauration collectives : mal payés, 300 employés temporaires ont démissionné, et les athlètes grognent face à la piètre qualité de la nourriture… Un peu honteux pour un pays de gastronomie. [↩]
Les Révolutionnaires ont décapité le roi — y compris ceux qui étaient opposés à la peine de mort — car c’était le moyen symbolique pour acter la fin du pouvoir royal, après l’échec d’une promesse de monarchie constitutionnelle. Marie-Antoinette, victime collatérale, avait quant à elle subi des années de rumeurs malveillantes et sexistes, ainsi d’une forme de xénophobie (« l’étrangère », « l’autrichienne »)… Sa mort symbolise la fin d’un siècle « féminin » — qu’on se rappelle qu’il n’y a plus eu de femme académicienne des Beaux-Arts pendant les deux siècles qui ont suivi — et l’institution de loi phallocratiques portées par les révolutionnaires, par l’Empereur, et jusqu’assez récemment,… On peut néanmoins se dire que c’est le sens du « ça ira » que les organisateurs font chanter à Marie-Antoinette : le temps passe et finit par panser les plaies du passé. [↩]
On me fait remarquer que ce choix d’une peau bleue n’a pas fait particulièrement débat et n’a pas été justifié. Pour ma part, je suppose qu’il sert essentiellement à éviter l’impression gênante que provoquerait la vision du même personnage avec la peau rose… [↩]
Citons Patrick Boucheron, historien et consultant pour la cérémonie : « Maintenant, ne soyons pas naïfs : cette polémique est tout sauf spontanée, l’image en question n’aurait choquée personne si certains ne l’avaient pas faite advenir en la montrant du doigt, elle n’aurait blessé personne si on ne s’était pas acharné à la prétendre blessante. Et qui ça on ? Ceux qui ont intérêt à cliver, à séparer, à désunir. Ils étaient furieux de voir que la cérémonie produisait une émotion puissante et généralisée, ils s’engouffraient dans la brèche pour manifester cet art de détester dont ils sont les virtuoses, et qu’on leur laisse bien volontiers. » [↩]
On peut notamment lire La Cène et les autres festins : brèves remarques sur l’iconographie des repas sacrés et profanes (dans Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions, éd. Brepols 2014), par David Jonathan Benrubi, qui raconte que la représentation de la Cène a été au Moyen-âge un point de tension entre le sacré et le profane : le dernier repas, devenu un point fondamental du rite chrétien — l’Eucharistie —, est aussi un repas, un « espace dangereux » (séculier, trivial, mixte, peccamineux — la gourmandise étant un péché capital !) que les autorités religieuses médiévales voudraient moraliser. [↩]
Je note que, toujours très attentifs aux sondages d’opinion et continuant leur stratégie de maintien des ambiguïtés (laissant chacun croire partager leurs opinions plutôt que de risquer de s’aliéner une part de leur électorat), Marine Le Pen et Jordan Bardella se sont bien gardés d’émettre un avis sur la cérémonie. [↩]